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Introduction du chapitre II

A. Les pierres précieuses sous la domination des Suds

La géographie des productions de pierres précieuses à beaucoup changé dans les dernières décennies avec le déclin progressif des productions dans de nombreux pays (Colombie pour l’émeraude, Birmanie pour le rubis, Asie du Sud-Est et Sri Lanka pour le saphir) et l’émergence de nouveaux pays producteurs (Tanzanie, Madagascar…). Dans le milieu du diamant, des dynamiques équivalentes (déclin relatif de la production africaine au profit de nouveaux pays) observées simultanément (CANAVESIO, 2006), se sont soldées par l’apparition de nouveaux acteurs d’envergure internationale, et par une redistribution des lieux de négoce au détriment de l’axe historique reliant Londres à l’Afrique du Sud. Il est donc intéressant d’observer les réactions des filières de commerce des pierres précieuses devant les récentes transformations de la géographie des productions.

Du fait des volumes financiers importants qu’elle engendre, la vente des pierres précieuses et de certaines pierres fines (améthystes, aigues-marines, tanzanite notamment) se distingue des marchés de moindre dimension. La filière des saphirs et des rubis possèdent une structure élaborée, qui repose sur des réseaux de collecteurs internationaux dont la capacité d’adaptation est saisissante. Cette caractéristique qui permet aux réseaux de suivre des productions volatiles et de s’ajuster à des marchés parfois instables, fait en grande partie la force de ces organisations essentiellement informelles (au moins dans le travail de collecte154) qui, le cas échéant, savent également très bien profiter des avantages qu’offre la mondialisation pour augmenter leurs profits. Néanmoins, ces

153 Entre octobre 1998 et l'élection présidentielle de décembre 2001 qui consacra Marc RAVALOMANANA, le gemmologue Suisse Werner SPALTENSTEIN était un acheteur important. Son soutien supposé à Didier RATSIRAKA lors de l'élection présidentielle serait à l'origine de son absence par la suite (cf. troisième partie).

réseaux ne semblent pas encore en mesure de s’affranchir, ni des matrices historiques et spatiales dans lesquelles ils s’inscrivent (territoires des pierres précieuses historiques), ni des sphères d’influence dans lesquels ils semblent cantonnés par déficit de relations et de compétences (difficultés à intervenir sur d'autres marchés tels que le diamant ou l'émeraude). Ainsi, l’émeraude se distingue elle une fois encore des rubis et des saphirs.

• Le marché des émeraudes a beaucoup évolué au fil des siècles, se transformant au gré de la mise en production de nouveaux gisements (carte n°8). Il est désormais largement dominé par les réseaux sud américains même si l'Inde (qui a longtemps joué un rôle majeur) réapparait sur le devant de la scène depuis quelques décennies dans l'industrie de la transformation. Sur chaque continent, l'essentiel des productions est entre les mains de sociétés souvent formelles et structurées qui refusent de voir la plus value générée par la taille et le polissage leur échapper, et commercialisent donc elles-même une bonne part de leur production auprès des joailliers.

« Les propriétaires des principales compagnies d'exploitation minière ont mis en place

une filière de distribution directe des émeraudes taillées de première qualité, qu'ils exportent directement vers les principaux marchés. Ils organisent même parfois des ventes aux enchères sur les places étrangères. » (Jean-Claude MICHELOU, 1998, p. 26).

Cette remarque de Jean-Claude MICHELOU est le résultat d'observations réalisées en Colombie mais des fonctionnements très comparables sont confirmés pour les productions brésiliennes et africaines. Pour les émeraudes de Colombie, l'essentiel de la taille et du polissage a lieu sur place où le savoir faire se transmet depuis des décennies, mais il semblerait, selon des informations obtenues auprès des professionnels rencontrés en Thaïlande (et confirmé par certaines sources bibliographiques (GIARD, et al., 1998) qu’un nombre croissant d’émeraudes soit taillées en Inde dans la région de Jaïpur (carte n° 9). L'influence croissante de l'Inde est particulièrement flagrante dans le cas des productions africaines (WELDON, 1998 ; PETSCH, et al., 1998) mais aussi brésiliennes (RODITI, CASSEDANNE, 1998). Les réseaux profitent alors des avantages certains qu’offre la mondialisation pour abaisser leurs coûts de production et profiter du savoir faire séculaire développé dans le Nord-Ouest de l'Inde. Les villes de Jaïpur et Bombay sont ainsi devenues des centres de négoce importants. Les indiens qui ne se contentent plus du seul rôle de « tailleurs » prennent de manière croissante l'initiative et n’hésitent plus à intervenir tant en amont de la filière (collecte dans les pays producteurs), qu’en aval, en démarchant les joailliers d’Europe

154 Je montrerai en troisième partie comment se fait le lien entre collecte informel des gemmes et vente légale de ces pierres précieuses sur le marché mondial.

