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Enquêtes biographiques à Ciriaco

Nous sommes venus ici, en Amazonie. Parce qu’ici c’est déjà l’Amazonie. Et c’est aussi le Maranhão. Là-bas où on habitait, on appelait Imperatriz la porte de l’Amazonie. Là-bas, je ne sais pas d’où ils tiennent ça, ils ont cette tradition de dire « allons en Amazonie ». Et nous aussi on pensait que l’Amazonie pouvait nous accueillir. Pour nous c’était déjà la fin du monde. Mais le monde n’est pas si loin. C’est loin en fonction des moyens avec lesquels tu marches. N’importe quel endroit peut être ta fin du monde si tu n’as pas d’argent. Sinon, tu arrives partout.

Chapitre II – Migrations et peuplement – Enquêtes biographiques à Ciriaco

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INTRODUCTION

Depuis la fin des années cinquante, l’Amazonie brésilienne connaît de grands mouvements de peuplement. La population y a été multipliée par quatre, et atteint 20 millions d’hommes en l’an 2000, bouleversant tant la dynamique des activités que celle des paysages. Alors que la croissance démographique a surtout été le fait des villes amazoniennes, ce sont les migrations vers les zones rurales qui ont polarisé l’attention, peut-être en raison de leur association avec la construction de routes médiatiques « bravant la forêt » et des grands programmes publics de colonisation.

La migration, dans sa définition la plus neutre, peut-être entendue comme

un changement durable de résidence, qui est apparue comme une forme particulière d’ajustement des populations à l’espace, à l’intérieur d’une très large gamme de stratégies possibles (Guilmoto, 1998 :

496).

Mais, nourrie par la prophétie des bandeiras verdes et par les migrations des cearenses à la belle époque du caoutchouc, l’Amazonie porte en elle, particulièrement dans l’imaginaire nordestin, l’idée mythique d’une terre nourricière, faite de terres libres et abondantes où chacun a sa chance. Ces déplacements sont entrepris avec l’espoir d’une vie meilleure voire d’une « renaissance », comme l’attestent de nombreux toponymes de la frontière orientale : Nova Canãa, Eldorado do Carajás, Redenção, Conceição do Araguaia, etc. Pour la majorité, la frontière pionnière symbolise

l’appropriation, en contrepoint avec l’expropriation (Sawyer, 1984 : 18) dont les migrants,

particulièrement ceux originaires du sertão semi-aride, faisaient l’expérience au quotidien. En ce sens, les migrations amazoniennes se singularisent doublement, à la fois par un déplacement spatial mais aussi la perspective d’un déplacement social.

Dans les deux cas, ce ne sont pas les plus misérables qui se déplacent, mais ceux qui sont les plus susceptibles de prendre conscience du décalage entre leurs aspirations et la possibilité de les réaliser sur place. [...] L’effet premier de la migration est de contraindre les migrants à élaborer une série de rôles nouveaux (Boudon et Bourricaud, 2004)

La frontière est donc le lieu du renouveau et de la construction sociale. La société qui se met en place

ex-nihilo n’a aucun lien avec les sociétés traditionnelles locales ou les genres de vie indigènes (Léna,

1986). En effet, les migrants arrivent dans une société en train de se construire, où les modèles culturels locaux sont en cours de structuration. Ils importent avec eux leurs systèmes de valeurs et contribuent à forger une région fonctionnant avec un système référentiel propre.

Pour les générations suivantes, nées sur la frontière, tout a déjà changé. Elles se retrouvent dans un milieu où l’environnement écologique s’est transformé, où les conditions du développement économique sont toutes autres et où l’environnement social et culturel est déjà construit. Jusqu’à quel point les jeunes générations ont-elles été marquées par l’imaginaire, l’aventure et le sacrifice de la migration ? Comment en portent-elles le poids ou les reproduisent-elles ?

Aujourd’hui, après que deux générations de migrants ont occupé et transformé l’espace autrefois forestier, la période des migrations de longue distance à la recherche des terres est révolue. Malgré tout, les phénomènes de circulation continuent à être particulièrement actifs, et recouvrent une variété croissante de mouvements : aux côtés des flux rural-urbain ou urbain-urbain, les stratégies de multi-résidence se muliplient tandis que les déplacements temporaires et circulaires gagnent en importance. Les parcours des migrants de la première grande vague d’occupation de l’Amazonie se sont caractérisés par des trajets au long cours, d’est en ouest, tandis qu’aujourd’hui, les parcours de leurs fils sont composés d’étapes de plus courte portée et durée, fréquemment dirigées vers les régions centre et sud-est. Alors que la frontière agricole se ferme, ces jeunes ruraux, dont le niveau

d’étude s’améliore sans cesse, construisent des projets de vie plus « ambitieux » polarisés par les zones urbaines et les emplois salariés.

