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Les propriétaires monopolisaient la terre et n’offraient pas des salaires compensateurs, [...] le salaire journalier était inférieur à ce que le caboclo pouvait retirer en quelques heures de chasse ou de pêche ; il ne servait donc presque à rien de travailler. [...] l’extrême misère qui l’entouraient et l’absence de perspectives de s’en libérer ont anéanti chez lui toute ambition, pourtant chose naturelle à l’homme

(Andrade, 1970 : 76).

En raison de l’extrême petitesse de leurs propriétés (lorsqu’elles existent), les paysans doivent installer leurs cultures sur les propriétés des latifundiaires [fazendeiros], selon divers régimes de fermage. Ils habitent alors sur place et travaillent sur les terres des « patrons », en échange d’un loyer [renda] plus ou moins élevé et d’un certain nombre d’obligations. Le loyer est généralement payable en nature, il peut être fixe ou proportionnel à la récolte ; en retour, les paysans sont contraints de réaliser certains travaux de main-d’œuvre lorsque le patron le réclame, mais surtout ils s’engagent, outre à lui reverser une partie de leur production à titre de loyer, à lui vendre en exclusivité leur production de riz et de babaçu. Là, les prix sont établis selon le bon vouloir des patrons, très largement en défaveur du paysan. Par exemple, Andrade (1963) estime que le prix auquel le propriétaire terrien va lui acheter l’amande de babaçu correspond en général à 40% du prix auquel il va revendre ce même babaçu à l’industrie de l’huile. Voilà qui illustre bien les faibles bénéfices que cette activité rapporte aux agriculteurs, mais aussi le système de domination dans lequel ils sont intégrés. Le riz est commercialisé selon le même principe. Andrade (1970) considère ainsi que le paysan est doublement exploité : une fois à travers le loyer payé sur la terre, une autre par le prix, inférieur au marché, auquel ses productions lui sont achetées. Il est également fréquent

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Comptant 360 000 habitants (3,6% de la population nationale) lors du recensement de 1872, 875 000 (3%) en 1920, 1 232 000 (3%) en 1940 et 2 470 000 (3,5%) en 1960, la population passe en 1980 à 4 002 599 habitants (3,3%) (IBGE).

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que les métayers soient obligés d’acheter les denrées de première nécessité dans les épiceries tenues par leurs patrons, là encore à des prix bien supérieurs à ceux du marché.

Pour survivre à leurs conditions misérables, on dit souvent que les paysans commercialisent le surplus de production, les agriculteurs, ont eux une autre interprétation et racontent l’histoire d’un autre point de vue :

Les livres, la théorie, expliquent qu’il existe une économie de subsistance. Ils disent que le travailleur vend l’excédent. En réalité, ces faits ne sont pas exacts, parce que le travailleur ne vend pas l’excédent. C’est lui qui garde « l’excédent » : s’il reste quelque chose après qu’il ait payé au patron la renda et toutes ses dettes. S’il ne reste rien, c’est parce que le patron a tout emporté, tout jusqu’au dernier grain de riz. Alors il n’y a pas d’excédent et le travailleur a vendu toute sa production (Conceição, 1980 : 59).

On voit ainsi que sur les champs exigus, la production agricole est dans la plupart des cas insuffisante pour subvenir complètement aux besoins des petits producteurs. Deux stratégies de compensation sont alors pratiquées : une partie des hommes de la famille (les fils les plus âgés) s’emploient comme saisonniers pour les travaux agricoles des fazendas tandis que les femmes se chargent de l’extractivisme (May, 1990). Lorsque les hommes ne trouvent pas à s’employer à proximité, des stratégies de migrations temporaires sont mises en place vers les centres d’activité plus intenses. Cependant, cette nécessité de vendre sa force de travail semble pouvoir être partiellement compensée par le revenu du babaçu, ce qui assure aux familles une relative autonomie : si les possibilités d’emploi pour la production rizicole sont limitées, le babaçu, lui peut vous employer à vie (Conceição, 1980).

