• Aucun résultat trouvé

Introduction du chapitre II

B. Le sous-continent indien

L'Asie méridionale est connue depuis des siècles voire des millénaires pour ses gemmes. Le sous-continent a été le premier à livrer des diamants112 (BRUNET, 2003) mais c'est surtout dans le domaines des corindons (notamment les saphirs) que cette partie du monde est devenue une référence.

« The island now known as Sri Lanka is thought to have first been settled by humans about 500 000 BC. While stone cultures emerged about 10 000 BC (…) For over 2 000 years Sri Lanka has supplied the world with fine rubies and sapphires. » (Richard W. HUGHES, 1997, p. 289).

Cette longue histoire de production se double donc d'une admiration ancestrale des habitants du sous-continent pour les gemmes. Celles-ci sont profondément intégrées aux cultures locales. Elles ont longtemps témoigné de la puissance des Maharadja qui en étaient couverts et sont encore largement utilisées de nos jours lors des cérémonies importantes. (GIARD, et al., 1998).

Plusieurs régions gemmifères se distinguent (carte n° 5), notamment dans la partie la plus méridionale de l'Inde et au Sri-Lanka. L'Ouest de la chaine Himalayenne doit également être mentionnée, (Afghanistan et Pakistan113 notamment) avec quelques gisements célèbres (émeraudes de Bismal, rubis de la vallée de Hunza) dont les productions sont en bonne partie destinées au marché du Moyen-Orient, via les marchés de Peshawar et de Dubaï. A l'heure actuelle, la contribution des gisements indiens (saphirs et rubis des Etats du Tamil-Nadou, de l'Orissa114 et du Kerala mais aussi les exceptionnels saphirs du Cachemire) est devenue négligeable. Le Sud du Sri-Lanka reste en revanche un territoire de poids dans la géographie mondiale des productions. En effet, même si l'extraction (essentiellement artisanale115, mais en cours de modernisation116) rencontre quelques difficultés à se maintenir d'une année sur l'autre du fait d'un épuisement bien compréhensible des gisements (plusieurs millénaires d'exploitation), la région de Ratnapura117 demeure un centre majeur de production, non seulement pour les saphirs de toutes couleurs, mais

112 Les diamants indien sont rares et les nouvelles découvertes sont insignifiantes. Ils sont néanmoins connus pour leur qualité et sont fréquemment teintés de reflets jaunes.

113 Le marché de Peshawar au Pakistan centralise l'essentiel des productions de la région (www.fieldgemology.org). 114 Alors que les gisements du Sud de l'Inde sont connus depuis des siècles, ceux de l'Orissa ont été mis à jour dans les

dernières décennies.

115 Lire le récit de voyage de Alfred FREY au Sri-lanka (2004). 116 (Source : www.fieldgemmology.org).

Carte n° 5 : Les grandes régions d'extraction de gemmes du sous-continent indien (Rémy CANAVESIO, 2010).

aussi pour de nombreuses pierres semi-précieuses (tourmalines, spinelles notamment). Cette très longue histoire de production de commerce et de « consommation » a – comme dans le cas des rubis de Birmanie – fini par déboucher sur la formation de standards. Les saphirs bleus de Ceylan sont devenus une référence et « raisonnent » dans l'inconscient collectif comme un gage de qualité exceptionnelle. Le « marché » du sous-continent a également produit un autre standard très recherché à l'échelle de cette région : il s'agit du saphir dit « padparadja ». Cette couleur très rare

entre le rose et le orange amène certaines gemmes à des prix aussi élevés sinon plus élevés que les saphirs bleus « standards ».

