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Un phénomène durable qui s'inscrit dans un système migratoire d'échelle nationale A. Une durabilité remarquable

Introduction du chapitre IV

C. L'inégale contribution des régions malgaches au phénomène migratoire

3. Un phénomène durable qui s'inscrit dans un système migratoire d'échelle nationale A. Une durabilité remarquable

A la différence de la plupart des autres ruées observées à Madagascar ou dans d'autres nouveaux pays producteurs (Tunduru ou Songea en Tanzanie par exemple), l'exploitation des pierres précieuses et le phénomène migratoire que cette activité provoque, se caractérisent à Ilakaka par une durée tout à fait remarquable, apportant par la même une des conditions nécessaires à l'élaboration d'un véritable territoire des pierres précieuses. Le graphique n° 13 montre bien que si le flot de population à destination des fronts pionniers d’Ilakaka a fortement baissé depuis l'année 2000, la région continue néanmoins d’attirer de nouveaux migrants et ce malgré les propos souvent répétés par les autorités et les journalistes annonçant régulièrement l'épuisement du phénomène48. En fait, si l'attractivité n'est plus aussi forte qu'elle pouvait l'être dans les débuts, la région d'Ilakaka demeure la principale région minière

48 Depuis mes premières recherches menées sur le sujet en 2004, je ne compte plus les déclarations et articles affirmant que la production des gisements d'Ilakaka est désormais proche de zéro et que les mineurs ont quasiment tous déserté la région. Ce discours qui va à l'encontre des observations réalisées sur le terrain est par contre très bien adapté aux objectifs officiels du gouvernement en terme de gouvernance minière (cf. Partie III). Pour prouver que les gisements d'Ilakaka sont encore très productifs, je cite un contact installé à Ilakaka, acheteur de saphirs : « Rien de changé à Ilakaka (…) Pas de nouvelles découvertes importantes, mais le saphir

coule toujours à flot... » (extrait d'un mail envoyé le 14/11/09).

du pays et continue d'incarner le rêve d'un enrichissement rapide. Par ailleurs, même si la production de pierres précieuses a indéniablement baissé, les saphirs d'Ilakaka possèdent des caractéristiques très appréciées du marché, (notamment du fait de leur bonne réaction aux traitements (Chapitre I)). Ainsi, si la quantité de saphir extraite tend à baisser d'une année sur l'autre, le prix moyen par carat augmente lui dans des proportions à peu près équivalentes (meilleur connaissance de la valeur des gemmes par les malgaches, tensions sur le marché entre une offre en baisse et une demande en hausse), maintenant donc le chiffre d'affaire global de cette activité a des niveaux proches de ceux observés dans les débuts. Comme la situation économique des populations les plus pauvres de Madagascar ne s'améliore pas, les fronts pionniers d'Ilakaka attirent encore de nouveaux venus dix ans après le début de la ruée. Par ailleurs, les migrants occupent des activités de plus en plus diversifiées (Chapitre VI) et la crainte qu'a longtemps inspiré cette région (violence des premières années) laisse de plus en plus place à la curiosité, ouvrant la porte à des migrations différentes, plus diversifiées, souvent plus réfléchies et plus durables (familles, élèves profitant des équipements scolaires d'Andohan Ilakaka...). Le graphique n°13 qui témoigne de l'année d'arrivée des populations encore présentes à Ilakaka en juin 2007 doit être interprété avec prudence (il ne doit pas être considéré comme représentatif des arrivées totales par années49) mais apporte néanmoins des informations intéressantes sur l'attractivité de la région. On distingue notamment l'existence de plusieurs phases distinctes dans le phénomène migratoire.

Les observations réalisées par Eric JACQUES au Burkina Faso mettent en évidence l’existence d’une évolution de la population en plusieurs étapes (graphique n°6). Il distingue ainsi « l’avant ruée » (entre la découverte et la divulgation), qui dans le cas d’Ilakaka correspond à la période allant de 1993 à fin septembre 1998, la phase de ruée, puis la phase « post ruée » correspondant au changement du mode d’exploitation (formalisation de l’activité) et qui, en 2008 n'était pas encore d’actualité dans la région étudiée. A l’intérieur de la phase de ruée, Eric JACQUES distingue trois périodes : le paroxysme (croissance rapide de la population), la stabilisation, puis le déclin (baisse plus ou moins rapide des effectifs). Dans le cas des exemples étudiés par Eric JACQUES, la période de ruée s’étale sur deux années pleines. Il s’agit donc bien d’une ruée brève50 si l’on compare au cas des fronts pionniers

49 On peut considérer qu'au moins 50% des personnes arrivées dans les premières années (1998 à 2000) avaient quitté la région au moment de l'enquête en juin 2007. Cela signifie que le total des arrivées de l'année 2000 n'est pas 3 fois, mais 6 fois supérieure à celui de l'année 2006.