La migration définitive a souvent été entrevue par les agriculteurs comme une manière d’échapper à ces diverses formes de « sujétion » [sujeição], terme employé entre les paysans pour désigner les relations d’obligation envers un patron (paiement de la renda, travail contraint, vente exclusive au patron, carnet de dettes, interdiction de planter des cultures de cycle long, bétail dans les roças, etc.).

Pour cela, les hommes se déplacent vers les terres dites « libres », à la recherche de nouvelles conditions de vie. En ce sens, le terme « libre » prend un double sens : il fait référence au terras

devolutas, zones inoccupées qui ne sont supposées appartenir à personne. On entend parfois

également l’expression de terra liberta, qui engloble le sens de devoluta, mais en plus s’enrichit de l’idée que cette terre sera porteuse de liberté par rapport au patron, terre sur laquelle l’agriculeur sera libéré de cet état de « sujétion ».

La migration se compose toujours de plusieurs étapes, plus ou moins longues. Dans un premier temps, un « leader » réalise une migration exploratoire à la recherche d’un lieu propice pour accueillir sa famille et y mettre en place les activités agricoles. A pied ou en camion, le cabeça da

frente avance tout en travaillant pour subvenir à ses besoins, au gré des rencontres et des

opportunités. Dans les villes-relais (Caxias, Barra do Corda, Pedreiras), il s’informe sur les environs, continue ou s’établit. Par la suite, le reste de la famille vient rejoindre le leader et s’installe, la plupart du temps sans régulariser sa situation foncière. Là encore, plusieurs éléments peuvent conduire la famille à repartir plus avant à la recherche d’un nouveau lieu d’habitation, mais le plus souvent, c’est l’arrivée du grileiro, propriétaire auto-proclamé des terres, qui est à l’origine de l’expulsion des familles. Ce phénomène est typique de l’occupation maranhense : dans le sillage des premiers occupants, qui ouvrent l’accès aux terres et « bravent la forêt » pour y installer leurs familles, un ou plusieurs titres de propriétés, généralement frauduleux, émergent. Les « propriétaires » exigent alors

l’expulsion des occupants ou le paiement d’une renda. Certains restent, d’autres s’engagent dans une nouvelle étape migratoire, et avancent vers l’Ouest à la recherche de nouvelles terres libres, affrontant à nouveau la forêt et les populations indigènes (Santos, 1983).

Droulers (1979) résume simplement le processus d’appropriation des terres maranhenses, et plus largement des terres amazoniennes :

Des familles du Sertão émigrent en groupe, s’installent dans la forêt et commencent le défrichement, bientôt de nouveaux groupes d’immigrants arrivent, parmi lesquels se détache la figure du commerçant. Et rapidement, sans connaissances techniques et sans aide financière, les premiers colons sont obligés d’émigrer de nouveau, car la deuxième vague est venue avec des capitaux et elle substitue le bétail aux cultures vivrières. On peut même noter une tendance à la formation de latifundio appartenant à de grandes entreprises étrangères à la région et à des commerçants locaux. Ceci souligne la précarité de vie du travailleur rural qui n’est pas un paysan attaché à sa terre ( : 111).

Pour trouver ces terres à occuper, il faut aller les chercher à l’intérieur de la forêt pré-Amazonienne, qu’il faut alors « domestiquer » pour y installer les cultures de subsistance autour desquelles s’organise la vie quotidienne. Ces petits noyaux de peuplement en zone forestière, à l’avant-garde du front de pénétration, sont appelés centros. En effet, étant donné la difficulté des tâches à accomplir (les brûlis, l’ouverture des champs, la construction des maisons) et la dangerosité de la forêt – bien que les lieux soient considérés comme inoccupés, indiens et jaguars [onças] ne sont jamais loin –, le peuplement d’une zone forestière s’effectue généralement en groupe. Les centros sont par définition de nature transitoire et temporaire : ils retiennent les agriculteurs le temps que les terres leur offrent de quoi vivre. De fait, les centros peuvent avoir une durée de vie très courte, ou au contraire réussir à stabiliser la population et évoluer vers de véritables villages.

