La conservation des palmiers sur les pâtures présente des avantages reconnus : une meilleure productivité du troupeau ainsi qu’une viande plus tendre (Balick et Pinheiro, 1993) ; pour le propriétaire, la revente des amandes récoltées par les agriculteurs lui procure de petits bénéfices, qu’il peut réinvestir dans la gestion du pâturage19. Pourtant, les grands propriétaires terriens optent de plus en plus fréquemment pour une éradication quasi complète du babaçu. Les entretiens conduits par May (1990) auprès d’éleveurs du moyen Mearim ont révélé qu’en réalité, plutôt que de répondre à des arguments objectifs, la décision de conserver ou non les palmiers sur les pâtures semble faire appel à des raisons plus profondes, lesquelles s’expriment par des comportements différents. Sur ce point, Amaral Filho (1993) classe les propriétaires ruraux maranhenses selon deux profils :
• Le « traditionnel », petit, moyen ou grand propriétaire, entretient une relation conservatrice à la terre. Ses activités sont diversifiées, il utilise la petite production non capitaliste en parallèle de l’élevage extensif et a peu recours aux subventions publiques par « résistance conservatrice » ou méconnaissance. Présent surtout dans les régions du Cerrado et de la Baixada, il a
une relation plus “passionnelle” avec le babaçu et a tendance à continuer à en vendre l’amande
(: 232).
• Le « moderne » est dans la plupart des cas un grand propriétaire terrien des Cocais ou de la Pré-Amazonie. Arrivé récemment, souvent originaire des Etats de Rio de Janeiro, São Paulo, Minas Gerais, Goiás, Paraná ou de la Bahia, son activité a généralement été largement financée par les
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Durant cette période, la diminution du nombre de posseiros s’explique également par l’opération de régularisation foncière du Getat, qui a permis de titulariser une partie des propriétés, ou d’en expulser les occupants.
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La gestion des palmiers est d’ailleurs sommaire, puisqu’elle se résume à l’éradication des jeunes plants et la supression des palmiers improductifs, conservant uniquement les pieds de meilleure productivité.
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crédits de la Sudam ou de la Sudene. Il se désintéresse de l’activité agricole et des petits producteurs ; la terre est un capital productif à faire fructifier.
Carte 5 : Evolution de la dynamique agro-pastorale, 1977-1994
De façon indirecte, ces deux profils sont visibles sur la carte n° 5-C : les petits, traditionnels et nombreux, se concentrent dans les zones de colonisation ancienne, sur une majorité de propriétés de très petite taille (moins de 5 ha) et ont des troupeaux plus restreints. Les grands propriétaires, localisés dans les zones de peuplement récent et de plus grande concentration foncière, sont beaucoup moins nombreux mais présentent pour la majorité d’entre eux des superficies supérieures
à 50 ha. Ces derniers, les « modernes », ont tendance à systématiquement supprimer le babaçu. En effet, ils n’entretiennent à son égard aucune relation culturelle, et celui-ci n’est entrevu qu’à travers son « caractère envahisseur », menaçant l’intégrité des pâturages (Brasil, 1985). De plus, sa présence occasionne des coûts de gestion élevés : l’entretien des prairies est un des premiers postes de dépense des éleveurs (Machado apud Poccard-Chapuis, 2004). D’autre part, les dégradations commises par les extractivistes lorsqu’ils pénètrent sur les propriétés pour y récolter le babaçu (clôtures abimées, départ de feux, abandon des coques) sont fréquemment mises en avant pour justifier la suppression des palmiers ou les restrictions d’accès aux babaçuais.