Dans ce chapitre, nous réfléchirons en procédant à l’étude des mouvements migratoires de la population de Ciriaco qui, dans un premier temps et pour en comprendre les originalités, seront appréciés en comparaison avec d’autres profils migratoires amazoniens (méthodologie Ebimaz/Duramaz).

Ensuite, afin de mieux comprendre les logiques à partir desquelles se conduit une migration et se stabilisent les familles en fondant des villages, nous évoquerons, cinquante ans après, l’histoire de la famille de Mané Preto, pionnière du Ciriaco, dont la trajectoire est indissociable de celle de la construction locale.

Plusieurs enfants et petits-enfants des fondateurs sont encore présents sur place, et racontent ces récits glorieux comme les faits d’une génération, déjà en grand déphasage avec les déplacements actuels. De fait, les formes de la mobilité spatiale évoluent avec le temps, en fonction du contexte économique et politique, qui canalisent les lieux d’attraction et peuvent orienter les parcours de toute une génération. Nous terminerons ainsi par une analyse des parcours des jeunes colons, montrant comment ceux-ci se construisent par étapes, et révèlent une organisation sociale, à chaque point d’origine et de destination.

Chapitre II – Migrations et peuplement – Enquêtes biographiques à Ciriaco

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II. I LA MIGRATION VERS LA FRONTIERE PIONNIERE

La migration est sans doute une des caractéristiques les plus repandues parmi les populations amazoniennes ; cela devient presque tautologique dans le cas des fronts pionniers qui sont, par définition, peuplés uniquement de migrants, mais aussi parce que ces migrants connaissent généralement de nombreuses difficultés pour se stabiliser.

Dans ce chapitre, cette question de la mobilité des populations amazoniennes a été étudiée dans le cadre du programme de recherche Duramaz, dont l’objectf était identifier « les déterminants géographiques, démographiques et socio-économiques de la durabilité en Amazonie brésilienne ». Dans la continuité d’un premier projet de recherche (appelé EBIMA, 2005), Duramaz a cherché à tester une méthode de description et de comparaison des populations sur les différents sites étudiés (treize communautés, voir carte n° 8). Une méthode d’enquête particulière, appelée Ebimaz, pour « Enquêtes Biographiques en Amazonie », a été élaborée, visant à la fois à mieux qualifier les populations d’un point de vue socio-démographique (structure par âge et par sexe, niveau d’instruction, mobilité professionnelle, mise en union et fécondité, etc.), mais aussi à recenser les histoires de vie des habitants, afin d’explorer les relations existant entre les phénomènes de stabilité/mobilité de la population et la mise en place d’une dynamique de développement durable. Afin de retracer les trajectoires migratoires, le parti-pris a été d’adopter un questionnaire biographique fermé, permettant de reconstituer de façon systématique les itinéraires résidentiels et professionnels des enquêtés, et associant les données historiques aux données géographiques. Dans un premier temps, nous questionnerons l’hypothèse d’un comportement migratoire spécifique à chaque type de population étudiée par Ebimaz. Les pratiques migratoires de « l’Amazonie des fleuves », à laquelle sont associées les populations extractivites et indigènes, s’opposent-elles réellement à celles de « l’Amazonie des routes », peuplées de pionniers aux parcours migratoires supposés chargés ? Afin de tester les effets de stablisation et d’avancée du peuplement, nous mettrons en comparaison les lieux de naissance des parents et des individus enquêtés sur différents sites de l’échantillon Ebimaz/Duramaz, dont fait partie la réserve extractiviste de Ciriaco.

Dans un second temps, nous mettrons à profit cette méthodologie pour vérifier si les projets de développement durable ont eu une incidence sur les dynamiques de peuplement local, en termes d'attraction, d'absorption et de stabilisation de la population. Pour cela, toujours à partir d’un échantillon composé de colons de Ciriaco, nous retracerons leurs parcours migratoires sur une période de cinquante ans (1957-2007), à l’échelle du municipe (sur l’ensemble du pays) et de la localité (à l’intérieur du municipe de résidence actuel, Cidelândia).

A. LES SPECIFICITES DES MIGRATIONS AMAZONIENNES

Depuis la première moitié du XXe siècle, les nordestins, figures nationales de la migration, abandonnent le sertão, en direction du sud, en direction de São Paulo et du Paraná, pour y chercher des emplois ou des terres agricoles. En parallèle des départs vers les grandes métropoles du sud (São Paulo, Rio de Janeiro, et plus tard Brasília), à partir des années cinquante les lieux de destination des migrations rurales brésiliennes se répartissent entre trois régions distinctes.

