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Les 7 grilloneurs et l’origine des actes de propriété

ET LA « FORMALISATION » DES ACTES DE PROPRIETE

C. SUIVI DE LA CHAINE FONCIERE DE LA FAZENDA CAMPO ALEGRE : DE L’INVENTION A L’ANNULATION

1. Les 7 grilloneurs et l’origine des actes de propriété

Le premier pas du grillonage est donc la création d’une fazenda, qui dans les faits et dans l’histoire, n’a jamais existé. Pour cette opération, les fomentateurs ont bénéficié de la complicité du cabinet notarial d’Imperatriz [Cartório de 1° Ofício].

L’origine de la portion de terre dès lors caractérisée de « fazenda » et dénommée « Campo Alegre », bornée à l’ouest par la rivière Frades et à l’est par le Bom Jesus, remonterait à une date imprécise antérieure à 1865.

On retrouve deux origines à la fazenda Campo Alegre, représentées par la figure n° 3 ci-après, mais les transcriptions des écritures rapportés dans les registres sont déjà contradictoires. Cette double origine est interprétée par Asselin comme la preuve que deux tentatives ont été faites pour lancer la chaîne foncière de la fazenda Campo Alegre. Notons d’ailleurs que les deux écritures ont été retranscrites le même jour (le 26 février 1960), ce qui peut paraître troublant. Dans les deux cas, les limites des fazendas, pour aussi imprécises, sont identiques :

Quatre lieues, du Soleil Couchant au Soleil Levant, plus quatre du Sud vers le Nord, avec pour bornes les sources de la Rivière Frades dans la forêt haute jusqu’à la source du Bom Jesus, puis en contrebas jusqu’à sa rencontre avec le Tocantins, puis en contrebas jusqu’à sa rencontre avec la Rivières Frades puis en remontant celle-ci jusqu’à sa source (Registre n° 77, livre B-2, Registro de Titulos e Documentos , fls. 52).

Dans la première tentative (tentative 1 de la figure n° 3), consignée dans les registres notariaux sous le matricule n° 77, livre B-2 du registre des « Titres et Documents », la transaction initiale remonterait au 10 octobre 1865. A cette date, Manoel Ferreira de Melo aurait acheté la Fazenda Campo Alegre a Anthero Francisco de Moraes et son épouse pour la somme de 50 000 Cr$. Après cette transaction, la fazenda n’aurait pas connu de ventes postérieures. La vente de cette propriété n’a d’ailleurs jamais été inscrite au Registre Immobilier d’Imperatriz.

Chapitre III – Régularisation foncière : de la posse à l’usufruit collectif

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Selon Asselin (1982), le grillonage de la fazenda Campo Alegre est allé de l’avant grâce à la seconde

tentative. Devenues « fazendas d’élevage bovin et équin », les fazendas Toa et Campo Alegre la terre

auraient été transmises entre quatre propriétaires en 1893, 1920 et 1960, par vente et donation, tout en conservant son même périmètre. Dans la seconde tentative, on remarquera que le nom du propriétaire original (Manoel Fernandes de Mello) se rapproche de celui du dernier propriétaire de la tentative 1 (Manoel Ferreira de Melo), mais ne correspondent pas. Incohérence entre les personnages inventés par les grilloneurs ?

En parallèle, la Fazenda Frades naît également. A ces hauteurs, Sader relève déjà de nombreuses irrégularités sur ces actes : des anachronismes graves, erreurs de portugais, erreurs sur les personnalités. Figure 3 : La double origine de la chaîne foncière de la Fazenda Campo Alegre (1865/1893)

Sur le papier, le nom d’Abílio Monteiro da Rocha est associé à l’apparition de la fazenda Campo Alegre dans les registres notariaux, en 1960. Son nom apparaît sur le premier acte de propriété de l’époque contemporaine (matricule 1823), en tant que co-propriétaire de la Fazenda Campo Alegre, achetée en communauté avec Dirceu Ribeiro Borges, fazendeiro, personnage qui disparaîtra des actes notariés dès 1961, cédant l’ensemble de ses terres à Abílio.

