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L'objectif de ce premier chapitre est d'analyser la notion de « qualité » dans le milieu des pierres précieuses, pour voir si les nouveaux pays producteurs d'Afrique orientale bénéficient d'un « marché » favorable pour jouir pleinement de leurs ressources. Cela exige, pour commencer, de produire un éclaircissement du champ sémantique. Qu'est-ce qu'une pierre précieuse? La question semble triviale mais on verra que les définitions demeurent floues, ce qui nous amènera à produire notre propre classification. On abordera ensuite la question de la formation de ces gemmes en utilisant des principes de géologie et de physique. Comment apparaissent-elles à la surface de la Terre ? Pourquoi l'Afrique de l'Est est-elle aussi bien dotée ? L'homme peut-il imiter la nature et produire ses propres joyaux ? Dans un troisième temps, l'approche économique sera dominante pour étudier le « concept » de « qualité » dans le commerce des pierres précieuses. On dégagera les grands mécanismes de ce marché atypique, où les rapports qu'entretiennent « l'offre » et la « demande » sont marqués par les fantasmes, les non-dits et les fraudes. Les exigences des consommateurs sont-elles favorables à la valorisation des pierres précieuses dans les nouveaux pays producteurs ? Cette conception dominante de la qualité dans le commerce des pierres précieuses permet-elle de fournir un début d'explication aux singularités de la filière ?

I. Qu'est ce qu'une pierre précieuse?

1. Problèmes de définition

Proposer une définition simple des pierres précieuses n'est pas aussi facile qu'il y parait. Une quantité de termes proches, utilisés souvent maladroitement viennent ajouter à cette confusion. Quelles différences existe-t-il entre les termes de pierres « fines », « précieuses », « ornementales », « de couleur », « semi-précieuses », « gemmes » ? On saisit d'emblée qu'un champ lexical aussi vaste ne peut pas recouvrir une seule et unique réalité. La distinction réalisée entre pierres précieuses et pierres semi-précieuses est arbitraire à bien des égards et provoque parfois des débats enflammés chez les passionnés. En effet, cette catégorisation ne tient pas plus compte de la chimie des pierres que de leur valeur. L’émeraude par exemple est – d’un point de vue chimique – un

béryl, ce qui lui donne des similitudes avec de nombreuses autres sortes de pierres. Pourtant, l’émeraude est le seul béryl qui soit considéré comme une pierre précieuse. Toutes les autres pierres répondant de cette catégorie chimique n’étant « que » des pierres fines. L'origine de cette distinction est peut être à chercher dans les textes anciens rédigés en sanscrit :

« In fact, the term corundum is derived from the saskrit word « kurand ». Since the earliest times, ruby and sapphire in India have ranked among the Maharatnani (great gems). India's ancient jewelers divided gems into two main groups : Maharatnani (great gems) and uparatnani (secondary gems). In the former class was placed diamond, pearl, ruby, sapphire and emerald. »

(R.W., HUGHES, 1997b).

On notera tout de même que les pierres précieuses occupent toutes un rang très « honorable » dans l’échelle de Mohs (annexe n°1). Juste derrière le diamant (dureté maximum de 10), les corindons (saphirs et rubis) de dureté 9, puis les béryls (émeraude) de dureté 8, sont parmi les éléments les plus durs que l’on puisse rencontrer. Cette particularité physique est un gage de succès en joaillerie car il permet aux pierres, une fois taillées, de ne pas être rayées, et donc de garder leur éclat.

La valeur commerciale des gemmes ne nous éclaire pas d’avantage sur les fondements de cette définition. Ainsi, l’alexandrite – qui n’est pas une pierre précieuse au sens stricte du terme – atteint pourtant des prix records, souvent supérieurs à ceux des pierres précieuses et des diamants. Afin de pallier ce manque apparent de logique dans le classement des éléments utilisés en joaillerie, plusieurs institutions ont apporté leur contribution.

« La plus grande confusion règne dans le classement des matériaux utilisés en joaillerie. (…) La seule définition rigoureuse, fixée par décret en France en 1965, est celle des pierres précieuses : elle comprend le diamant, l’émeraude, le rubis et le saphir, et eux seuls. A ceci près que le diamant n’est pas à proprement parler une pierre, mais du charbon…Tout le reste, selon les usages, est nommé « pierres semi-précieuses », ou « pierres fines », ou « pierres de couleur ». C’est à peu près pareil en anglais… » (BRUNET, 2003, p. 216).

Malgré l'existence de cette définition « officielle », on sent bien que celle-ci reste fragile, d'autant plus qu'elle émane d'une institution strictement française, et donc de peu d'influence sur l'univers largement extra-francophone du commerce des gemmes. Il semble donc intéressant d'observer si, chez les anglo-saxons, la réalité recouverte par les termes de « precious stones » est équivalente à celle de la définition française. En fait, on trouve grossièrement les mêmes distinctions qui différencient les « precious stones » des « semi-precious stones ». En la matière, la définition émise par la C.I.B.J.O. (Commission Internationale, Bijouterie, Joaillerie, Orfèvrerie) dans « The Gemstone Book » nous avance guère puisque il s'agit de: « Natural inorganic materials,

with the exceptions of metals, used in jewellery or « objets d'art ». For the purposes of this standard all clauses and examples referring to gemstones apply also to precious stones. »

(C.I.B.J.O., 2007, p. 12). Cette définition a néanmoins le mérite d'exclure définitivement les éléments d'origine organiques utilisés en joaillerie tels que l'ambre et les perles. On retiendra également que la C.I.B.J.O. a pour habitude de traiter le diamant à part.

