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CINQUANTE ANS APRES LA MIGRATION

B. LE MIGRANT ET SES RESEAUX

Tous les parcours migratoires ne sont pas conduits avec la même détermination que celle qui a conduit le clan Colodino à Ciriaco il y a cinquante ans. D’autre part, les migrations actuelles ne répondent plus aux mêmes logiques que celles conduites dans les années soixante-dix et quatre-vingts. Néanmoins, chaque déplacement répond à un objectif précis, qui peut être de courte visée (ramasser un petit pécule, explorer la région) ou plus construit (s’établir en ville), cela même dans les cas où l’itinéraire migratoire se présente en apparence comme une compilation de trajectoires marquée par l’opportunisme et dont la logique ne semble guère maîtrisée.

Nos avons vu que les parcours migratoires se composent de flux de différentes natures, dont nous estimons qu’elles se combinent pour répondre à des objectifs spécifiques au sein d’un projet. Certains flux, de longue ou courte distance, permettent d’explorer une région avec l’objectif d’y transférer sa résidence ; d’autres sont explicitement temporaires, visant à gagner de l’argent, avec l’intention avouée de « revenir au pays ».

1. Le projet migratoire

Chez le sujet, le projet en soi peut être totalement formulé dès le premier départ, ou se construire au fur et à mesure des étapes migratoires, influençant la nature de la migration à réaliser (déplacements circulaires, multi-résidence) ainsi que la destination de ces flux (ville-campagne, ville-ville, zone de colonisation, etc.).

En effet, pour autant qu’elle soit construite, une stratégie migratoire n’est jamais une planification parfaite. Au contraire, les décisions sont dynamiques, elles se construisent avec le temps et se réajustent en fonction des résultats obtenus. Alors, les circonstances extérieures (opportunités) sont saisies par le migrant comme une occasion pour réaliser une étape de son projet. En d’autres termes, les stratégies sont l’exercice de l’adaptabilité des groupes et des individus (Grandchamp-Florentino, 2005) ; les opportunités extérieures, liées à un contexte macrosocial, sont appropriées par l’individu, qui les intériorise et les transforme en un élément de son parcours biographique (Bertaux, 2006).

Combinaison de facteurs extérieurs, de désirs personnels, de la capacité de résilience et d’adaptation des individus, les stratégies sont aussi le reflet de négociations collectives impliquant un groupe plus ou moins large. En effet, la décision de migrer n’est que très rarement prise isolément par les acteurs, hors de tout contexte familial, communautaire ou social. L’acte de migration s’inscrit dans le cadre de réseaux sociaux et de négociations au sein du groupe, et bien plus qu’un simple acte individuel, la décision de migration est souvent la résultante d’une concertation entre les membres de ce groupe (Araujo et Schiavoni, 2002 ; Dupont et Guilmoto, 1993). Cette concertation est entendue par Guilmoto (1998) comme une forme de « contrat familial » qui fixe les engagements de chacune des parties.

Le principe central de ce type d’arrangement est que le ménage s’attend à recevoir une part importante des revenus du migrant, offrant en contrepartie à celui-ci la garantie du retour et d’une réintégration dans la famille ( : 501).

C’est en effet cette fixation à un point de la cellule familiale qui permet d’argumenter en faveur d’une stratégie et de qualifier l’ensemble de projet. En premier lieu, la perspective d’un retour au pays présuppose au minimum que celui qui reste ait accepté la migration. En échange, celui-ci accepte de prendre à sa charge une surchage domestique qui permettra de compenser la part de travail de l’absent. Ce “contrat migratoire” repose notamment sur la coopération inter-générationnelle : les grands-parents, stabilisés grâce aux retraites rurales, prennent en charge les petits-enfants tandis que l’un ou les deux conjoints partent à la recherche d’un emploi. C’est le cas pour Antonio José, mais c’est également une stratégie largement mise à profit par les jeunes femmes, particulièrement les mères célibataires, comme l’illustre l’exemple de la jeune Distéia (carte n° 21). Elle qui, enfant, avait été confiée pendant plusieurs années à des cousins parce que sa mère travaillait en ville, a reproduit ce même schéma, confiant à son tour ses deux enfants à sa mère, alors établie à Ciriaco, tandis qu’elle s’employait à Açailândia.

De fait, l’identification de réseaux sur lesquels s’appuie l’individu permet de comprendre comment s’organise la migration, tout d’abord en termes de stratégie (quel rôle joue le migrant dans l’ensemble), mais également en termes de trajectoires spatiales. Il faut alors chercher à capter la dimension collective de ces comportements migratoires, mais il convient pour cela de mieux caractériser la nature des déplacements que nous avons pu le faire, afin de mieux comprendre le sens que ceux-ci revêtent dans le projet individuel et/ou collectif.

A Ciriaco, l’opération « emploi des parents à l’extérieur + enfants chez les grands parents » a pu être observée à de nombreuses reprises, ce qui complique les relevés de populations : les maisons sont pleines d’enfants dont les parents sont « en ville » ; untel, qui vit officiellement dans la réserve et bénéficie d’un lot, ne l’occupe en réalité que quelques semaines dans l’année, lors des périodes de « retour au pays » ; un autre est venu d’une autre campagne justement pour prendre soin de ce lot pendant que son « propriétaire » travaille à l’usine.

