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4 Le diamant loin devant

A. Les pierres précieuses, un produit de terroir

Déterminer le prix des gemmes est un exercice ardu soumis aux aléas de plusieurs paramètres subjectifs. Ces mécanismes par lesquels une pierre est jugée comme étant exceptionnelle ou, au contraire, de valeur négligeable, sont communs à la quasi intégralité des gemmes même si les diamants incolores (cela n'est possible qu'à condition qu'ils soient incolores car le paramètre de la couleur, hautement subjectif, est un élément déterminant pour fixer le prix des gemmes) bénéficient de la grille de « cotation » établie par la De Beers. Il est pourtant un paramètre vis-à-vis duquel les pierres précieuses se distinguent notoirement de toutes les autres gemmes, y compris du diamant. Il s'agit du lien étroit existant entre la valeur de la pierre et le « territoire » dont elle provient.

Pour le diamant, malgré les récentes convulsions de la filière sous la pression du Processus

de Kimberley78 et malgré le souci naissant de traçabilité (BRUNET, 2003), le prix de vente n'est traditionnellement pas dépendant de la provenance des gemmes. Cela s'explique en grande partie par le monopole qu'a longtemps exercé la société De Beers. En effet, la politique de collecte et de mélange des productions au travers de l'unique canal de revente du géant sud-africain n'a pas favorisé cette traçabilité. Malgré les initiatives récentes en faveur d'un meilleur suivi des diamants, les problèmes restent nombreux :

« Actuellement, avec la globalisation accélérée, les diamants d’Afrique aussi bien de l’Ouest que du Centre vont vers les destinations traditionnelles mais peuvent également transiter de bourse en bourse. (…) Dés lors, les problèmes de traçabilité du diamant, déjà complexes, deviennent insolubles... » (Ronan DE GELOES D'ELSLOO, et al., 2004, p. 63).

78 Le Processus de Kimberley qui est entré en vigueur le premier janvier 2003 tente de résoudre le problème des diamants de guerre en associant trois types d'interlocuteurs (Etats producteurs, société civile, industrie diamantaire) autour d'un système commun de certification des diamants bruts. Lire DE GELOES D'ELSLOO R., et al., 2004 et BRUNET R., 2003.

Malgré l'instauration du Processus de Kimberley et le système de traçabilité qu'il impose, les O.N.G.79 continuent de dénoncer le manque de suivi des diamants dans les méandres du « pipeline » diamantaire. Pourtant, plus que cette traçabilité « effective » bien difficile à contrôler (quelle que soit la nature des gemmes), c'est la traçabilité « commerciale » particulièrement poussée dans le cas des saphirs, des émeraudes et des rubis, qui contribue à distinguer les mécanismes par lesquels le prix des pierres précieuses s'établit par rapport aux autres gemmes.

Lorsqu'un joaillier où un bijoutier vend une pierre précieuse il est bien rare qu'il ne fasse pas mention de son lieu supposé d'origine. Cette pratique qui consiste le plus souvent à ajouter une plus value à la gemme en l'associant aux territoires historiques et prestigieux auxquels on a coutume de faire référence est spécifique des pierres précieuses. Alors qu'on ne précise jamais80 si un diamant provient du Botswana, de Sibérie ou d'Australie, chacune des pierres précieuses jouit d'un territoire de référence, souvent connu de l'inconscient du grand public, auquel le vendeur a tout intérêt à associer la pierre qu'il possède : Ceylan81 pour les saphirs, la Birmanie pour les rubis et la Colombie pour les émeraudes. Ces territoires historiques de l'exploitation des pierres précieuses (Chapitre 2) nourrissent tout un imaginaire relatif à la notion de qualité. Ce sont désormais de véritables étalons de référence, du point de vue de la couleur notamment (émeraudes et rubis). Pour les novices, ces « appellations » d'origine (le plus souvent non contrôlées) sont un gage de qualité et contribuent à faire des pierres précieuses de véritables « produits de terroir », bien qu'étant dépourvus de certifications systématiques. Elles participent au rêve et aux pouvoirs que l'on attribue plus ou moins consciemment aux pierres précieuses, même si l'origine véritable des pierres que l'on achète est souvent fort éloignée de ces régions à forte charge symbolique. Ces mécanismes observés de longue date qui font la part belle aux spécificités locales de chaque pierre précieuse, sont totalement déconnectés de l'engouement contemporain pour la traçabilité observée sur d'autres marchés (agroalimentaire notamment82).

La mise en avant du « terroir de référence » est particulièrement développée dans le cas des saphirs. Alors que les plus beaux jamais trouvés (en terme de couleur et de luminosité, du point de vue des experts) proviennent du Cachemire, « Ceylan » reste l'appellation la plus recherchée par le grand public. Alors que cette dénomination de l'actuel Sri-Lanka est largement tombée en désuétude

79 L'O.N.G. Partenariat Afrique Canada dénonce régulièrement les violations du Processus de Kimberley au travers de différentes publications. Un grand nombre de documents sont disponibles sur le site internet :http://www.pacweb.org/

80 L'arrivée sur le marché des productions canadiennes tend à initier cette tendance vers une meilleure traçabilité des diamants. Les sociétés ayant des intérêts dans la production diamantaire du canada tiennent à s'écarter de l'image ensanglantée des diamants africains (lire BRUNET, 2003).

