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DES PARCOURS CIRCULAIRES AUTOUR D’UN POINT D’ANCRAGE En Amazonie orientale, les mouvements de la première génération de migrants, qui ont débuté à la fin

CINQUANTE ANS APRES LA MIGRATION

A. DES PARCOURS CIRCULAIRES AUTOUR D’UN POINT D’ANCRAGE En Amazonie orientale, les mouvements de la première génération de migrants, qui ont débuté à la fin

des années cinquante, sont considérés essentiellement comme étant des transferts de résidence, menés par des paysans nordestins occupant progressivement les fronts pionniers, à la recherche de terres agricoles. La description de la trajectoire de la famille Colodino a été présentée comme un exemple emblématique.

Cette quête, qui fait écho à une période spécifique – l’ouverture des terres amazoniennes – a caractérisé les mouvements d’une génération, dont le référentiel était presque exclusivement rural et agricole. On imagine alors pour cette génération des parcours linéaires qui seraient guidés par cet objectif spécifique et marqués par une avancée continue vers l’ouest. Le parcours de Valdete (carte n° 21), parti adulte de l’est maranhense, qui s’est stabilisé dès lors qu’il a trouvé une terre à travailler, semble inspirer la logique. Que penser alors des autres parcours, dont la variété des trajectoires fait naître l’impression

d’un mouvement brownien, autrement dit sans règles apparentes (Morice, 1993 : 350) ?

Par exemple, et bien qu’il semble plus décousu, le parcours de Zé Claro (carte n° 20) répond pourtant exactement à cette même logique foncière : du Piauí aux berges du Tocantins, les avancées se sont faites par à coups, d’abord vers le Médio Mearim avec ses parents, puis seul en tant qu’adulte vers la pré-Amazonie, où il s’établit et vit de la terre avec son épouse. Stabilisé, il effectue à deux reprises de longs séjours dans des placers aurifères, au Venezuela, mais surtout à la Serra Pelada où il passe huit ans avant de reprendre sa vie d’agriculteur. Zé Claro fait toujours fructifier cette même terre de Viração, ses incursions au garimpo ont toujours été suivies d’un retour au domicile familial.

1. Des migrations de chantiers et d’orpaillage

Les résultats de l’étude Ebima ont montré que l’intensité des migrations régionales a fortement augmenté au début des années quatre-vingts, coïncidant avec l’ouverture du site d’extraction aurifère de la Serra Pelada et le chantier de construction du barrage de Tucuruí, attirant essentiellement des jeunes hommes âgés de 20 à 30 ans (Arnauld de Sartre et Sébille, 2008), originaires essentiellement des Etats du Maranhão (57%), Piauí (12%) et du Pará (9%) (Mathis, 1997).

A Ciriaco, comme Zé Claro et Vicente (carte n° 20) 28% des hommes enquêtés ont eu une expérience dans l’orpaillage, parmi lesquels 80% sont passés par la Serra Pelada ; dans l’échantillon Ebima, 13% des informants de plus de 20 ans ont été chercheurs d’or entre 1982 et 1988. L’importante proportion d’hommes de notre corpus ayant connu ce garimpo traduit certes l’ampleur du flux de main-d’œuvre draîné par cet événement, mais aussi le fait qu’après ce passage, nombre d’hommes sont restés dans le front régional. En effet, le mouvement migratoire vers les mines ou les chantiers s’est ajouté à la dynamique de migration rurale au sein de la région, née au cours de la décennie antérieure (Tobias, 2002). Les migrants qui y ont participé avaient déjà entamé leur parcours migratoire ou l’ont amorcé sur cette opportunité. Mais l’orpaillage ou le travail sur les chantiers ne constituent pas une fin en soi.

On trouve dans la littérature différentes interprétations sur le rôle joué par le travail sur les sites aurifères. Pour certains, l’orpaillage peut constituer une porte d’entrée vers l’agriculture : le migrant attiré dans la région par cette opportunité cherche alors à s’y établir lorsque la situation foncière s’y prête (Sébille et al., 2005). A l’inverse, la multiplication des départs vers les placers aurifères dans les années soixante-dix et quatre-vingts peut-être interprétée comme une solution de repli pour les migrants face à l’échec de la colonisation. En ce sens, l’arrivée dans la région n’est pas motivée par la perspective du garimpo mais bien par la perspective foncière ; c’est le non-accès à la terre ou les difficultés agricoles qui jouent comme incitation à la participation aux travaux d’orpaillage (Mathis, 1997).