Les deux premiers flux trouvent leur point de départ dans le centre-sud du pays : en direction du Paraguay pour ceux qui sont originaires de la vallée du Paraná (Monbeig, 1981) ; en provenance des Etats du Paraná et Santa Catarina en direction du sud de l’Etat du Mato Grosso (Le Borgne-David, 1998). Un troisième courant, qui traverse le pays, se dirige vers la grande région amazonienne, largement vide d’hommes.

Les migrations vers l’Amazonie ont la particularité de répondre à une dimension idéologique, celle de la « frontière » : l’occupation des terres périphériques amazoniennes s’opère en écho à une propagande diffusée par les discours officiels et les médias. L’occupation de l’Amazonie est encouragée par l’Etat, qui joue un rôle déterminant en ravivant les idéologies de « la Marche vers l’Ouest », de l’expansion nationale et du développement : cette nouvelle frontière promet au pays entier de nouvelles perspectives : garantir le « miracle économique brésilien », offrir l’accès à la terre pour les petits producteurs pauvres du Nordeste et garantir la sécurité nationale contre toutes les menaces extérieures et intérieures (Becker, 1986). Dans sa dimension idéologique, elle est supposée

offrir aux migrants la promotion verticale impossible dans les régions économiquement et sociologiquement stabilisées. En promettant les mêmes chances pour tous sur la frontière, l’Etat prône un égalitarisme théorique qui est une concrétisation de l’utopie pionnière (Aubertin et Léna,

1986 : 263).

D’une façon concrète, à partir de la seconde moitié des années cinquante, l’action de l’Etat s’est caractérisée par la création de mécanismes d’encouragement économiques destinés à augmenter la production de biens, mais aussi par la construction d’axes routiers pionniers d’aménagement du territoire. De grands axes de pénétration rompent les barrières géographiques qui isolaient les marchés régionaux, en accompagnant ou en provoquant le déplacement des paysans et des

fazendeiros (Becker, 1986). Ainsi, par la construction des routes, l’Etat participe de façon décisive à

l’occupation de la frontière (Sawyer, 1984).

INTEGRER LA REGION AUX ECONOMIES NATIONALES

Au cours des années soixante, le constat est fait que le secteur rural est archaïque, tant du point de vue des techniques agricoles que des relations de production, ce qui est alors considéré comme une entrave au développement agricole et plus largement au développement de l’économie nationale. En conséquence, le gouvernement se donne pour objectif de moderniser la structure agraire, de façon à ce qu’elle puisse effectivement être en mesure d’approvisionner les marchés régionaux, mais aussi afin d’intégrer la population rurale à l’économie de marché. En effet, le maintien d’un schéma traditionnel de production centré sur le latifundium et des relations déséquilibrées de fermage emprisonnent l’essentiel des producteurs ruraux dans l’auto-susbsistance, réduisant les perspectives de gains de productivité et surtout d’accès au marché (Gonçalves Neto, 1997).

De fait, l’incorporation des petits agriculteurs à l’économie de marché permet de répondre doublement aux ambitions brésiliennes de développement économique : elle permet de compenser le déficit d’approvisionnement des centres urbains en produits agricoles et offre les conditions pour la création d’un marché interne, susceptible, par la suite, d’absorber des produits industriels (Apesteguy, 1978).

Pour faire évoluer le système productif, deux angles d’attaque du problème existent :

(i) Emanciper les relations de production agricole de leur caractère semi-servile, garantissant au travailleur un pouvoir de négociation pour vendre sa force de travail dans de meilleures conditions ; (ii) Eliminer « l’oligopole de la terre », en redistribuant la propriété et – ce qui est plus important – en

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En ce sens, les politiques de colonisation constituent une façon confortable d’amorcer la « réforme agraire » : par la redistribution géographique des populations rurales dans des espaces vides et propices à la production, le gouvernement peut atteindre ses objectifs de production sans trop bousculer les élites rurales. La colonisation constitue alors une solution polyvalente. Elle rend envisageable l’installation d’une classe de petits propriétaires qui, en devenant vendeurs, deviennent potentiellement consommateurs et servent de support au développement industriel. En parallèle, l’apport de main-d’œuvre facilite l’implantation de sites industriels régionaux. En d’autres termes, l’intervention de l’Etat dans le peuplement et la mise en valeur des terres répond à la volonté de mettre les terres vierges au service de la croissance économique. Dans tous les cas, une frange

pionnière est une affaire d’Etat (Monbeig, 1981 : 51).

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