En conséquence, dès le milieu des années quatre-vingts, la « dévastatation des babaçuais » se généralise (Almeida et al., 2005). On constate que même une augmentation des bénéfices tirés de la revente des amandes ou des noix ne serait pas nécessairement suffisante pour justifier aux yeux des propriétaires la conservation du babaçu sur leurs terres. Il est vrai que d’un point de vue strictement rationnel, l’abattage des pieds adultes semble la seule solution raisonnable (en termes de coûts de revient) car elle permet à terme de mettre fin au cycle de reproduction du babaçu, qui s’éteindra au fur et à mesure de l’éradication des plantules (Foresta, 1995). Mais au-delà de ces raisons objectives (coût de l’entretien, dégradations commises par les agriculteurs), la destruction des babaçuais manifeste les conflits de représentation qui se matérialisent à travers cette plante, opposant deux visions de l’agriculture, de la mise en valeur des ressources naturelles et de la propriété :
Les fortes densités des palmiers de babaçu étaient envisagées comme des ressources pour les petits producteurs pratiquant l’agriculture. Les fazendeiros, lorsqu’ils ont commencé à agir selon certaines normes sociales et économiques ont perçu la prolifération des jeunes palmiers comme un fardeau économique et social supplémentaire (Porro, 2005 : 39).
En conséquence, de nombreux propriétaires terriens interdisent aux extractivistes de venir s’approvisionner dans leur forêt de babaçu ou en limitent fortement les conditions d’accès. Cependant, au lieu d’une diminution de l’activité, on constate alors une clandestinisation de l’extractivisme de babaçu. Dès lors que les restrictions d’accès aux babaçuais sont contestées, le fait que les agriculteurs continuent à s’introduire dans leurs propriétés pour y récolter les noix est vécu par les fazendeiros comme une provocation ; le maintien des palmeraies de babaçu est alors perçu de façon croissante comme une menace à la consolidation de leurs propriétés, ce qui a conduit à des confrontations et à l’abattage systématique des babaçus dans les fazendas (Porro et al., 2004).
Le babaçu est natif, naturel de la forêt. Personne, pas même les latinfundaires ne se considérait comme maître du babaçu. Ils pouvaient dire qu’ils étaient maîtres de la terre, mais pas du babaçu. A cette époque, le paysan cassait son babaçu sur les terres de n’importe quel citoyen (Conceição, 1980 : 24).
Ainsi, alors que cela était impensable quelques années auparavant, les transformations de la structure agraire se traduisent concrètement par la restriction des droits d’usufruit des ressources naturelles, l’abattage des palmiers et la conversion des forêts de babaçu en pâturages (May, 1990 ; Amaral Filho, 1993 ; Almeida, 1995 ; Almeida, Shiraishi et Martins, 2005). Les producteurs qui ne contrôlent pas la terre dépendent logiquement des accords passés avec le propriétaire face auquel ils disposent d’un pouvoir de négociation excessivement réduit. Le droit d’usufruit du babaçual, qui jusqu’alors était implicite, fait dès lors partie des conditions à négocier avec le propriétaire aux agriculteurs pour conserver le droit de demeurer sur sa propriété. On passe d’un bien d’usage commun à une ressource privée d’accès restreint ; ceux qui ne pourront pas survivre dans ces conditions devront s’en aller.
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2. L’engrenage des conflits
On perçoit ainsi que la persistance du système du babaçu est fortement liée à l’évolution de la structure agraire. Face à la modernisation de l’agriculture maranhense, de nombreux foyers de résistance se forment pour protester contre l’éradication des palmeraies et réclamer que l’accès aux forêts de babaçu soit systématiquement autorisé aux populations qui vivent de l’extraction de l’amande. Mais d’une manière générale, les conflits du babaçu sont une autre expression des conflits fonciers qui se trament. Au début des années quatre-vingts, alors que la frontière agricole se ferme, il n’y a plus guère de terres libres et la pression se fait sentir, rendant plus aigus les conflits. En l’absence de cadastre, les titres frauduleux sont de plus en plus nombreux. En conséquence les confrontations se multiplient ainsi que la violence physique liée au contrôle de l’espace. Les pouvoirs locaux sont dépassés, et l’intervention fédérale, qui s’impose à travers les agences de développement (Sudam, Sudene), favorise les « entreprises rurales ». Mais même au niveau fédéral, la superposition des statuts des terres – entres les terres devolutas situées sur les bandes de 100 km des routes fédérales, les imbroglios juridiques liés aux procès des grilos, les terres en cours de colonisation, les terres méconnues – l’Etat est incapable d’assurer le contrôle sur ses terres.