Dans les témoignages, le « docteur Abílio », décrit comme un « homme d’affaires avec un chapeau », surgit dès 1958. Nous retrouvons ici Zeca Preto, continuant son récit :

C’est alors (en 1958) que les hommes de Rio de Janeiro sont apparus : le docteur Abílio, Almir, ils disaient qu’ils étaient cul et chemise avec Juscelino. Ils sont venus et ont réuni les habitants des Frades : « On va vous

prendre en photo ! », c’était la première fois que je voyais un appareil photo. « Allez, on vous prend en photo pour faire savoir au Président qu’ici il y a des habitants ».

Quand on a compris ce qui se passait, ils étaient déjà passés chez Juscelino pour lui expliquer que sur la photo c’était leur fazenda, et que ces gens sur la photo, ce sont leurs métayers... »

Compris ?? Et que s’est-il passé ? Peu de temps après, ça a été le boum de la BR-010, ils se sont regroupés et ont formé une compagnie, la Companhia da Cida (Zeca Preto, mars 2007).

Tandis qu’au sol les hommes fondaient de nouveaux villages, Abílio est venu par avion et a démarqué les limites de ses fazendas depuis le ciel, s’appropriant les terres des villages de Frades et de Bom Jesus. Abílio Monteiro da Rocha, originaire de Paranaíba (Mato Grosso) est présenté par Asselin comme l’exemple type du grilloneur professionnel, ayant acquis les techniques de falsification à l’école du crime foncier du Paraná, d’où il aurait importé les méthodes vers le Maranhão. Il est également considéré comme un des architectes du grillonage Gurupi (1956).

A Imperatriz, cet homme s’est associé à Martinez de Mello, deux figures qui vont occuper l’histoire foncière de notre zone témoin jusqu’en 1975. Ce sont leurs noms, accompagnés de cinq autres qui seront cités dans les procès qui suivront et qui aboutiront à la reconnaissance du grillonage.

2. 1960-1973 : morcellement et reconcentration

Une fois créée la chaîne foncière, la commercialisation intense des lots peut commencer (Ipam, 2006).

Pour comprendre de quelle manière ces opérations ont été menées, nous proposons à présent de suivre les transactions immobilières survenues au sein des limites de la Fazenda Campo Alegre entre 1960 et 1972, grâce à une schématisation de la chaîne foncière (figure n° 4). Celle-ci a été reconstituée à partir des actes de vente enregistrés au cabinet notarial d’Imperatriz (Cartório de 1° Ofício). A partir des actes fondateurs (registres n° 72 et 77 livro B-2, registro de Titulos e Documentos , fls. 52) nous avons descendu la chaîne des transactions jusqu’aux derniers actes répertoriés.

En 1973, une action en justice a reconnu la nullité de l’acte 1823 et des titres de propriété précédents, supposés légitimer l’origine de l’ensemble de la chaîne foncière. Un second jugement en 1975 confime cette sentence ; puis en 1982 les actes de propriété sont définitivement invalidés lorsque la zone est incorporée au patrimoine de l’Union dans le cadre de l’opération de régularisation foncière menée par le Getat.

Il est important de souligner que la chaîne foncière que nous avons recomposée est loin de comporter tous les établissements ruraux présents dans la zone, ni tous les mouvements de transmission des terres : elle retrace uniquement les propriétés et les transactions qui ont été enregistrées chez le notaire. Ce qui signifie tout d’abord que les posses n’y sont par définition pas représentées, mais aussi que les propriétés apparaissant dans les registres peuvent n’avoir jamais existé sur le terrain, ce qui semble être le cas pour un certain nombre d’entre elles. Enfin, sachant que les propriétaires mettent en œuvre des stratégies dont nous n’avons pas toujours les clés, certains mouvements sont demeurés pour nous sans explications. On se trouve dans un autre ordre de réalité, où la réalité des écritures prend le pas sur la réalité des faits, puis la conditionne.