50 A Madagascar comme dans de nombreux pays où se développe la mine artisanale, il n’est pas rare d’observer des ruées dont la durée (de la phase de paroxysme à la phase de déclin) n’excède pas quelques mois voir quelques semaines. La ruée vers l’or en Californie au 19ème siècle n’avait pas excédé trois années.

d’Ilakaka (10 ans après le début de la ruée, le phénomène n'a pas clairement entamé la période de déclin51). Par ailleurs, tout en confortant le schéma général d'Eric JACQUES (2004), ce graphique fait apparaître le rôle joué par des phénomènes acycliques dans l'attractivité d'une région minière. Cela se traduit graphiquement par l'existence d'un double “pic”.

Graphique n°13 : Année d'arrivée des populations migrantes présentes dans la région d'Ilakaka en juin 2007 (Rémy CANAVESIO, 2010). Résultat d’une enquête menée auprès de 378 individus migrants, dans 3 villages (Andohan Ilakaka, Bekily et Andranomena).

Entre 1998 et 2000, l’évolution des nouvelles arrivées de migrants est conforme à l’évolution théorique (phase de paroxysme). Au cours de l’année 2001 en revanche, on

51 Ce déclin est d'ailleurs tout relatif dans la mesure où il concerne davantage la production que la population (les naissances ajoutées aux arrivées de migrants semblent supérieures à la somme des départs et des décès).

constate une rupture. Cette anomalie s’explique par la découverte du gisement de rubis d’Andilamena. A cette occasion plusieurs milliers de mineurs52 travaillant à Ilakaka vont quitter la région pour tenter leur chance à Andilamena. Une partie d'entre eux ne reviendra pas. Pour la même raison, une bonne part des candidats à la mine artisanale qui étaient encore dans leur région d’origine en 2001 (surtout lorsqu’ils étaient originaires de régions plus proches d’Andilamena que d’Ilakaka) vont préférer tenter l’aventure du rubis à celle du saphir. Les fronts pionniers d’Ilakaka vont donc connaître une baisse temporaire et relative de leur attractivité du fait de l'apparition d'un espace porteur d'espoir « concurrent ». En 2002, malgré un gisement qui s’avère rapidement décevant à Andilamena (pierres de qualité moyenne, conditions d’exploitation difficile), les mineurs partis d’Ilakaka tardent à rentrer en raison du blocage du pays. La crise politique qui paralyse Madagascar suite aux élections présidentielles de décembre 2001 réduit très fortement les mobilités inter-régionales. En conséquence tous mouvements au départ où a destination des fronts pionniers d’Ilakaka devient presque impossible. En 2004 on constate un regain d'attractivité de la région alors que la ruée a débuté depuis 6ans. Cette évolution contraire à la courbe théorique ne résulte qu'à la marge du retour des mineurs d’Andilamena (les mineurs partis à Andilamena sont souvent revenus à Ilakaka au cours de l’année 2003). En 2004, c’est l’évolution importante de la parité de la monnaie locale avec le dollar (dévaluation de 40% du franc malgache en deux mois) qui provoque temporairement un gain de pouvoir d’achat de 40% aux mineurs53. Cette évolution brutale va temporairement « doper » l’intérêt économique vis-à-vis de la mine artisanale en général. En 2006, les nouvelles arrivées se font de plus en plus rares. Dans ce cas c’est le phénomène inverse à celui de 2004 qui joue défavorablement sur l’économie minière. Au niveau international, la valeur des pierres est exprimée en dollars. En se dépréciant face à toutes les monnaies sur cette période (y compris devant le franc malgache devenu54 « ariary »), le dollar fait chuter la valeur des pierres exprimée en ariary à Madagascar. En attendant que la valeur à l’internationale exprimée en dollars se réajuste au nouveau taux du billet vert, la rentabilité du commerce et de l’exploitation des pierres précieuses est en baisse

52 L'enquête menée en 2007 a permis d'évaluer le nombre de mineurs ayant travaillé à Andilamena puis étant aller à Ilakaka ultérieurement. Elle n'a en revanche pas permis d'évaluer le nombre de mineurs ayant quitté Ilakaka pour se rendre à Andilamena.

53 La relation entre taux de change et économie locale sera expliquée au chapitre V.

54 Le changement a été opéré officiellement en mai 2003 même si, dans l'usage courant, les populations emploient essentiellement l'ancienne appellation.

et la population tend à délaisser la mine artisanale (au moins celle relative aux pierres précieuses55).

Le graphique n°13 apporte donc de précieuses informations sur les facteurs accentuant ou réduisant l'attractivité d'un territoire des pierres précieuses auprès des candidats à la migration. Il ne dit rien en revanche au sujet des mouvements saisonniers sur lesquels je reviendrai au chapitre suivant. Je peux néanmoins affirmer dés à présente qu'ils ne jouent pas un rôle aussi prépondérant sur le peuplement de la région que ne le laisse envisager le modèle d'Eric JACQUES, établi il est vrai à partir de terrains d'observation fort différents56. En s’inscrivant dans la durée, la ruée vers la région d'Ilakaka apporte donc des éléments nouveaux à la compréhension de ces phénomènes migratoires, montrant une nouvelle fois l'intérêt que ce terrain – singulier à bien des égards – peut représenter pour les sciences sociales.