b. Imperatriz, « portail de l’Amazonie »

Cette avancée des petits colons s’appuie sur les axes routiers mais aussi sur les projets agricoles conduits par les compagnies de colonisation (carte n° 4). D’une manière générale, le peuplement progresse vers l’ouest. A partir de la ville de Santa Inês, le front de pénétration avance selon deux directions. Tout d’abord, il remonte en direction nord-ouest le long de la BR-316, grâce à laquelle il pénètre vers la Baixada occidentale puis vers Belém, et dynamise ainsi cette région qui, du côté

maranhense, a été peu peuplée et est longtemps restée isolée.

Un autre courant de migration provenant du sud du pays semble pénétrer dans le sud de l’Etat où, en dépit d’une meilleure accessibilité (la BR-230 y sert de support au développement des activités d’élevage), le peuplement s’élève faiblement. Ainsi, le sud du Maranhão, dans la zone comprise entre la pointe de l’Etat et les routes BR-135 et BR-226, demeure encore peu peuplée, avec une densité moyenne de 5,1 hab./km² (3 hab./km² dans l’extrême sud) et une population urbaine réduite. L’ensemble de la zone située au nord-est de l’Etat, de faible expression démographique et économique, expulse essentiellement sa population rurale, qui se déplace vers les grands centres régionaux. Pourtant, en parallèle, on constate alors une réactivation de la croissance de la population sur l’axe São Luis-Teresina : cette zone, qui traditionnellement expulse les excédents démographiques,

a ici fonctionné comme une étape du déplacement des flux de main-d’œuvre des autres Etats nordestins en déplacement vers la pré-Amazonie (IBGE, 1983 : XVIII). En conséquence, la ville de São

Luis présente elle aussi une forte composante migratoire, migrants des régions d’agriculture traditionnelle du Maranhão et des autres Etats nordestins.

De fait, les flux les plus importants s’orientent en direction du sud-ouest, descendant le long de la BR-222, où ils traverse la zone de colonisation de la Comarco à Buriticupu. A partir de Santa Luzia, un

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autre courant de peuplement preogresse vers Grajaú le long de la route MA-006. Enfin, une autre voie de pénétration vers l’ouest est possible à partir des routes BR-226 et BR-230, dont les portes d’entrées sont les villes de Teresina ou Floriano.

Ce flot de migrants s’installant dans la pré-Amazonie a totalement changé l’equilibre du peuplement régional. Caxias, deuxième ville du Maranhão depuis le XIXe, cède cette place à la ville d’Imperatriz. Fondée en 1851, alors que les limites entre les provinces du Pará et du Maranhão n’étaient pas encore formellement établies, le hameau de Santa Tereza da Imperatriz, ainsi nommée en hommage à D. Teresa Cristina, Impératrice du Brésil, avait pour fonction de représenter le pouvoir impérial aux confins du Pará. Après que les limites des provinces ont été redéfinies, le hameau fut attribué au Maranhão (Sanches, 2002).

Point de passage obligé sur le Tocantins mais distante du centre économique de São Luis, Imperatriz croît faiblement, au rythme d’une bourgade rurale, et ne comptait en 1958 que trois rues parallèles au fleuve Tocantins.

