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Introduction du chapitre II

C. L'importance du temps long

La géographie des pierres précieuses est régulièrement transformée par de nouvelles découvertes (BRUNET, 2003). Le rythme de ces découvertes a formidablement accéléré dans les deux dernières décennies, notamment en Afrique de l'Est et à Madagascar (Chapitre 3). Chaque année de nouveaux gisements apparaissent. L'exploitation, souvent artisanale et informelle, donne lieu à des phénomènes de ruée souvent spectaculaires. Le développement de ces activités perturbe fortement les systèmes de production locaux. Comme ces découvertes ont presque toujours lieu dans des pays où les structures de l'État sont très affaiblies, le sentiment général est – dans un premier temps –, celui d'une désorganisation totale des activités d'extraction et de commerce. Les relations de pouvoir se transforment jour après jour autour de la manne, balayant le système socio-spatial pré-existant mais ne construisant que très progressivement un système nouveau. Bien souvent, l'activité est très éphémère et disparaît avant d'avoir fait émerger un système socio-spatial structuré et stable. Le modèle d'évolution de l'activité dans un contexte de ruée proposé par Jacques (graphique n° 6) à partir d'observations menées dans les régions aurifères d'Afrique de l'Ouest ne répond que partiellement à ce qui a été observé à Madagascar dans le cas de l'exploitation des pierres précieuses.

Graphique n°6 : Évolution de la population et des accidents selon Eric JACQUES (2004) dans un contexte de ruée. (Réalisé essentiellement en Afrique de l’Ouest à partir de exemples de l'orpaillage artisanal et informel).

En effet, si les phases « découverte », « paroxysme », « stabilisation » et « déclin » sont bien observées, la suite du processus diffère nettement. Dans le cas des ruées provoquées par l'exploitation des gemmes (pierres précieuses comme semi-précieuses), le changement du mode de production (réorganisation en « petites mines » et formalisation de l’activité) est excessivement rare. Tout au plus pouvons-nous constater (dans certains cas), un changement des techniques d'extraction95 permettant de maintenir la production. Mais cette transformation ne permet quasiment jamais de retrouver les niveaux de production des débuts96. Les exemples de disparition totale de toute activité sont pléthoriques97 et le prolongement à grande échelle98 dans le temps long (une décennie au moins) est l'exception plutôt que la règle.

95 Il s'agit en général d'étayer les galeries pour récupérer « les restes » négligés dans la première phase de l'extraction, d'utiliser des motopompes pour exploiter les gisements inondés...Dans tous les cas, ces contraintes ralentissent le rythme de la production et la rentabilité de l'activité.

96 C'est en tous cas ce que j'ai observé à Madagascar et ce qui m'a été rapporté par plusieurs acheteurs internationaux. 97 A Madagascar, ont peut citer les cas célèbres de Andrandambo en 1994 (plusieurs milliers de personnes pendant

plusieurs mois; d'Andilamena en 2001 et 2002 (plusieurs dizaines de milliers de mineurs pendant 2 ans environ), ou des exemples moins connus comme ceux de la région de Marokoloy (Nord Ouest) en 2005 (quelques semaines d'activité) ou de Ranotsara dans la région d'Ihosy en 2006 (quelques milliers de mineurs pendant un mois). Dans la dernière décennie, la liste des exploitations de courte durée pourrait être largement rallongée.

Pour qu'un lien intime et profond se noue entre ces activités et la région, il est pourtant nécessaire que plusieurs années, voire plusieurs décennies s'écoulent. Cela demande qu'un système socio-spatial nouveau se structure et se pérennise (même si des mutations plus ou moins rapides de ce système sont possibles par la suite). Cela implique donc que les systèmes de gouvernance locaux s'organisent largement autour de ces activités et que celles-ci pénètrent donc la sphère politique. Cela demande enfin, – et c'est probablement là que la question du « temps long » s'impose avec le plus d'acuité – qu'une relation d'identification puissante se noue entre les pierres précieuses et la population locale. Cette relation d'identification est double : il faut d'abord que les populations locales s'identifient au système de production nouveau, que celui-ci participe (pas seulement à la marge) à la construction identitaire des populations locales. Il faut ensuite que les pierres soient identifiées par les consommateurs au « terroir » (référence à un passé prestigieux, à une culture, des couleurs, des sensations...) dans lequel elles ont été extraites.

Pour que ces dynamiques se mettent en œuvre, il faut des décennies voire des siècles, quelle que soit l'intensité du mouvement initial. Une ruée de 50 000 mineurs est largement suffisante pour déstabiliser en profondeur un système socio-spatial traditionnel à l'échelon régional, mais, si elle est éphémère, elle ne peut créer un véritable « territoire des pierres précieuses » car les processus de « territorialisation » demandent du temps. Dans la région d'Andilamena à Madagascar, une spectaculaire ruée vers les rubis se produisit au cours de l'année 2001. Plusieurs dizaines de milliers de mineurs se déployèrent dans une multitude de villages, souvent créés de toute pièce. L'ampleur prise par le phénomène amena la presse malgache à comparer le phénomène avec celui d'Ilakaka dans le Sud-Ouest. De l'avis même de certains collecteurs de pierres précieuses, le nombre de mineurs y fut temporairement équivalent. Pourtant, ce mouvement massif ne perdura que quelques mois et, dès 2003, l'activité avait fortement diminué, au point de devenir négligeable. Aucune formalisation de l'activité n'a vu le jour par la suite. Dans ce cas précis, la chute de l'activité est essentiellement liée au marché mondial incapable d'absorber une telle quantité de rubis de cette qualité (qualité moyenne à médiocre99). En conséquence le prix d'achat chuta rapidement et, au regard des conditions extrêmement pénibles d'extraction100, les mineurs se détournèrent de la région au profit d'autres régions gemmifères ou d'autres activités. Les raisons expliquant la brièveté de la période d'extraction intense généralement observée sont multiples et le cas d'Andilamena est plutôt

98 Généralement l'activité décroit très rapidement dans les mois suivant le début de la ruée mais une faible activité peut ensuite perdurer plusieurs années, notamment comme revenu d'appoint pour les populations locales, particulièrement en période « creuse » du calendrier agricole.

99 Les rubis d'Andilamena sont connus pour avoir une couleur souvent trop brune au regard des standards internationaux.

100 La région d'extraction des rubis d'Andilamena (dans les forêts comprises entre la ville d'Andilamena et la côte Est), est connue pour son climat hyper humide de côte Est et relativement frais (altitude souvent proche de 1000m). Les précipitations annuelles peuvent atteindre 3000mm et transforment mines et carrières en bourbiers perpétuels.

singulier. Le plus souvent cela est lié à l'épuisement du gisement ou à des conditions d'extraction devenant rapidement trop difficiles pour constituer une activité rentable101. Dans de nombreux cas, cela peut aussi être le résultat d'une intervention directe de l'État procédant à l'évacuation (souvent virile) des mineurs illégaux par les forces armées102.