• Aucun résultat trouvé

CINQUANTE ANS APRES LA MIGRATION

B. PEUPLER L’ESPACE

2. La dynamique des villages

Assituar, le terme consacré localement pour exprimer qu’un lieu a été fait sien, pourrait se traduire

s’il existait un terme combinant le sens des verbes « fonder, établir et apprivoiser ». C’est donc de cela qu’il s’agit : domestiquer le lieu à habiter, selon l’expression consacrée « par le fer et le feu ».

47

Byrsonima crassifolia (L.) Rich ; petite baie orange, consommée telle quelle ou en jus.

48

Platonia insignes Mart., fruit rond de la taille d’une orange, à coque dure de couleur sombre ; sa chair blanche est très aromatisée.

49

Theobroma grandiflorum (Willd. ex Spreng.) Schum ; gros fruit à coque de forme sphérique ou ovoïde, allant jusqu’à 25 cm de longueur. Sa coque, solide et très douce, de couleur kakie, renferme des graines entourées d’une pulpe blanche, acide et aromatisée.

La domestication de l’espace nécessite la réalisation de lourds travaux qui, de même que certaines pratiques agricoles, nécessitent la participation du groupe (Sader, 1986). Cela explique la nécessité que le « projet migratoire » repose sur un groupe, mais d’autant plus sur un groupe familial : la

parenté sert ici, surtout, comme source d’inspiration vers un idéal de réciprocité généralisée, selon laquelle la qualité indistincte de « parent » suffit à expliquer qu’un cousin puisse cultiver « sans rien payer » ou à justifier qu’une aide ponctuelle puisse être donnée sans exiger de contrepartie. C’est en

ce sens que localité et parenté se renforcent mutuellement (Araújo et Schiavoni, 2002).

Tia Maria

Mon père a d’abord fondé les Frades, puis ensuite Viração. Un de ses frères est arrivé et il l’a installé à Viração. Et après il a repris les devants, et est venu établir le village de Bom Jesus. A cette époque, ça a commencé à se remplir, pas mal de monde est arrivé. Alors ils les a placés dans différents coins, il choisissait les gens et les endroits. Il a mis Raimundo Passarinho, avec Carlos par là-bas à l’Alto do Peba, il en a placé au centro do Olímpio... Ici, à Ciriaco, il a installé Chico Gado... c’était quelqu’un qui savait s’occuper du bétail. Et il a aussi posté la Régina ici, dans ce coin. Mais le premier c’était Zé Ciriaco, et c’est son nom qui est resté.

Mon père était le conseiller, c’est lui qui organisait les troupes.

Zeca Preto

Alors les quatre pionniers qui ont fondé les Frades se sont dispersés : Emídio, José Ferreira da Silva, mieux connu comme Zé Ciriaco a créé le domaine Pica Pau. Et aussi José Rodrigues, à l’emplacement de la Vila Bigode.

Ainsi, à partir de l’occupation des Frades (carte n° 14), le peuplement s’est d’abord organisé le long des berges du fleuve, principal moyen de déplacement, fréquenté par les commerçants : le village des Frades a été le premier fondé, puis Viração et Bom Jesus.

Au fur et à mesure de l’arrivée de nouvelles familles, le peuplement se poursuit par l’avancée vers l’intérieur des terres et la distribution des centros, à partir desquels se diffuse l’agriculture. C’est à cette époque que les chefs de famille les plus influents se sont répartis dans l’espace, créant les centros, qui deviennent des lieux de référence, dans la toponymie locale mais aussi dans l’agencement des activités : centro do Emídio, centro do Olimpio, Centro do Ciriaco.

Avec l’augmentation de la population, les rotations agricoles s’accélèrent, conduisant une fraction de la population à mettre en culture de nouvelles terres et à fonder un nouveau village. Les études de géographie de la population montrent que lorsqu’un seuil critique de densité est atteint, un « mécanisme régulateur de subdivision-migration » se produit, conduisant à la constitution d’un nouveau noyau de peuplement (Baudelle, 2003).

LA HIERARCHIE DES VILLAGES

L’organisation du peuplement en aval d’Impératriz indique la progressivité des points de fixation de la population, qui se distancie des berges du fleuve pour aller toujours plus vers l’intérieur, sous l’influence des nouvelles routes. La carte n° 15, centrée sur la zone proche du Ciriaco, montre de quelle manière des villages et hameaux apparaissent avec la présence de routes, mais aussi suscitent l’ouverture de nouvelles pistes de circulation. Pour suggérer l’idée de hiérarchie entre ces noyaux de peuplement, nous avons repris la distinction opérée par J. Bitoun (1980) entre bourg (2 000 à 10 000 hab.), grand (1 000 à 2000 hab.) et petit village (500 à 1 000 hab.), puis hameau (100 à 500 hab.).