La figure n° 4, réalisée à partir des actes de propriété enregistrés au registre immobilier d’Imperatriz, nous servira de fil conducteur dans les paragraphes suivants de cette section pour suivre les transactions effectuées sur la Fazenda Campo Alegre, ainsi que les personnages qui en sont à l’origine. Année après année, les propriétés existantes dans les registres y sont décrites, avec le nom de leur propriétaire et leur numéro de matricule. Elles sont placées de manière à ce que l’on puisse suivre de quel matricule découle chaque propriété. Par exemple, le matricule 1823, enregistré en février 1960 aux noms de Dirceu et Abilio, a donné origine en novembre 1960 à 12 propriétés distinctes : la n° 1851, vendue à Edna, n° 1878 à Cassiano, n° 1958 à Martinez, etc. Par la suite, la propriété n° 1958 a elle-même été découpée en deux lots, vendus à Oreste (n° 2112) et Katsuichi et Nelson (n° 2114).

a. La superposition des actes de propriété : des limites imprécises et... élastiques

Des différents mécanismes de grillonage existant, la catégorie des « fraudes par localisation » nous semble particulièrement adaptée à notre cas. Les fraudes portent ce titre lorsque beaucoup de terres

sont vendues sans qu’on ait une idée précise de leur localisation, ou sont vendues plus d’une fois. Ce sont les fameux actes « plume », qui cherchent un lieu où retomber (Ipam, 2006 : 19).

En effet, en possession des actes notariés, nous avons pu observer que les limites des propriétés transmises sont d’une imprécision remarquable, ce qui a nous a amené à renoncer à en dresser une quelconque cartographie, même sommaire. En effet, plus que floues, les limites sont parfois inexistantes, comme le prouve cet extrait de la transcription de l’acte n° 2113, sanctionnant la revente des terres de Dirceu à Abílio et de l’acte n° 1851, relatif à l’une des premières propriétés vendues par Abílio en 1960 :

Matricule n° 2113 Matricule n° 1851

La moitié d’une portion de terres de cultures et champs possédée en commun et partenariat avec l’acheteur, insérée dans une parcelle qui totalise quatre lieues de côté, située dans le lieu dénommé « Campo Alegre » de ce municipe et dont les limites sont les suivantes :

Une lieue carrée, à cette date, dans la fazenda « Campo Alegre » dans le lieu dénommé Frades situé lui-même dans l’enceinte des limites suivantes :

des sources de la Rivière Frades dans la haute forêt jusqu’à la source du champ Bom Jesus, puis en contrebas jusqu’à sa rencontre avec le Tocantins, puis en contrebas jusqu’à sa rencontre avec la Rivières Frades puis en remontant celle-ci jusqu’à sa source.

Les seules limites décrites – et copieusement répétées – sont celles du « contenant », soit la fazenda Campo Alegre dans sa totalité, et qui elle-même n’est bornée que par les limites naturelles constituées par les rivières.

QUELLES SURFACES SONT EN JEU ?

Si l’on s’en tient aux informations des registres, la propriété initiale correspond à un quadrilatère de quatre lieues de côté, ce qui correspond à une superficie approximative de 69 696 ha.

Mais un autre élément de complication est survenu dans notre tentative de reconstitution de la chaîne foncière : les superficies mentionnées lors de la vente des propriétés sont exprimées dans des unités

Chapitre III – Régularisation foncière : de la posse à l’usufruit collectif

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différentes qui ne sont pas toujours spécificiées, ce qui rend les confusions nombreuses et peut avoir des conséquences importantes. Par exemple, l’unité de surface alqueire66 est fréquemment utilisée. Or nous savons qu’il existe l’alqueire goiano (4,84 ha) et l’alqueire paulista (2,42 ha), tous deux en usage à l’époque dans la région67...

En revenant à la figure n° 4, il s’avère que la somme des propriétés vendues de première main par Abílio en novembre 1960 (actes n° 1851, 1878, 1957, 1958, 1980, 1982, 1983, 1985, 1986, 1987, 1988 et 1989) équivaut à 38 236ha, ce qui correspond effectivement à peu près à la moitié de terres supposée lui revenir.

D’autre part, la somme des lots (actes n° 4143, 4272, 4273 et 4274) revendus en 1965 à partir de la moitié de Dirceu est inférieure aux 38 000 ha qui lui reviennent. Ce qui « colle » avec les 69 696 ha totaux. Mais cela parce que d’une part nous avons pris le parti de d’adopter les alqueires paulistas comme mesure de référence pour convertir les superficies exprimées en alqueires, et aussi parce que l’un des actes (4274) ne porte aucune mention de sa superficie, celle-ci étant désignée par « le reste de la propriété ».

Mais par la suite (en 1971-1972), cette propriété n° 4274 sera revendue à deux acheteurs. Sur les actes de ces ventes, la superficie est mentionnée : le premier (matricule n° 7506) correspond à 12 100 ha, le second (matricule n° 7547) à une propriété de... 30 008 ha, ce qui déborde largement de nos limites.