Le rôle de l'Asie méridionale ne se réduit pas à sa position en temps que producteur ou a sa capacité à imposer des standards de qualité au marché. En effet, les Sri-Lankais sont au centre d'un vaste réseau de commerce de gemmes de toutes sortes (pierres précieuses comme semi-précieuses) largement étendu autour de l'Océan Indien (Tanzanie et Madagascar surtout118) et centré sur les marchés de Ratnapura et de Colombo. Ils collectent une large part des gemmes extraites en Afrique de l'Est. Celles-ci sont alors traitées et taillées au Sri-Lanka avant d'être vendues sur le marché international, soit directement auprès des joailliers, soit via le marché thaïlandais. Ce rôle de plaque tournante du Sri-Lanka est si important que les seules pierres malgaches représenteraient approximativement 50% des gemmes taillées au Sri-Lanka (Jewellery New Asia, 2002).

En dépit d'un rôle très marginal en terme de production, le rôle de l'Inde dans la partie intermédiaire des filières apparaît également de plus en plus évident. L'État du Gujarat (Nord-Ouest) est depuis longtemps le plus grand centre de taille de diamants du monde (BRUNET, 2003). « By far, the largeste diamond processing country in the world today is India, where three quarters

of a million people or more, depending on the state of the economy, cut and polish diamonds. Nine out of every ten diamonds are processed in India, representing more than three quarters of the world's diamonds by value. » (Ian SMILLIE, 2010, p. 57).

Dans le cas du diamant, le commerce est contrôlé et conduit depuis Bombay mais c'est la ville de Surat qui concentrerait la plupart des tailleries (45 à 50% des diamants taillés en Inde119). En s'appuyant sur le savoir faire séculaire et sur des coûts salariaux excessivement bas, la région ne cesse de conquérir de nouveaux marchés. Dans l'univers du diamant elle capte peu à peu le travail des tailleries occidentales réputées (diamants de qualité de plus en plus élevée) et s'impose parallèlement comme un grand centre mondial de taille et de joaillerie pour les autres gemmes120. Jaïpur est depuis longtemps une plaque tournante du commerce des émeraudes grâce à une politique visionnaire de son fondateur :

« Le charisme, la sagesse et le dynamisme du Maharaja [Sawai Jai Singh] furent si rayonnants que

des élites entières représentant toutes les compétences d'une société affluèrent vers Jaïpur (…) Dans ce mouvement intense, des joailliers et lapidaires de tout le pays arrivèrent à Jaïpur. Le Maharaja facilita leur installation en les garantissant de son patronage royal et, au contraire des rois des autres états indiens, pensant que les taxes étaient démotivantes et dissuasives, il les

118 La communauté Sri-lankaise est la plus importante sur les gisements de gemmes malgache, juste devant les Thaïlandais (cf. partie II).

119 Source : I.D.E.X. (International Diamond Exchange).

120 Lors de mon passage au marché de Chanthaburi, j'ai pu constater que les indiens du Gujarat formaient la communauté d'acheteurs la plus importante.

supprima. Il alloua même aux professionnels des gemmes, des maisons (…). Toutes les conditions furent ainsi réunies pour, qu'issu du désert, Jaïpur devint un grand centre de négoce international se spécialisant sur l'émeraude. » (GIARD, et al., 1998, p. 193-194).

Peu à peu, toutes les gemmes sont concernées. Selon Françoise DELAUTRE (2007), 80% des tanzanites seraient ainsi facettées en Inde avant d'être revendues sur le marché américain. Par conséquent, même si le Nord Ouest de l'Inde est quasi inexistant du point de vue de l'extraction des gemmes, il se trouve, du fait des activités de transformation, intensément marqué par l'économie que génère cette filière (plusieurs centaines de milliers d'emplois dans la seule économie du diamant selon BRUNET). Dans les régions concernées, le poids économique et social de ces activités est d'autant plus important que le sous-développement et la pauvreté sont par ailleurs très sévères. Il en découle une influence majeure sur les processus de gouvernance au niveau local et régional. Dans le cas du Sri-Lanka, certaines connexions sont avérées entre les acteurs de la filière des pierres précieuses et la sphère politique d'envergure nationale121. Cette pénétration de la filière des pierres précieuses dans la sphère politique du pays semble néanmoins insuffisante pour qualifier le pays de « gemmocratie » (Chapitre X). En outre, malgré l'éclatement des productions et le côté souvent artisanal de celles-ci, l'extraction des pierres précieuses au Sri-Lanka ne semble pas provoquer de relations spécialement conflictuelles dans les régions d'extraction ce qui constitue une autre différence majeur avec les gemmocraties :