Le terme de « gemme » est également souvent employé. Chez les francophones, il désigne le plus souvent les pierres taillées mais cette acception du terme n’est ni clairement définie, ni très commode. En effet, chez les professionnels, on lui préfère le sens anglais, beaucoup plus large, qui recouvre les pierres précieuses et semi-précieuses, qu’elles soient taillées ou non. Là encore, l'apport de la C.I.B.J.O. laisse perplexe puisque les gemstones sont définies comme étant: « Natural

inorganic materials, with the exceptions of metals, used in jewelery or « objets d'art ». For the purposes of this standard all clauses and examples referring to gemstones apply also to precious stones and ornamental stones. » (p. 11).

La contribution anglo-saxone se révèle donc bien décevante pour tenter d'obtenir une définition inébranlable de ces termes. Par souci de compréhension et de rigueur, il a pourtant semblé utile d'éclaircir cette question. Les définitions proposées plus loin s'adossent aux apports des institutions pré-citées mais également aux réalités de la géographie des gemmes (en termes territoriaux et réticulaires). Elles se veulent également particulièrement proches des définitions que semblent retenir implicitement les professionnels dans leur usage quotidien.

2. Un nécessaire éclaircissement sémantique

Par esprit de commodité, et profitant des lacunes des définitions existantes, nous en retiendrons une particulièrement stricte, faisant du diamant une gemme à part38. Ainsi, dans ce travail, seront retenues comme pierres précieuses les seuls rubis, saphirs et émeraudes. Toutes les autres gemmes (à l’exception du diamant) seront appelées tour à tour « pierres fines », « pierres de couleur », pierres « ornementales » ou « pierres semi-précieuses ». Les diamants, pierres précieuses et pierres fines, qu’ils soient taillés ou non seront regroupés sous le terme de « gemmes » dès lors qu’il s’agira de minéraux transparents39. Les matériaux d'origine organique seront exclus de cette

38 Cela vaut autant pour sa nature chimique que pour les réseaux de commerce par lesquels il transite tout au long de la filière. Plusieurs ouvrages de gemmologie laissent d’ailleurs entrevoir cette distinction dans leur intitulé (sans toujours l’expliciter clairement dans le corps du texte) : VOILLOT Patrick, 1997 (Diamants et pierres précieuses). Cette distinction est parfois très ancienne : DIEUELAFAIT Louis, 1871 (Diamants et pierres précieuses).

39 La nécessaire transparence des gemmes ne fait pas débat. Dans le milieu des professionnels, il est fréquent de préciser si le minéral est « gemme » ou s’il ne l’est pas. (Exemple : corindon « gemme »).

définition, même si leur transparence, leurs usages et leur valeur pouvaient parfois les y apparenter. Lorsqu’on voudra désigner une gemme taillée, on en fera la précision explicite (ex : diamant taillé, rubis taillé). On gardera par ailleurs à l’esprit que cette classification n’augure en rien de la valeur des gemmes, certaines pierres de couleur comme l’alexandrite pouvant afficher un prix au carat qu’aucune autre gemme ne saurait égaler.

Tableau n°1: Classification de quelques éléments utilisés en joaillerie40 dans le même usage que les pierres précieuses (Rémy Canavésio, 2010).

La définition choisie pour les pierres précieuses se veut particulièrement adaptée pour le travail présenté ici car elle répond notamment aux réalités bien spécifiques des réseaux de commercialisation de ces gemmes. Alors que Madagascar produit des dizaines de gemmes différentes dont l'intégralité des pierres ornementales proposées en exemple dans le tableau-ci-dessus, cette étude place les pierres précieuses dans une position centrale. Ce choix s'explique par la singularité des dynamiques de cette filière à l'échelon mondial41 par rapport aux autres gemmes. La contribution spectaculaire de Madagascar dans la production de saphirs et de rubis expliquera quant à elle la disproportion des apports de mon travail en faveur de la connaissance du monde des corindons de qualité gemme au détriment de celui des émeraudes (présentes également, mais en plus faible quantité).

40 Pour les éléments autres que les gemmes ainsi que pour les pierres semi-précieuses, ce tableau ne pouvait être exhaustif car il existe plusieurs centaines d'éléments susceptibles d'être utilisés en joaillerie (coquillages...). J'ai cependant mentionné l'essentiel des gemmes dont il sera question au sein de ce travail.

41 Au niveau des régions de production, les dynamiques à l'œuvre sont moins différenciées entre les pierres précieuses et les autres gemmes.