Chapitre II – Migrations et peuplement – Enquêtes biographiques à Ciriaco

( 135 )

Les noyaux de peuplement les plus importants se situent tous dans les zones d’influence des pistes, tandis que les centros dont l’origine était liée à la proximité du fleuve déclinent progressivement, parfois jusqu’à la disparition (Frades, Bom Jesus). La piste principale (MA-125)50, grâce à laquelle s’effectue la liaison avec la ville de Marabá depuis la BR-010, est l’élément structurant du peuplement, vers laquelle convergent toutes les pistes tracées. C’est par ces pistes que s’opère le transport des produits commerciaux vers les centres. La plus ancienne, l’Estrada do Arroz [Route du riz] doit son nom aux principales marchandises qu’elle écoule vers Imperatriz dès 1964, les produits agricoles provenant des centres qui l’entourent. Coquelândia et le Puluqueiro (depuis rebaptisé Petrolina) sont alors particulièrement dynamiques mais déclineront progressivement à partir du milieu des années quatre-vingts lorsque le commerce du riz décroît.

La piste débouchant sur l’Entroncamento da Cida a été ouverte en 1969 pour faire transiter les billots de bois exploités par la Companhia Industrial de Desenvolvimento da Amazônia51 (CIDA), financée par la Sudam. L’entreprise a réutilisé et renforcé les pistes ouvertes par les agriculteurs pour relier les différents centros (Alto Bonito, Centro do Ciriaco, Domingão).

Le campement des travailleurs de la CIDA a été établi à la jonction avec la MA-125. En raison de la présence des ouvriers, le campement a rapidement développé un certain nombre de fonctions commerciales (bar, épicerie) et de services (recruteur de main-d’œuvre, pension, mécanicien), dont la présence explique selon Rodrigues (1978) la hiérarchie qui s’opère entre les noyaux de peuplement. Le campement est progressivement devenu un centre de rassemblement du peuplement local, consolidant et renforçant sa position centrale. C’est de cette histoire que découle le nom du municipe qui naît en 1997, alors que Cidelândia rassemble environ 10 000 habitants. Témoin de la vitesse à laquelle s’opèrent ces phénomènes de peuplement, en moins de trente ans, un campement d’ouvriers ou un rassemblement d’agriculteurs devient chef lieu de municipe, comme cela a été le cas de Cidelândia, Sampaio et Vila Nova dos Martírios, visibles sur la carte.

DANS LES HAMEAUX, LA HIERARCHIE DES HOMMES

Si au Castanhal et aux Frades, les lieux étaient déjà nommés, l’organisation de ce petit monde des villages s’est accompagné de la dénomination de l’espace. Au niveau des hameaux, le nom de Bom Jesus a été choisi par Manuel Preto, puis les noms de centro do Ciriaco, centro do Emídio, Alto do Peba ont émergé, faisant jusqu’à aujourd’hui honneur au prénom de leur fondateur. Parfois délibérée, comme dans le cas du Bom Jesus, la toponymie est la plupart du temps spontanée, et empreinte de l’occupation locale : la nomination des lieux traduit leur appropriation, que l’usage consacre. Par exemple, dès 1980, l’Entroncamento apparaît sur les cartes sous un autre nom : il est significativement renommé... Cidelândia52.

50

Improprement rebaptisée « Rodovia do Arroz » par le Gouverneur Roseana Sarney, la MA-125 ne sera asphaltée qu’en 1992.

51

Compagnie Industrielle de Développement de l’Amazonie.

52

Le suffixe “lândia” est la transcription brésilienne du land anglophone, fréquemment utilisé dans la toponymie nationale. CIDA+lândia = le pays de la CIDA, Cidelândia.

Chapitre II – Migrations et peuplement – Enquêtes biographiques à Ciriaco

( 137 )

Le fait que certains noms des centros soient associés à une personnalité nommée traduit le fait que celle-ci en constitue l’autorité locale ; ces hommes sont connus comme étant l’« assituante » du lieu [le situeur, domestiqueur, fondateur, pionnier]. Ce terme « assituante » est utilisé

pour désigner la personne qui forme un « centro » et qui, pour avoir fondé ce lieu, acquiert un certain ascendant sur les autres habitants. Chaque « centro » a son « assituante », c’est-à-dire son chef, dont l’autorité est reconnue. Ce chef décide de l’entrée ou du départ des travailleurs, selon des règles pré-établies en concertation entre les « situeurs » et les habitants (Trovão, 1989).