« Tout bien considéré le Sri-Lanka vaut le voyage pour un collectionneur de minéraux; le principal pour nous est qu'à aucun moment nous n'avons eu le sentiment d'être en insécurité. »

(Alfred FREY, p. 33). C. L'Amérique du Sud

Les territoires des pierres précieuses d'Amérique du Sud sont un peu différents de ceux rencontrés en Asie. Les différences sont multiples et tiennent par exemple à la nature des pierres extraites (émeraudes plutôt que corindons122), mais surtout à une identification des populations moindre et à des modes d'extraction différents, souvent plus structurés et formels qu'en Asie. Deux régions principales émergent du continent pour la position qu'elles occupent dans la géographie mondiale de la filière : la Colombie et le Brésil (carte n° 6)

Les localités de Chivor et Muzo en Colombie sont réputées comme fournissant les plus belles émeraudes du monde depuis des décennies (l'intensification de la production a commencé dans les années 1960), voire depuis des siècles (certains filons étaient déjà connus des civilisations

121 Certains acheteurs de pierres précieuses rencontrés à Madagascar ont permis de valider l'existence de cette relation. 122 Au cours des dernières décennies, un seul gisement important de saphir a été mis à jour en Amérique du Sud. Il

précolombiennes). Cette reconnaissance de longue date de la qualité des émeraudes colombiennes a permis d'établir un étalon auquel sont comparées les émeraudes du monde entier. D'autres localités (Pena Blanca, Coscuez...) de la « ceinture d'émeraude » du département de Boyaca contribuent à maintenir la production colombienne à un très haut niveau123. Malgré des siècles de production, la Colombie contribuerait encore à hauteur de 60% à la production mondiale d'émeraudes (SCHWARZ, et al., 2002a) avec une production annuelle officielle de 5.5 millions de carats (TORRES, 2001) évaluée à au moins 500 millions de dollars (WARD, 2001). Ces gisements de type « primaires » sont tenus par quelques sociétés légales employant un nombre relativement réduit de personnes mais plusieurs milliers de Garimpeiros travaillent dans les résidus de ces mines124. Les espaces concernés par cette activité ne sont donc pas très vastes mais les conséquences économiques, sociales et surtout politiques sont en revanche très importantes et ne se limitent pas à la région gemmifère : A partir des années 60, trois guerres des émeraudes se succédèrent sur les décombres d’un pays en proie au chaos après la période de la « violencia » (guerre civile qui fit 300 000 morts parmi les rangs des belligérants, libéraux et conservateurs).

« La législation, en 1977, du commerce des émeraudes permet l'adjudication des concessions minières aux différents clans locaux, qui contrôlent de fait chaque site. Une guerre sans pitié pour le contrôle de Coscuez commence entre les deux régions minières. Elle durera jusqu'en 1990 et fera près de 5000morts. » (Jean Claude MICHELOU, 1998, p. 19).

Ces guerres des émeraudes qui dans un premier temps se limitaient à une dimension locale, ne tardèrent pas à avoir des implications à l’échelle du pays tout entier. En effet, les intérêts des forces en conflit dans le secteur des émeraudes étaient fortement liés aux intérêts d’hommes politiques d’envergure nationale125. Selon certains auteurs, la « fièvre » verte des émeraudes serait même en partie responsable de la dérive narco-mafieuse ultérieure de la société colombienne :

« Les mines d’émeraude, dès les années 1960, furent le creuset de la première fièvre de l’argent rapide, et en quelque sorte son paradigme. » (Philippe BURIN DES ROZIERS, 1995, p.