C’est là qu’est arrivé le fameux Martinez. Ils ont reçu l’argent du Banco da Amazônia, pour exploiter le bois, depuis Vila Nova jusqu’ici. Quand il a vu la terre, il n’a pas pu se retenir : il a « grilloné ». Il a cru qu’il pourrait être le maître sur la terre. Alors il a lancé des actions en justice pour avoir le droit de s’approprier ces zones. Entre 68 et 70, ils ont tout baptisé : ici Campo Alegre, là Bom Jesus et après c’est Barra Grande. Là-bas, ils n’ont pas eu accès parce que c’était occupé par les familles Milhomem, Lopes, Curtez, Oliveira, Fontinelli Bastos. C’est pour ça que là-bas, ils ne sont pas entrés. Mais à partir du Bom Jesus, ils ont tout pris. Campo Alegre, Frades, Mãe Maria, jusqu’à Jacundá, à la frontière avec le Pará. (Zeca Preto, sept. 2008)

Martinez de Mello, figure importante de l’opération, apparaît en novembre 1960, et s’est montré particulièrement actif dans la vente de propriétés, aussi bien du côté de la fazenda Campo Alegre que Frades.

On constate en effet sur notre modèle un phénomène d’extension des terres liées aux transactions effectuées par Martinez de Mello : la rivière Bom Jesus68 à tendance à être déportée vers l’est. En effet, les transactions enregistrées en son nom à partir de 1963 ne correspondent plus à aucune réalité spatiale : la superficie des parcelles (2115 et 1958) dans lesquelles sont supposées avoir été découpées les parcelles correspondant aux actes n° 2112, 2114, 2382, 2684, 2685, 2686, 2687, 2688, 3652, 3656, 4013, 4014, 4015, revendues en son nom dépassent la superficie initiale de plus du double :

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L’alqueire est une ancienne mesure de superficie agraire, variable selon la région d’usage (définition du dictionnaire Aurélio, 2002, Rio de Janeiro : Ed. Nova Fronteira.

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Informations prises auprès des anciens, lorsque le type de l’alqueire n’était pas précisé, nous avons opté pour une conversion en alqueire paulista, dont l’usage nous a semblé plus fréquent dans la région à cette époque.

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N’ayant aucune idée de la localisation précise des propriétés, il faut entendre la référence à cette frontière comme symbolique, et non comme un repère géographique.

Propriétés achetées par Martinez de Mello

n° 1958 = 9 680 ha

n° 2115 = 1 210 ha

Total = 10 890 ha

Propriétés revendues par Martinez de Mello

n° 2112 = 2 420 ha n° 2114 = 8 470 ha n° 2382 = 605 ha n° 2684 = 1 210 ha n° 2685 = 1 210 ha n° 2686 = 2 420 ha n° 2687 = 2 420 ha n° 2688 = 968 ha n° 4013 = 2 420 ha n° 4014 = 363 ha n° 4015 = 242 ha n° 3656 = 484 ha n° 3652 = 242 ha Total = 23 474 ha

En réalité, tous nos calculs sont vains : ils ne se recoupent pas, et à vrai dire il est permis de croire que les actes de propriété n’ont même pas été émis avec cette ambition. Nous avons reproduit une carte élaborée par Sebastião G. Netto, architecte, lui-même propriétaire de terres au sein de la fazenda Frades et accusé avec six autres d’être l’auteur du grilonnage. Cette carte (carte n° 22, non datée par l’auteur) porte la mention : Campo Alegre = 60 000 alqueires paulistas, ce qui correspond à 145 200 ha, tandis que selon le titre original, elle ne devrait pas pouvoir dépasser les 70 000 ha !

Sur cette carte, on constate que les limites des rivières Frades et Bom Jesus sont respectées comme bornes ouest et est. La borne sud, le fleuve Tocantins, elle est aussi intangible. De fait, les seules limites floues sont celles bornant « le fond », c’est-à-dire celles qui sont décrites comme « des sources de la

Rivière Frades dans la haute forêt jusqu’à la source du champ Bom Jesus ». Et la carte n° 1 permet de

bien voir que l’essentiel des propriétés s’étendent bien au-delà ; d’ailleurs, la carte ne fait même pas l’effort de reproduire cette limite.

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