Les règles en question peuvent avoir notamment trait à l’acceptation de l’autorité de l’assituante sur les autres habitants, ou des habitants anciens sur les nouveaux arrivants. En effet,

la nouvelle réalité foncière n’exclut pas la reproduction d’inégalités : certains sont maîtres [donos de

lote], d’autres sont leurs métayers [agregados ou moradores]. Les processus de différentiation sociale

rendent possible la sphère de la réciprocité (Araújo et Schiavoni, 2002 : 11).

L’organisation de l’espace et la gestion des flux de nouveaux arrivants répondent à certains objectifs stratégiques :

(i) les familles pionnières sont placées de façon à quadriller régulièrement l’espace ; leurs savoir-faire servent à déterminer leur place. Celui qui fera preuve d’une habileté spécifique à la culture du riz sera placé sur les berges fertiles, avec le pêcheur, tandis que le petit éleveur sera plutôt placé plus avant à l’intérieur des terres, avec le chasseur.

(ii) A leur arrivée, les nouveaux venus s’installent de façon transitoire sur le lot d’une personne référente. Durant cette période de transition entre l’arrivée sur place et l’incorporation proprement dite à « l’espace foncier », l’arrivant sera subordonné à leur « dono », mais pourra cultiver son lot sans obligation de rétribution à son hébergeur, si ce n’est en contrepartie d’une aide ponctuelle à certaines tâches. Pour l’hébergeur, l’accueil sur sa zone de ces nouveaux venus apporte certains avantages : en plus de constituer une main-d’œuvre captive et redevable, le travail effectué par les arrivants pour leur propre compte contribue à valoriser et à étendre l’espace approprié par le « dono », et augmente son prestige social (Conceição, 1980).

Une fois que le nouveau venu arrive à se débrouiller seul, il construira sa maison et repartira chercher sa famille... ou non.

Les assituantes sont eux aussi pilotés par une figure supérieure, celle qui agence l’organisation générale de l’occupation. Ce rôle de leader, assumant la posture à la fois du meneur (guide) et du dirigeant (autorité) est bien illustré par une expression de Tia Maria, lorsqu’elle évoque la fondation du village de Viração par le père : il a repris les devants.

Depuis les Frades, le peuplement avance d’ouest en est : en allant vers la rivière Bom Jesus, Manuel Preto regagne physiquement le mini-front de l’occupation locale. Endosser et conserver cette position de leadership implique d’être à l’avant des dangers et des difficultés à affronter, pour ensuite placer les familles en lieu conquis ; c’est par ce biais que s’acquiert l’autorité symbolique sur les habitants.

La trajectoire de la famille Colodino a été toute entière emmenée par ce serment fait par le père : le projet initial de transmettre la terre a été central dans la décision de migration. De fait, la migration a pour finalité un changement de statut social – devenir propriétaire –, ce qui ne peut se concrétiser que par un déplacement du lieu de résidence. En ce sens, la migration a été un instrument, une stratégie, élaborés pour répondre à un projet familial –à la fois projet individuel entraînant le reste

de la famille, puisque la décision de Manuel Preto est guidée par un principe personnel, mais aussi projet pour la famille, établi au nom des enfants (Bertaux-Wiame, 1987).

Dans cet exemple concret, le projet initial semble extrêment clair et palpable. Toutefois, toute famille partage-t-elle un projet aussi explicite ? Toute migration comporte-t-elle une dimension familiale aussi forte ? D’ores et déjà on pourra répondre non à ces deux questions. Dans le cas précis de cette famille, la formulation du projet de Manuel Preto, telle qu’il est transmis dans les discours actuels, est proposé comme le point de départ d’une épopée familiale, la première ligne du récit que les descendants se plaisent à écrire et à immortaliser : dans les premières minutes de chacun de nos entretiens, tous les membres de la famille évoquent infailliblement cette promesse du patriarche. Sans aucun doute, le succès de l’entreprise – tous les enfants sont finalement devenus propriétaires, voire certains petits-enfants –, l’aura du père ainsi que le fait que sa mémoire soit attachée à celle du lieu ont-ils fait naître chez l’ensemble des héritiers du pionnier un sentiment d’orgueil, qui les encourage à entretenir ce souvenir, afin qu’il perdure dans le Ciriaco d’aujourd’hui et s’y perpétue. Le fait que la mémoire des Colodinos soit aussi vive et prompte à être narrée est bien la preuve que les héritiers ont respecté leur part du pacte : plus que la terre, ils ont accepté de s’incrire dans l’histoire familiale et ont intériorisé le projet initial. Nous verrons par la suite (chapitre III) que le père leur a aussi légué son ascendant sur les habitants, sa fonction de conseiller et sa position de leadership dans les affaires locales.

Chapitre II – Migrations et peuplement – Enquêtes biographiques à Ciriaco

( 139 )

Documents relatifs