Entre 1964 et 1985, Imperatriz est considéré comme le municipe recensant le plus grand nombre de morts liées à la lutte pour la terre (Sader, 1986) mais tout le « Bico do Papagaio »20 onnaît une situation de forte tension. La violence des affrontements qui s’y déroulent a amené la presse à décrire la zone comme le théâtre d’une véritable « guerre pour l’occupation des terres », où se côtoient armes et corruption (Veja, 1980) ; Bitoun estime que les confrontations « menacent la paix civile à Imperatriz ».
Parmi les agriculteurs, l’action collective, d’abord encadrée par l’Eglise, puis parfois violente et armée, se généralise pour exprimer la résistance.
a. « Essa terra é nossa » : la formalisation des syndicats ruraux
Mais s’ils atteignent leur paroxysme à cette époque, les conflits ont été nombreux dans l’ensemble du Maranhão depuis les années soixante, et ont avancé en même temps que l’occupation des terres. Dans le passionnant et très émouvant ouvrage Essa Terra é nossa [Cette terre est à nous, 1980], Manuel da Conceição, jeune agriculteur de São José do Tufi (municipe de Pindaré-Mirim) qui deviendra au fil des années un leader rural influent – à ce titre pourchassé puis puni par la dictature militaire21 –, raconte la manière dont les événements se sont enchaînés depuis la fin des années cinquante, comment l’exaspération des agriculteurs, pourtant pères de famille, les a conduits à planifier des affrontements armés contre les propriétaires terriens.
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La région du “Bec du Perroquet” est ainsi nommée en raison de la forme qu’elle dessine sur la carte. Elle est située à la confluence des fleuves Tocantins et Araguaia, zone de triple frontière entre les Etats du Maranhão, Pará et Tocantins.
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Manuel da Conceição est un paysan du Maranhão, né en 1935. Expulsé à plusieurs reprises de ses terres, il devient dans les années soixante-dix un important leader du mouvement rural. Manuel da Conceição sera emprisonné à trois reprises : en 1968, son incarcération se soldera par l’amputation de sa jambe gauche suite à une balle reçue lors de son arrestation ; en 1972, détenu, torturé dans les prisons de Rio de Janeiro, de la Bahia, de l’Alagoas et du Pernambouc où il est jugé et innocenté en 1975. Arrêté à nouveau la même année à São Paulo, Manuel da Conceição part en exil à Genève où il approfondit sa formation de militant entre 1976 et 1979. C’est là que se déroulent les entretiens avec la sociologue Ana Maria Galano, qui formeront le corps de l’ouvrage Essa terra é nossa. Ce livre foisonne de détails et d’anecdotes qui permettent au lecteur de visualiser aussi bien la réalité rurale quotidienne que l’enchaînement des événements et les formes d’implication des agriculteurs du babaçu dans la lutte générale pour l’accès à la terre qui caractérise les années 1960-1980.
Grâce à l’engagement de l’Eglise Catholique, les agriculteurs ont progressivement pris conscience de leurs droits22 et s’organisent à travers des associations syndicales avant de former de véritables syndicats ruraux, qui gagnent rapidement de l’ampleur. Las de la « sujétion » et de l’humiliation (Santos, 1983), des événements jusqu’alors habituellement subis deviennent des déclencheurs d’actions violentes. Voici un des exemples d’engrenage d’humiliation et de violence vécu à Pindaré-Mirim sur les terres des patrons : étant donné que les champs des agriculteurs et pâturages des patrons ne sont pas séparés par des clôtures, à chaque récolte, de nombreux agriculteurs perdent leurs plants, mangés par le bétail, libre de déambuler à son gré. Face à cette situation, les agriculteurs s’insurgent, et abattent systématiquement le bétail des éleveurs... à quoi répondent de nouveaux actes de violence perpétrés par la police ou des milices locales à l’occasion des veillées syndicales (Conceição, 1980)23.