La plus belle carrière de chercheur d’or revient à Vicente, qui en a véritablement fait une spécialité. D’origine rurale, Vicente est né en 1951 à São Domingos do Zé Feio. Il quitte le Japão encore enfant avec ses parents, qui partent à la rencontre d’autres parents installés à proximité d’Imperatriz. Arrivés en ville, ils se déplacent à une trentaine de kilomètres de là, à la campagne, où ils obtiennent une terre. Adulte, Vicente adopte les garimpos comme solution pour s’employer, naviguant entre le Goiás, le Pará, le Tocantins et la maison familiale. En 1971, il se met en ménage, et habite sur le lot de ses parents, mais la relation tourne court lorsque Vicente part sur son premier garimpo. Malade, il revient chez ses parents où il passe deux ans, au terme desquels il se marie à nouveau, en 1979. Il a alors 28 ans, et repart l’année suivante dans le Pará où il passe trois ans, tandis que sa femme et ses enfants demeurent chez ses parents dans la banlieue rurale d’Imperatriz. Cette stratégie du garimpo change à la naissance du premier enfant, en 1986 : il recherche explicitement une plus grande stabilité, et pour cela choisit d’abord de partir vers une zone urbaine accompagné de sa famille. Après sept années, il perd son emploi, et cherche alors à s’établir en zone rurale. Après une première tentative avortée de devenir propriétaire à Marabá, il devient travailleur agricole dans une fazenda tandis que sa famille réside en ville. Sept ans plus tard, Vicente tente à nouveau sa chance pour accéder à la terre dans le Tocantins. Après ce nouvel échec, la famille se replie à nouveau en ville, à Imperatriz, avant de chercher à s’installer dans un lotissement de la réforme agraire du municipe. Entre-temps, les pourparlers de la réserve extrativiste ont abouti, et la famille y a obtenu un lot, qu’elle occupe toujours, mais malade, Vicente ne l’exploite que très faiblement.

Comme l’illustre très bien l’histoire de Vicente, les migrations intrarégionales précédemment évoquées peuvent également prendre la forme de « migrations circulaires », soit des déplacements temporaires et/ou saisonniers vers les villes de la frontière, les sites d’orpaillage, ou les zones rurales en période de récolte. Ce type de flux est plutôt le fait des chefs de ménage ou des jeunes hommes, qui effectuent une saison de travail puis reviennent au foyer. Selon Hogan (1998), les mouvements migratoires temporaires, pendulaires et de courte durée sont actuellement beaucoup plus significatifs que les mouvements visant à un changement permanent ou semi-permanent de résidence.

Les exemples de Vicente et de Zé Claro attestent que les hommes n’hésitent pas à parcourir d’importantes distances pour se rendre sur un site aurifère. Ces deux cas, qui ne sont pas si originaux auprès de la génération des plus de 45 ans, montrent également que la parenthèse de l’orpaillage peut être longue et récurrente, même chez des hommes comme Zé Claro qui présentent un solide profil agricole. Ainsi, au même titre que le passage dans les chantiers de construction (mais en plus mythique !), les incursions dans les placers aurifères ou de pierres précieuses constituent une

Chapitre II – Migrations et peuplement – Enquêtes biographiques à Ciriaco

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opportunité de monétarisation, séduisant notamment les agriculteurs sans autre qualification que leurs muscles. Ces opportunités, qui permettent de compenser les périodes agricoles difficiles, sont aussi une façon d’alimenter le secret espoir de soi aussi devenir riche un jour...

En ce sens, les passages en ville ou les temps passés sur des sites non agricoles aussi spéciaux que les sites d’orpaillage ne constituent pas systématiquement un moyen de s’affranchir d’un mode de vie et ne remettent pas nécessairement en cause l’identité agricole. Grandchamp Florentino (2005), dont les enquêtes sur la Transamazonienne illustrent également ce fait, a montré que le départ de la campagne ne se résume pas à l’établissement d’un projet de vie exclusivement urbain, et de fait ne signifie pas nécessairement l’abandon des activités et/ou des revenus agricoles. A partir d’exemples pris à Uruará et Rurópolis, elle décrit toute une gamme de situations dans lesquelles les stratégies de reproduction familiale des agriculteurs s’appuient tant sur l’urbain que sur le rural, cela qu’il résident en ville ou sur un lot rural. A son avis, la combinaison des réseaux urbains et ruraux constituent une des stratégies assumées, qui démontre la variété des pratiques rentrant dans le cadre de l’agriculture familiale.