Carte n°8 : Les routes commerciales de l'émeraude (Gaston GIULIANI et al., 2000).

et d’Amérique du Nord. Les tailleries occidentales155 (Anvers, Tel-Aviv, Suisse) qui ont longtemps survécu dans les « niches économiques » que représente la taille des gemmes d'exception, sont ainsi de plus en plus vivement concurrencées par les initiatives indiennes. Il ne nous est en revanche pas possible d’aller plus avant dans l’analyse des rapports que les différents réseaux ont les uns avec les autres. S’agit-il d’ignorance, de concurrence, de violences156 ou bien leurs relations sont-elles dictées par des accords informels comme c’est bien souvent le cas ? L’expérience du terrain malgache et la bibliographie disponible ne me permettent pas de répondre à ces questions.

• Le marché des saphirs et des rubis est lui aussi fortement déterminé par les siècles de production, de taille et de commerce des corindons de qualité gemme en Asie du Sud et en Asie du Sud-Est. Forts d’une expérience inégalable dans l’analyse des corindons bruts, les collecteurs sri lankais et thaïlandais écument tous les gisements de la planète drainant ainsi la quasi-totalité de ces gemmes vers les tailleries sri lankaises ou thaïlandaises. Les villes de Ratnapura au Sri Lanka et de Chanthaburi en Thaïlande concentrent l’essentiel de cette activité au détriment des marchés de Singapour et de Hong-Kong dont l’influence ne cesserait de décroître au point de devenir négligeable. A l'exception de quelques pierres de très bonne qualité souvent exportées par les Sri-Lankais157 une fois taillées, les gemmes, quelle qu’en soit la provenance, se retrouvent presque toutes sur le marché thaïlandais où des grossistes viennent s’approvisionner pour fournir les joailliers du monde entier (carte n°9). Le marché des saphirs et des rubis donne donc l’apparence d’un milieu fermé sous domination oligopolistique voire monopolistique pour certaines catégories de pierres. En cela, il ressemble beaucoup au marché du diamant ante Processus de Kimberley.

Contrairement au diamant, pour les pierres précieuses, ce sont les régions historiquement connues pour la taille, le polissage, le traitement et le commerce des gemmes qui continuent de piloter le marché international des gemmes. Les réseaux de commerçants profitent de la structure particulière de la filière basée sur la collecte pour se jouer des évolutions de la géographie des productions et des consommations. S'il est vrai que la production, la taille, le commerce de gros et de détail des pierres précieuses est longtemps resté l’apanage de l’Asie, les choses ont largement évolué. Néanmoins, malgré le déplacement progressif du centre de gravité des productions vers le continent africain, et de celui de la consommation finale vers l’Occident, les réseaux de

155 Les tailleries occidentales se sont surtout développées au contact de la filière diamantaire. La réputation qui en découla leur à permis de conquérir le marché des pierres précieuses de grande qualité. Cette niche économique (au regard de l'ensemble de l'activité de taille) est de plus en plus menacée par les tailleries asiatiques, notamment indiennes dans le cas de l'émeraude.

156 La part informelle de la production d'émeraude colombienne est réputée pour transiter dans des réseaux particulièrement violents. Elle reste néanmoins marginale au regard d'une production mondiale essentiellement détenue par des sociétés formelles.

commercialisation et les centres de négoce asiatiques n’ont cessé de renforcer leurs positions dans les dernières décennies. Cette évolution peut également s’expliquer par la disparition progressive des acteurs européens158 qui avaient profité de la période coloniale pour mettre en place des réseaux de commerce des gemmes africaines. Aujourd’hui, le commerce des pierres précieuses est plus que jamais le résultat d’échanges commerciaux entre pays du Sud. Il est un des très rares marchés d’envergure spatiale et financière mondiale, dont l'initiative échappe presque totalement (hors joaillerie et commerce de détail) aux acteurs économiques des pays développés. Ainsi, si le principe de la collecte des productions est comparable à la politique et aux méthodes menées par la De Beers jusqu’au Processus de Kimberley, l’absence d’acteurs occidentaux dans le commerce des pierres précieuses « brutes » contribue à faire de cette filière un cas singulier, et par là même un objet de recherches d’un grand intérêt. Madagascar est depuis dix ans le leader incontesté de la production de corindons de qualité gemme. En cela, la Grande île offre un terrain privilégié d’observations de ces réseaux dans la partie amont de la filière. A partir des observations réalisées à Ilakaka notamment, nous verrons donc, en deuxième et troisième partie de cette thèse, de quelle manière s’articulent ces réseaux de collecteurs, comment ils se partagent le marché juteux du corindon malgache, mais également comment ils tissent des relations étroites avec le pouvoir local afin d’établir durablement leur domination sur ce nouvel eldorado.