96).

Cette « culture de la violence » est encore très présente de nos jours. De l'avis d'un grand nombre d'acheteurs de gemmes, les territoires des pierres précieuses colombiens seraient les plus dangereux du monde, devant les régions diamantifères africaines les plus instables126. L'expérience

123 Selon le Ministère de l'énergie et de mines colombien, en 2000, le pays aurait encore représenté 60% de la production mondiale.

124 Plus d'une centaine de gisements sont connus, mais ils ne sont pas tous en exploitation.

125 On peut citer des personnages tels que « Carranza », « Molina » ou « Gacha » (BURIN DES ROZIERS, 1995). 126 Un acheteur de pierres précieuses présent à Madagascar et ayant longtemps travaillé dans les régions diamantifères

et aurifères africaines (y compris en période de guerre civile), de même que dans plusieurs régions productrice de gemmes du continent asiatique a présenté les régions de Chivor et de Muzo comme étant « de loin » les régions les plus dangereuses de la planète pour exercer son activité.

Carte n° 6 : Les grandes régions d'extraction de gemmes en Amérique du Sud (Rémy CANAVESIO, 2010).

colombienne confrontée à celle des autres territoires des pierres précieuses montre donc que la formalisation et la modernisation de l'activité d'extraction n'est pas un gage de pacification des relations souvent conflictuelles observées dans les régions gemmifères.

Le Brésil figure également en bonne place parmi les géants de la production de gemmes. Il fournit une grande partie des pierres de couleur de la planète (tourmalines, aigues-marines, améthystes...) mais, depuis la seconde moitié du XXème siècle, le Brésil extrait surtout une part importante des émeraudes mises sur le marché (environ 10% de la production mondiale127 pour une valeur ayant atteint 50 millions de dollars annuels dans les années 1980 (GIULIANI, 1997)). Alors que pour certaines pierres semi-précieuses, le Brésil propose des qualités inégalées (améthystes...) les émeraudes ne constituent pas un point de référence qualitatif au niveau mondial. L'histoire gemmologique du pays est pourtant ancienne. Peu de temps après les débuts de la colonisation par les portugais, le Brésil est apparu comme un eldorado (seuls gisements de diamants connus en dehors de l'Inde avant les découvertes africaines de la fin du XIXe siècle128). Depuis, ce potentiel n'a pas été démenti et un grand nombre de localités du centre et de l'Est du pays vivent de l'exploitation, de la taille et du commerce des pierres précieuses et semi-précieuses. La majeure partie des émeraudes brésiliennes est néanmoins taillée en Inde :

« L'essentiel des émeraudes extraites au Brésil est taillée à Jaïpur aux Indes, une moindre quantité

a Ramat-Gan à Israël et pour un très faible pourcentage dans le triangle Sao Paulo – Minas Gerais – Rio de Janeiro. » (Maurice RODITI, et al., 1998, p. 161).

Si quelques secteurs comme Governor Valadares ou Nova Era concentrent – dans une certaine mesure – l'activité, l'exploitation des gemmes au Brésil apparaît comme plus dispersée que dans les régions présentées plus haut, formant davantage un archipel qu'un territoire homogène exempt de discontinuités spatiales. Cette hétérogénéité est encore renforcée par la très grande diversité de gemme et par le foisonnement de filières qui en découle (cf. plus loin). En raison de ce morcellement, du dynamisme économique du pays, et de la concurrence importante exercée par d'autres activités dans le domaine du lobying en milieu rural129, les conséquences des activités liées aux gemmes en terme de gouvernance ne dépassent guère les limites du local et sont inexistantes à l'échelon national.

127 (SCHWARZ, GIULIANI, 2002b).

128 La production brésilienne de diamant est désormais négligeables (BRUNET, 2003).

129 L'agro-business dispose par exemple de leviers économiques et financiers bien plus puissants pour exercer des pressions sur la sphère politique brésilienne (PAULON GIRARDI, et al., 2006).