2. Conserver le point d’ancrage des origines

En dépit de la différence d’âge, on peut observer les nombreuses similitudes entre les profils de Vicente (56 ans) et celui d’Antonio José (35 ans). Ce dernier, issu de la famille des pionniers, est né et a passé son enfance au Castanhal. Il a obtenu un lot dans la résex à l’époque des délimitations, sur lequel il fait du charbon lorsqu’il y passe quelques mois, comme en 2007. En effet, depuis 2002, Antonio passe régulièrement plusieurs mois d’affilée sur les chantiers dans lesquels il s’emploie : en fonction des opportunités, il a été saisonnier agricole, charbonnier, manutentionnaire, ouvrier à la chaîne. S’il a débuté sa « carrière de travailleur itinérant » sur les chantiers agricoles, Antonio a désormais plutôt choisi une option urbaine, moins éprouvante physiquement, ce qui l’a déjà conduit à Goiânia, São Paulo, Belo Horizonte et devrait bientôt l’envoyer sur les chantiers du complexe hydroélectrique du fleuve Madeira (Rondônia). Sa femme, Donga, habite à Ciriaco, où elle assure la présence sur le lot et s’occupe de leurs cinq jeunes enfants. Elle profite de l’aide de sa belle-mère, elle aussi établie dans la communauté. Donga est une des rares jeunes casseuses de babaçu, son revenu permet de compléter celui de la Bolsa familia lorsque les revenus de la ville tardent à arriver.

A travers ces trois profils, marqués par la multiplicité des déplacements et des expériences, toujours suivis d’un retour au domicile conjugal, on comprend alors que l’emploi salarié occupe la même fonction de capitalisation que celle que peut jouer le travail dans les mines d’or ou sur les chantiers ; l’émigration vers les placers aurifères ou les grands centres urbains ne constitue qu’une étape parmi d’autres, et non définitive. Guilmoto (1997) désigne ce dernier type de migrations comme des « migrations professionnelles », dont il estime que

elles semblent répondre parfaitement aux impératifs de rentabilité et de sécurité propre à l’économie paysanne. En élargissant l’espace professionnel à des régions éloignées, notamment les zones urbaines, elle permet d’accéder à des emplois souvent mieux rémunérés ou plus stables qui dépendent d’une économie faiblement covariante aux aléas de la production locale ( : 500).

Antonio comme Vicente partagent le profil du voyageur qui multiplie les expériences et les lieux, allant se

louer partout où on lui indique une occasion, mais conservant toujours le point d’ancrage de ses origines

(Morice, 1993 : 366). Tous deux ont également pour point commun de vivre à l’extérieur mais de s’être mariés et de « procréer au pays », ce qui explique notamment qu’ils aient conservé cet ancrage local très fort :

la mobilité circulaire ou migratoire des ruraux préserve l’attachement à un village et n’entraîne pas nécessairement une instabilité ou une désintégration sociale dans le milieu d’origine. Mobilité spatiale et enracinement ne sont pas antinomiques mais participent, au contraire, d’une même stratégie économique familiale (Dupont et Guilmoto, 1993 : 283).

Les migrations circulaires sont logiquement bâties sur l’existence d’un point de retour. Celui-ci peut être conservé par défaut, en cas d’insuccès d’une migration exploratoire. En ce sens, la migration est circulaire, parce que le projet de transfert de résidence a avorté. A l’inverse, la circularité peut être délibérée. La migration est orientée avec l’idée de ce point de retour, qui sert de support à la stratégie migratoire.

Dans les deux cas de figure, l’alternance entre l’urbain, le rural et les sites intermédiaires (comme les placers) ne signifie pas nécessairement une rupture avec le milieu d’origine ; les relations ville-campagne ne doivent pas nécessairement être appréhendées dans le sens de la domination de l’urbain sur le rural. Sur le plan matériel, les revenus urbains peuvent contribuer à consolider un mode de vie rural. Sur le plan social, c’est essentiellement à l’aune du lien unissant les “conterraneos” (issus de la même terre) que peut s’observer la continuité : on peut évaluer le maintien du lien à l’ancienne localité par les services

que le nouvel urbain rend à ses anciens voisins ou “compères”, en utilisant son nouveau réseau de relations urbaines, qui le valorise hautement sur le plan social (Grandchamp Florentino, 2000 : 20).