2. Les zones rurales sont-elles encore attractives ?

Tout en ayant conscience de l’attrait exercé par la ville, il serait néanmoins erroné de ne raisonner qu’en termes d’exode rural : des flux, moins denses mais réels, existent en direction de la campagne, comme l’attestent les exemples, jeunes et vieux confondus, de Velho João, Distéia, Gago ou Parazinho, arrivés récemment dans la région (cartes n° 20 et n° 21).

Après une vie entre la pêche et le commerce, passée principalement sur les villes du littoral cearense,

piauiense et maranhense, en 1997, alors qu’il a 64 ans, avec sa troisième épouse, le vieux João décide de

migrer « une dernière fois », pour offrir une vie plus sûre à sa nouvelle famille, composée alors uniquement de jeunes enfants. Il décide de changer de stratégie et de descendre vers le sud où, suppose-t-il, les terres sont plus abondantes. Après un passage dans une fazenda de Cidelândia, en 2006, il est invité à Ciriaco par un neveu qui lui aurait assuré (de façon tout à fait inexacte) qu’il pourrait y obtenir un lot. Ce qui n’a pas marché pour lui a fonctionné pour Zé Martins, autre cearense, lui aussi âgé

Chapitre II – Migrations et peuplement – Enquêtes biographiques à Ciriaco

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aujourd’hui de plus de 70 ans mais n’ayant pas de jeunes enfants à charge. Après une tentative avortée sur la Transamazonienne (Anapu), la famille est venue s’installer en 1999 à Ciriaco. Dans ces deux cas, des chefs de famille âgés au parcours migratoire tourmenté et au passé rural, on comprend aisément l’envie de se tranquiliser et d’assurer les arrières d’une famille plus jeune, en les établissant sur une terre accueillante.

Pour des jeunes également, les zones rurales peuvent constituer une solution attractive. Parazinho (carte n° 21) est le seul paraense de souche de notre échantillon. Dans les garimpos du Mato Grosso, il tombe amoureux d’une très jeune femme, avec laquelle il se marie. Ensemble, ils retournent dans le Bico do Papagiao travailler sur les terres d’un parent de la jeune épouse, avant de se rendre au Centro do Olimpio, puis à Ciriaco, dont est originaire Madame. Ils y obtiennent un lot, qu’ils cultivent avec ténacité. De la même manière, Gago (carte n° 20), un jeune vacher, est arrivé à Ciriaco à l’appel d’un parent. Originaire de Tuntum (Maranhão), il a été envoyé très jeune dans une fazenda de Presidente Dutra pour y apprendre le métier, puis est parti exercer à Mirador. Mais c’est un homme qui aime les femmes presque autant que la bagarre, ce qui l’amène à deux reprises à quitter son emploi et à rentrer chez ses parents. A Ciriaco, où il est appelé par un oncle lointain en mal de main-d’œuvre, il s’assagit et promet de prendre un nouveau départ : il arrête de boire et même de fumer ; il est toujours prompt à prêter main-forte. Sa bonne humeur, son ardeur au travail et la confiance qu’il inspirent payent : son « tuteur » lui cède une part de son lopin, un ami lui obtient une place de chauffeur de tracteur (enregistré sur son livret de travail !)57.

Distéia (carte n° 21), quand à elle, était revenue à Ciriaco rendre visite à sa mère. Elle y a rencontré un jeune homme, prêt à la prendre en charge avec ses enfants, ce qui l’a décidée à rester.

Point commun de ces trois histoires : les parcours ont convergé vers Ciriaco grâce à la présence d’un membre du réseau familial (très élargi). De la même manière qu’on ne migre jamais en ville sans y avoir au préalable un point de chute (Morice, 1993), on n’atterrit pas dans les campagnes sans y avoir été amené par un tiers.

La formation de ces réseaux, qui ancrent les échanges migratoire sur des trajets bien définis, s’appuie naturellement sur la famille et la communauté d’origine, les deux institutions qui sont partie prenante du projet migratoire (Guilmoto, 1998 : 503).

De fait, les réseaux orientent géographiquement les flux, aussi bien en leurs points d’origine que de destination (Araujo et Schiavoni, 2002) ; leur compréhension permet notamment d’expliquer la configuration des parcours migratoires : à Ciriaco, 31 % des répondants ont affirmé être arrivés dans la région sous l’influence d’un parent ou d’un conjoint. En ce sens, si la famille constitue l’unité d’analyse pertinente pour l’étude des migrations (Dupont et Guilmoto, 1993), celle-ci doit être appréhendée au niveau local (Arnauld de Sartre, 2003) mais aussi au niveau étendu.

L’arrivée dans une zone rurale, grâce à une information distribuée par un membre du réseau, peut s’avérer, même chez des personnes jeunes, une opportunité de stabilisation qui permet de fixer des parcours cahotiques. Parazinho, père de famille nombreuse a trouvé à Ciriaco un cadre pour élever et d’éduquer ses enfants, de même que Distéia leur a trouvé un foyer. En ce sens, plus que la perspective

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Lorsque nous somme retournés à Ciriaco en 2009, Gago avait quitté le village. Les mauvaises langues racontent volontiers qu’il s’est laissé séduire par une femme d’ailleurs, « une prétentieuse », qui lui aurait fait des dettes au point que, honteux, il abandonne ses amis et reparte en cachette à Tuntum avec sa compagne.

agricole, ce sont les conditions générales du lieu qui assurent la permanence de ces familles : la sécurité foncière, les services d’éducation et de santé.

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