Ainsi, c’est l’ouverture de la Belém-Brasília qui fait d’Imperatriz un des « nœuds » de l’Etat du Maranhão, réactivant ses fonctions urbaines. Entre 1960 et 1980, la ville, qui occupe une position stratégique aux portes de l’Amazonie orientale, connaît une croissance vertigineuse passant d’une population de 40 000 à 280 000 habitants (tableau n° 2). Elle devient ainsi le municipe le plus peuplé de l’Etat ainsi que le centre commercial de référence d’une région en cours de formalisation et en pleine attraction :

Par le jeu de la politque nationale, ce qui était “la Sibérie” d’un des Etats les plus pauvres du Brésil se trouve, grâce à la Belém-Brasília, brusquement relié aux plus grands centres économiques du pays

(Bitoun, 1980 : 67)

Tandis que la frontière continue à avancer vers le Pará, Imperatriz devient un point de passage, un point de fixation temporaire ou définitif. A cette époque, la population de la pré-Amazonie connaît les taux de croissance les plus élevés du pays : alors que la moyenne nationale annuelle est de 2,51%, de 5% par an pour la région Nord, entre 1970 et 1980, le municipe d’Impératriz présentait un taux de croissance annuel de 10,54% (12% population urbaine et 8,9% population rurale) (Droulers et Nasuti, 2009).

Tableau 2 : Croissance démographique du municipe d’Imperatriz (limites municipales 1950)*

1 950 1 970 1 980 1 991 2 007 population totale 14 064 119 648 278 232 433 092 483 811 • rurale 7 749 81 138 158 528 161 781 102 665 • urbaine 6 315 38 465 119 704 271 311 381 146 densité régionale 0,64 5,48 12,75 19,85 22,18 densité rurale 0,36 3,72 7,27 7,42 4,71 exploitations agricoles 9 368 9 334 bovins 69 000 336 636 648 268 1 343 570 Source : IBGE

*Imperatriz : base municipale 1950 = 21 814 km²

Cependant, alors que le mouvement migratoire demeure extrêment actif, la décennie 1970-1980 se caractérise par le passage d’une migration rural-rural vers une migration rural-urbain : la population migrante, que l’agriculture ne réussit plus à absorber, se réoriente vers la ville. Dans la vallée du Pindaré, l’évasion rurale semble particulièrement liée à l’avancée de la pastoralisation. Ces déplacements des zones rurales vers les zones urbaines, d’envergure variable, sont visibles dans

toutes les zones de l’Etat, à l’exception de la microrégion de Gurupi, où la croissance rurale (111,15%) prédomine tout en conservant des densités démographiques faibles (4,11 hab/km²). Selon Jan Bitoun (1980), dans le municipe d’Imperatriz, le processus de croissance urbaine s’est opéré en deux temps : dans un premier temps, les flots de migrants arrivant dans la région se dispersaient dans la zone rurale, peuplant les campagnes à partir de la formation des centros, autour desquels ils procédaient selon le principe de l’agriculture sur brûlis, déboisant de façon intense. En conséquence, jusqu’au milieu des années soixante-dix, la production agricole augmente de façon conséquente. Dans la seconde moitié de la décennie, la croissance urbaine s’accélère : les migrants continuent d’affluer tandis que les terres rurales ne peuvent plus retenir les agriculteurs. En effet, alors que les premiers cycles agricoles ont épuisé la terre, les terres libres restantes ont été appropriées par les fazendas d’élevage.

Trois « alternatives de survie » s’offrent alors à l’agriculteur dépourvu de terres : migrer vers une nouvelle zone de colonisation, s’employer comme ouvrier agricole dans les grandes propriétés qui l’ont expulsé ou s’installer dans les périphéries urbaines (Martine, 1978). En manque d’alternative pour relancer leurs activités agricoles, une partie des agriculteurs se réoriente vers la ville, qui croît de façon horizontale avec la formation de quartiers périphériques, où les maisons de torchis poussent sans encadrement à mesure que les familles affluent. Toutefois, une bonne partie de ces nouveaux urbains continue à travailler la terre, entretenant une roça distante parfois d’une centaine de kilomètres : les hommes passent la semaine seuls sur leurs champs, et reviennent en famille les fins de semaines, dans leur résidence urbaine (Bitoun, 1980).

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