3. Profils de migrants

A travers ces exemples, on peut dessiner trois profils de migrants. Nous souhaitons insister sur le fait que nous ne proposons pas une typologie construite à partir de variables sytématiques appliquées à l’ensemble des trajactoires migratoires. Plutôt, les profils proposés ci-après correspondent à des attitudes récurrentes que nous avons identifiées.

Ces trois profils sont tous marqués par une alterance entre l’urbain et le rural. Pour Zé Claro, l’expérience du garimpo lui a permis de constituer un petit capital qu’il a réinvesti sur son lot. Pour Vicente et sa famille, les expériences urbaines ne se sont pas concrétisées par une accumulation économique, mais elles ont permis de s’intégrer à des réseaux sociaux (MST pour Vicente, Miqcb pour son épouse). Leur engagement dans ces cercles leur a permis d’avoir accès à de l’information concernant les lieux où un lot se libérait. C’est par ces intermédiaires qu’ils ont pu accéder à une certaine forme de propriété rurale et que la famille s’est stabilisée. Mais leurs enfants, qui ont passé leur enfance et adolescence dans un mileu urbain se sentent mal à leur aise dans la résex, et s’y investissent très peu. Pour Antonio José, à l’inverse, c’est son « capital rural » qui lui permet de soutenir sa stratégie migratoire. La parcelle au sein de la résex demeure le bien le plus sûr dont il dispose. La migration

Chapitre II – Migrations et peuplement – Enquêtes biographiques à Ciriaco

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temporaire est un choix qui présente l’avantage de permettre à la famille de conserver ses droits fonciers en dépit de l’absence répétée du chef de ménage (Guilmoto, 1998).

On voit ainsi se distinguer trois profils d’agriculteurs au sein de la réserve extractiviste :

- « L’agriculteur traditionnel » (Zé Claro), pour qui la migration hors zone agricole vise à assurer la reproduction d’un mode de vie articulé autour du travail de la terre ; ce sont ces valeurs qui ont orienté l’ensemble de ses migrations. En conséquence, les flux économiques provenant de la ville sont appliqués à faire fructifier la production agricole.

- « L’agriculteur opportuniste » (Vicente) : que la stabilisation survienne en zone rurale ou urbaine n’a que peu d’importance. Ses expériences sont diversifiées, mais répondent en fait à un objectif unique : trouver un point de chute pour y installer sa famille. Ce profil développe souvent des activités annexes (commerce, transport, services) ; les enfants aspirent la plupart du temps à un projet de vie résolument urbain.

- Le « rural non agricole ou locataire rural » (Antonio José) : le lot agricole assure la sécurité foncière de sa famille, qui y possède sa résidence, mais n’en tire pratiquement aucun revenu. Dans la mesure où les lots de la résex sont invendables, la famille n’a aucun intérêt à le céder de façon permanente à un tiers ; le migrant s’en sert comme « base arrière » sur laquelle repose la viabilité de sa stratégie circulaire. Dans ce cas, les revenus urbains sont directement consommés pour subvenir aux besoins quotidiens du ménage, de même que les éventuels excédents ruraux (location de pâtures).

Ainsi, à l’instar d’Arnauld de Sartre, on admettra que les comportements migratoires traduisent les représentations portées par chaque profil d’agriculteur à l’égard du mode de vie agricole. Qu’en déduire de leur implication dans des activités de développement durable ? Il semble fort logique que le « rural non agricole/locataire rural » ne soit guère dans les conditions de recevoir ou de reproduire les enseignements du développement durable, puisqu’il n’est présent sur place que de manière intermittente. Néanmoins ses fils, en vivant de façon permanente au milieu de ces principes, s’en imprègnent, bien qu’ils ne les appliquent pas au quotidien puisqu’ils ne réalisent pas nécessairement de tâches agricoles avec leurs parents. De fait, les valeurs agricoles qu’ils sont susceptibles d’acquérir sont moins ancrées, et ces jeunes présentent un profil tendant plutôt à poursuivre la trajectoire de sortie de l’agriculture familiale que le père a amorcée.

L’“agriculteur opportuniste” n’a pas forcément de culture agricole ou extractiviste préalable et ses enfants, qui se reconnaissent difficilement comme ruraux, ont été poussés à étudier. Mais de la même manière, le temps passé dans la fréquentation rurale peut être entrevu comme une forme de sensibilisation à des valeurs environnementales et sociales, mais dont on ignore si elles seront intégrées ou rejetées.

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