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LE CABOCLO, ARTISAN OU ESCLAVE DU SYSTEME DU BABAÇU ? Entrée en décadence avec l’abolition de l’esclavage en 1888, l’économie maranhense ne rétablit un

certain équilibre qu’avec la première guerre mondiale, grâce à l’introduction de l’amande de babaçu sur le marché international. La pénurie d’huiles végétales sur les marchés européens et en Amérique du Nord a ainsi fait apparaître un marché pour les petits producteurs de babaçu. Mais à l’issue de la seconde guerre mondiale, le marché international des huiles lauriques retrouve sa structure antérieure, laissant à l’écart les producteurs brésiliens. Au début des années cinquante, un complexe industriel se développe dans la région sud du Brésil, spécialisé dans les secteurs hygiène/propreté/beauté. La production d’amandes est ainsi absorbée par le marché national, en substitution au commerce d’exportation. Les amandes sont commercialisées localement, puis envoyées vers Rio de Janeiro ou São Paulo, où se trouvent les usines d’extraction d’huile. Entre 1935 et 1959, l’exportation d’amandes de babaçu représente en moyenne 37,8% de la valeur des exportations maranhenses, disputant avec le riz et le coton la tête des exportations du Maranhão vers le reste du pays (Amaral Filho, 1993).

Le rôle providentiel du babaçu dans l’économie maranhense a longtemps laissé croire que cette ressource pourrait constituer une solution polyvalente susceptible d’en relancer la dynamique : la collecte par les populations agricoles permettrait de combattre la pauvreté rurale, la transformation de l’amande en l’huile serait le support de l’industrialisation régionale. En conséquence, sous la présidence de Getúlio Vargas, en 1951, le Conseil National de l’Economie a été mobilisé pour réaliser une étude préliminaire, chargé d’identifier les points-clés du « problème du babaçu » considéré alors comme un « palmier prodigieux, une des grandes richesses naturelles du Brésil ». Le problème en

question réside dans la contradiction existant entre l’apparente « fabuleuse prolifération » de la ressource qui contraste avec la faiblesse des bénéfices qu’elle occasionne. Sur la base de ce constat, l’interprétation a été faite que le babaçu est une ressource extrêmement prometteuse, mais gaspillée.

Pour pallier cela, à partir de 1952, différentes commissions sont envoyées dans le Maranhão et le Piauí, principaux Etats producteurs, pour dégager les bases d’une « politique du babaçu » qui permette de faire passer le palmier du statut de richesse « en potentiel » à richesse « effective ». Pourtant, les bases du « problème du babaçu » sont déjà identifiées :

Généralement, quand on étudie un problème industriel quelconque, on connaît les possibilités d’approvisionnement en matière première, et les questions à résoudre sont de nature technique et économique. […] Cependant, le problème du babaçu nous conduit à une situation paradoxale : toute la partie technico-industrielle est résolue, mais l’industrie demeure dans une situation de dépendance pour la fourniture régulière de matière première (Valverde, 1957 : 382).

Ainsi, dans le cas du babaçu, la pierre d’achoppement n’est pas de nature technique, mais socio-économique. Il ressort rapidement que bien que les statistiques abondent dans tous les rapports, les données sociales, géographiques et botaniques se révèlent souvent fantaisistes et souvent contradictoires (Brasil, 1952). Ainsi, le système de production agricole dans lequel s’intègre le babaçu, la localisation des forêts, les réseaux de communication aptes à soutenir une activité industrielle d’envergure ainsi que l’abondance de palmiers, leur cycle de production et de productivité demeurent largement méconnus. Dès lors, les pouvoirs publics sollicitent les analyses des géographes, des agronomes et des économistes des instituts brésiliens de recherche pour dégager les aspects humains sur lesquels repose l’approvisionnement du parc industriel. Ces travaux visent explicitement à contribuer à l’élaboration de solutions dans le but d’« organiser l’économie du babaçu » et d’en rationaliser la production, cherchant à comprendre pourquoi celle-ci ne décolle pas7.

Des visites de terrain sont alors organisées pour observer la situation dans les campagnes. D’une manière générale, tous sont frappés par l’état de pauvreté qu’ils y découvrent :

La population des babaçuais est une des plus misérables du pays. Des gens à moitié morts de faim, abandonnés, dans une dégradation sans limites et dans un état de nomadisme permanent. Sans motifs d’attachement à la terre, qu’elle ne possède pas, elle est toujours en transit, prête à s’échapper dans d’autres régions (Brasil, 1952 : 9).