En 1964, le Maranhão compte 48 syndicats ruraux : le mouvement des travailleurs ruraux revêt ainsi une grande importance, car il véhicule pour les agriculteurs un idéal d’autonomie en même temps qu’il constitue une action concrète d’émancipation du patron, qui se manifeste également par des tentatives de coopératives ou des champs communautaires (Almeida, 1981).
La formalisation des syndicats ruraux constitue un pas décisif de l’organisation collective en milieu rural. Tout d’abord, le syndicat a promu un espace de discussion entre ses membres. Ensuite, le regroupement syndical instaure la représentation collective des agriculeurs, c’est-à-dire que les décisions dont le syndicat se fait le porte-parole portent le poids du groupe. Mais surtout, dans la mesure où il reconnu par les autorités, il officialise et place le groupe en tant qu’interlocuteur légitime du débat.
Au cours de cette période, on assiste à une progressive positivation des formes de nomination qui marquaient auparavant l'infériorité : la caractérisation en tant que lavrador ou de trabalhador rural [travailleur rural] devient valorisante, car empreinte des valeurs de la lutte sociale. Ces termes sont devenus positifs, car ils sont chargés d’une identité, qui s'est exprimée et renforcée par l’action collective, tandis qu'auparavant ces termes ne désignaient que la position sociale (subalterne) des individus et leur indigence. Pour cela, les initiatives de formation menées par l’Eglise Catholique ont été capitales dans la prise de conscience « du droit d’avoir des droits » – et de les défendre – qui s’est opérée chez les « caboclos ».
On peut également s’interroger sur le rôle qu’a pu jouer la migration dans ce processus :
Bien que les paysans de la frontière agricole conservent un caractère essentiellement pré-capitaliste, ils présentent également un sens politique de résistance à la domination, à la spoliation et à l’exploitation.
[...] En ce sens, la migration vers la frontière représente une alternative à la spoliation dont ils étaient
victimes et à la prolétarisation [...] elle réprésente une forme de lutte des classes en milieu rural (Sawyer,
1984 : 20)
En effet, la migration vers la frontière est généralement motivée par un désir d’accéder à une reproduction sociale plus élevée (Le Borgne-David, 1998). L’appropriation d’une terre est alors
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Dès le milieu des années cinquante, l’Eglise catholique met en place un vaste programme d’alphabétisation des agriculteurs combiné à la formation civique. Des leaders ruraux sont désignés pour recevoir les enseignements, qu’ils devront se charger de répercuter auprès de leurs collègues. De retour dans leur communauté, la restitution des séances de formations du Mouvement d’Education de Base MEB auprès des autres agriculteurs sont surtout l’occasion de discuter des problèmes recontrés localement, devenant des assemblées syndicalistes avant l’heure. Les “élèves” ayant suivi directement les cours du MEB peuvent alors faire part des droits que peuvent réclamer les agriculteurs.
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Deux questions apparemment banales vont cristalliser vont polariser les débats et mobiliser les agriculteurs : (i) la question du bétail dans les roças, ainsi que (ii) la liberté de vente des denrées agricoles : les propriétaires des terres exigent que le riz et l’amande de babaçu qui sont récoltés leurs soient obligatoirement vendus. Le prix de vente est très souvent bien inférieur au prix du marché, et décidé par le patron selon des critères arbitraires.
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envisagée comme une libération, et porte la perspective d’un changement dans l’ordre de domination dont les migrants étaient victimes. En conséquence, la menace de l’expulsion amène avec elle l’idée qu’il ne reste que peu d’alternatives aux travailleurs ruraux : s’unir et lutter ou partir. C’est sur cette aspiration pour une société plus égalitaire, dans laquelle le paysan reçoit sa part de récompense, que repose l’organisation des syndicats.