81 L'appellation saphir de « Ceylan » est encore largement utilisée au dépend d'une appellation qui semblerait plus contemporaine faisant référence au Sri Lanka.

depuis la fin de l'empire britannique, elle reste encore largement utilisée en aval de la filière. Elle jouit du prestige généré par des siècles voire des millénaires d'exploitation, alors qu'au Cachemire celle-ci ne perdura qu'une poignée de décennies (HUGHES, 1997b). Cette rhétorique employée par les joailliers contribue à placer l'acheteur dans une position flatteuse. Elle l'amène à se projeter dans l'univers luxueux des sultans et des Maharadjas (photo n°10). Elle contribue à faire de l'acquéreur un individu unique et puissant. Ainsi, même si le Sri-Lanka ne fournit plus la majorité des saphirs extraits sur la planète depuis plusieurs années (CANAVESIO, 2006), les gemmes, bien souvent traitées (HUGHES, 1997b, 1995 ; BRUNET, 2003) continuent d'être rattachées à ce territoire fantasmé, débouchant sur une « territorialisation » fallacieuse de cette gemme.

Photo n°10 : Sir Bhupinder Singh le magnifique, septième Maharajah de Patiala connu pour son attirance pour les produits de joaillerie. (Photo : Johnston & Guest, in : HUGHES, R.W., 1997b).

Le mensonge concerne essentiellement la partie avale de la filière car les experts et les grossistes connaissent bien les évolutions récentes de la géographie des pays producteurs. Mais bien souvent, les bijoutiers ne se préoccupent guère de la question de la traçabilité des gemmes

qu'ils revendent. Seul le bénéfice compte. Des méthodes relevant de la physique, de l'optique et de la chimie permettent pourtant d'établir avec certitude l'origine de la plupart des pierres précieuses dont les gisements ont été référencés83. Ces travaux ont été entrepris précocement sur les gisements d'émeraudes (Gaston GIULIANI, et al., 2000), permettant du même coup de redessiner les routes historiques du commerce de cette gemme (carte n°8). Plusieurs laboratoires proposent des certifications84 et des études se poursuivent dans cette voie pour d'autres gemmes :

« The geographic source of a ruby or sapphire often has a dramatic effect on its market value. Institute researchers take many steps to accurately identify the geologic and geographic sources of colored gemstones in GIA's country-of-origin reports. » (Extrait du site Internet du GIA85).

A Madagascar, ce travail en vue d'une potentielle certification des saphirs et des rubis est mené par l'I.R.D.86 et quelques publications sont déjà disponibles (Gaston GIULIANI, et al., 2007) Mais pour le moment, lorsque leur couleur le permet, la plupart des saphirs de la « Grande Ile » continuent d'être vendus en bout de filière sous l'appellation la plus flatteuse : « saphir de Ceylan ». B. Une valeur « territorialisée » qui profite aux trafics, au détriment de Madagascar

En matière de pierres précieuses, les consommateurs n'aiment pas la nouveauté. Ils recherchent avant tout un symbole, une histoire, un terroir. Cette dimension de la valeur des pierres précieuses est très préjudiciable pour les nouveaux pays producteurs et Madagascar n'est pas le seul pays à en faire les frais. Pour l'ensemble des nouvelles régions productrices, cela signifie qu'il n'est pas possible d'obtenir un prix élevé en annonçant la provenance réelle des pierres. Plus que pour l'ensemble des autres gemmes, l'attente des consommateurs est structurellement néfaste aux nouveaux pays producteurs de pierres précieuses. Aux yeux du grand public, ces derniers semblent condamnés à proposer des pierres de « seconde zone ». Comme ces nouveaux producteurs sont souvent des pays en crise (Chapitre III) aux marges de manœuvres réduites (Chapitre X) et que les réseaux de commercialisation actuels ont intérêt à perpétuer la légende des territoires historiques, aucune action n'est menée auprès du grand public pour faire connaître la qualité réelle des saphirs et des rubis provenant d'Afrique orientale.

83 « Contrairement aux émeraudes pour lesquelles ce type d'étude croisant analyses de terrain et mesures isotopiques

permet de déterminer à la fois l'origine géologique et la localisation géographique du gisement primaire, les saphirs ne laissent dévoiler que leur origine géologique. » FLECHET, Grégory, 2007.

84 Pour plus de renseignements, consulter la page Internet du site de « Gemme-infos » : http://www.gemmes-infos.com/informations/certificat-pierre-gemme.html#Laboratoires

85 Geological Institut of America (http://www.gia.edu/)

86 Dans le programme mené par l'I.R.D. (Unité de Recherche 154) un des volets du projet « ...se propose d'étudier la composition minéralogique, géochimique, physique et isotopique des rubis et saphirs de Madagascar pour l'expertise commerciale. Ce volet est développé en grande partie par les gemmologues de l'Institut Gubelin de Lucerne. » (Source : site Internet du projet : http://www.ird.fr/madagascar/activites/gemmologie.htm) .

Cela tend donc à favoriser le développement des fraudes et des trafics informels. Les conséquences sont sérieuses pour les nouveaux pays producteurs car cela signifie que les pierres précieuses sont la plupart du temps exportées de façon informelle et que, lorsque ce n'est pas le cas, la valeur des exportations est faible, réduisant ipso facto le montant des taxes perçues. La formalisation des filières et la valorisation des pierres précieuses provenant des nouveaux pays producteurs sont donc deux dynamiques qui subissent les pesanteurs intrinsèques du marché. En réclamant des pierres issues de territoires à la production bien trop faible pour alimenter le marché mondial, les consommateurs encouragent – à leur insu – les trafics et les fraudes.

2. Évolution des « cours », l'équilibre fragile