L’expression employée, « population des babaçuais », traduit clairement la posture d’approche. A cette époque, les études de géographie réalisées dans le giron de l’Institut brésilien de Géographie et Statistiques (IBGE), qui sont publiées dans la Revue brésilienne de Géographie (RBG), admettent pleinement la notion de « genre de vie », développée en France quelques décennies auparavant. Celle-ci est fondée sur le postulat que chaque grande région naturelle recèle une forme d’adaptation spécifique. En témoigne la série illustrée « Types et aspects du Brésil » qui a cherché à décrire les spécificités des populations emblématiques du pays associées à leurs paysages, par le biais d’un article illustré dans chaque édition de la RBG entre 1939 et 1966. Le numéro consacré aux populations des babaçuais a été publié pour la première fois en 19448.

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Ces travaux ont pour l’essentiel été réalisés dans le cadre du Groupe d’Etudes du Babaçu (GEB), créé par décret fédéral en 1957. En effet, l’Institut National du Babaçu, en opération depuis 1953, a notamment pour objectif de renforcer les bases, considérées comme précaires, sur lesquelles sont fondées les grandes perspectives de l’économie du babaçu, non seulement pour la région, mais pour l’ensemble du pays.

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Chapitre I – Le Maranhão dans le temps et dans l’espace

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Photo 3 : Casseuses de babaçu en 1957

Image issue des archives photographiques de l’IBGE. L’iconographie constituait alors une part importante de la méthodologie employée lors des « travaux géographiques de terrain ». Remarquer la jeunesse des « cueilleuses de babaçu », qui posent devant leur maison dont les murs et le toit sont fabriqués avec les branchages du palmier.

1. Le genre de vie des caboclos du Maranhão

On présuppose alors que la production du babaçu repose sur un type de population rurale spécifique, dont le genre de vie serait susceptible de s’accorder avec les exigences en matière première de l’industrialisation. Qui est donc cet homme du babaçu que les géographes et agronomes rencontrent sur place ? Que cherchent-ils d’ailleurs à voir, à la recherche du genre de vie du babaçu ? Le concept de « genre de vie » part du principe que chaque grand type de végétation naturelle produit un genre de vie spécifique, fruit de l’adaptation de l’homme à son milieu (Vidal de la Blache, 1911b). Cette notions est alors définie comme un

Complexe d’activités habituelles caractéristique d’un groupe humain et lié à l’entretien de la vie […] Ces éléments matériels et spirituels sont, au sens le plus large du mot, des techniques, des procédés transmis par la tradition et grâce auxquels les hommes s’assurent une prise sur les éléments naturels (Sorre,

1948a : 97-98).

Constitués autour d’une combinaison de techniques (agricoles, chasse, pêche, etc.) et de conceptions (de la famille, de la propriété, du droit), les genres de vie naissent des circonstances locales et se présentent comme des formes actives d’adaptation du groupe humain au milieu géographique. Le genre de vie est ainsi fondé sur des combinaisons plus ou moins complexes, et s’exprime à travers les formes d’alimentation, les sites d’établissement, les formes de l’habitat, les structures sociales, etc. Cet ensemble « d’habitudes organisées et systématiques », transmis entre les générations, est perçu comme capable d’assurer l’existence du groupe qui les pratique ; son maintien assure la pérennité et la cohésion du groupe, tout en imprimant sa marque sur les esprits des membres (Sorre, 1948b). Chaque combinaison spécifique se caractérise également par des interventions sur la nature, plus ou moins marquées en fonction du complexe de techniques qui est développé. En ce sens, le concept de genre de vie propose d’entendre les interactions homme-nature comme dynamiques et réciproques. En retour de l’empreinte que l’environnement appose sur l’homme, la physionomie du paysage9

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Le terme de « paysage », que nous employons ici, ne s’est pas encore banalisé dans le vocabulaire de la géographie, qui a plutôt recours à des termes comme « végétation, nature » ou à des périphrases « physionomie de la contrée, composition végétale, éléments géographiques ».

change en fonction des interventions de l’homme sur la végétation. En conséquence, le paysage dans lequel évolue un groupe humain est le reflet des partis-pris de l’homme, de ses compétences techniques et morales (Vidal de la Blache, 1911a). A cette époque, l’idée qu’il existe des genres de vie plus ou moins évolués est admise, évaluation faite en fonction de la complexité des techniques qui sont employées – les combinaisons considérées comme les moins évoluées sont celles qui altèrent peu la « physionomie des contrées ».

Nous avons montré en quoi la présence du babaçu est tout à fait caractéristique de la manière dont les activités humaines peuvent intervenir sur la composition de la végétation et influencer la physionomie d’une région. Or, à cette époque, on croit des forêts de babaçu qu’elles sont ainsi présentes à l’état naturel. Comment évolue en son sein le paysan maranhense ? Comment l’exploite-t-il ? Sur quels éléments se compose son genre de vie ?

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