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QUEL MATERIEL ET SOURCES POUR RECONSTITUER LA CHAINE FONCIERE ENTRE 1960 ET 2009 ?

A la demande de Zeca Preto, dont nous évoquions l’histoire dans le chapitre II, nous nous sommes rendus au bureau Incra d’Açailândia, à la recherche de la carte de la Gleba Campo Alegre qui, jusqu’alors, relevait pour nous plus des souvenirs magnifiés d’un « papi » que de la réalité historique. Lui qui nous avait tant aidés sur le terrain, nous nous étions engagés à lui rapporter cette carte qui lui tenait tellement à cœur.

Arrivés dans l’enceinte de l’Incra – qui jouxte une invasion du MST baptisée « Getat » – nous avons fait la connaissance de Lazarino, occupant son poste depuis la création de la direction en 1973. Guère méfiant et doté d’une conscience professionnelle qui s’exprime d’une façon étonnante, Lazarino fait partie de la catégorie des « employés indispensables », qu’on rencontre dans toutes les institutions : la tête dans tous les dossiers en même temps, il est constamment débordé car il est la figure de référence pour toutes les questions. Lazarino a pourtant toujours fait preuve de disponibilité, mais face à notre demande, sa connaissance comme ses bonnes intentions ont buté sur un obstacle de taille : une forme de classement des archives à faire frémir les meilleures volontés – organisée dans des boîtes en carton étagées selon la hauteur de la dernière inondation ou la fréquence des consultations... L’informatique et la numérisation des procès-verbaux et cartes ne semble guère d’actualité dans cette antenne de l’ Incra, l’extraction d’information se fait à partir des souvenirs des employés qui, pour la plupart en poste depuis les années soixante-dix, constituent la véritable « mémoire vive » de l’institution.

En fin d’après-midi, lorsque nous avons abandonné les cartons de l’Incra, pas tout à fait bredouille, mais sans notre précieuse carte, nous sommes repartis avec une double certitude : finalement persuadés de l’importance de la Gleba Campo Alegre, nous avions compris que la course au Trésor allait être longue et épineuse...

L’étape suivante fut logiquement une visite au bureau régional de l’Incra à Imperatriz. Egalement aimables, après avoir montré patte blanche et joué simultanément de la « françaisité » et de la réputation de Paris et de la « Sorbonne (Nouvelle) », les directeurs nous ont aimablement ouvert leurs tiroirs, où se trouvaient classés :

– La feuille « Cidelândia (feuille SB.23-V-C-I/MI-876)» de la carte « Regiões Nordeste e Centro-oeste do Brasil », document cartographique original au 1/100 000e datant de 1984, réalisée par la Direction des Services géographiques du Ministère des Armées. Bien que le périmètre de la Gleba Campo Alegre n’y soit pas dessiné, nous avons pu le reconstituer par la suite en lui apposant les limites de ladite Gleba telles que décrites dans l’acte notarial n° 8 532 daté du 23/08/1982.

En sus des informations topographiques et politico-administratives de la zone comprise entre la longitude 48°00 et 47°30 Ouest et la latitude 05°00 et 05°30 Sud, la carte en question détaille la division des lots individuels, numérotés, attribués par le Getat dans la zone. Ces informations seront fondamentales pour la réalisation dess cartes que nous présenterons dans ce chapitre.

Ce document cartographique a pu être complété par la suite grâce à une liste des occupants de la Gleba Campo Alegre, établie en mars 1985 par l’unité exécutive du Getat à Açailândia62. Cette liste,

62

« Processo n° 223/85, estabelecido pelo Getat/Unidade Executiva de Açailândia/Grupo de Cartografia; referência : Aprovação

dactylographiée et racornie, nous a été aimablement cédée par le bureau Incra d’Açailândia ; elle recense 459 lots, identifiés par leur numéro d’attribution, et nous renseigne sur le nom de leur occupant, la superficie (ha) ainsi que le matricule d’enregistrement de l’acte de propriété chez le notaire.

Nous avons pris le parti de restreindre notre échantillon aux lots ayant par la suite été inclus au périmètre de la réserve extractiviste de Ciriaco, délimité en 1992. Nous avons identifié ces lots en superposant les limites actuelles de la résex à la carte de 1984, puis avons extrait le nom de leurs occupants de la liste de 1985. Selon ce critère, nous avons retenu 131 individus, dont une partie ou leurs enfants demeurent encore sur place.

Lors d’une de nos conversations, Lazarino avait évoqué l’existence des procès-verbaux de régularisation des occupants, et de la systématicité militaire avec laquelle ceux-ci avait été rédigés par les agents techniques de l’époque. Mais classées confidentielles, et par « respect de la vie privée », ces données ne pouvaient apparemment pas être mises à notre disposition, car elles contiennent des informations personnelles relatives à des personnes toujours vivantes.

Après une quantité considérable d’allers-retours, d’échanges de fax, d’innombrables sourires et de références faites à l’Université Française, nous avons obtenu de la direction d’Imperatriz le droit de consulter ces formulaires avec, cerise sur cet énorme gâteau, ordre de mise à disposition d’un employé local « pour aider la demoiselle qui prépare son doctorat ». Grâce à Armelito, notre adjoint, et sa profonde connaissance des lieux et du système de classement original, nous avons pu prendre connaissance des procès-verbaux de régularisation foncière des lots distribués par le Getat entre 1982-1984 – Gleba Campo Alegre.

Les informations recueillies grâce à la consultation de ces dossiers (annexe n° 2) revêtent pour nous un caractère spécial. D’une part, parce que les éléments que nous en présenterons sont inédits, la difficulté rencontrée pour y accéder atteste que personne n’avait jamais consulté ces archives. Mais aussi parce qu’elles nous permettent de prendre le relais de l’excellent travail réalisé en 1986 par Régina Sader, qui déplorait alors que les informations obtenues auprès du Getat laissent beaucoup à désirer. On ne m’a

fourni aucun détail sur la distribution et la régularisation des actes émis, ni aucun document cartographique. Les photos aériennes, qui auraient été fondamentales pour une étude des parcelles des

posseiros, des grandes propriétés, de l’usage du sol, me sont restées inaccessibles (Sader, 1986).

Les informations foncières concernant la Gleba Campo Alegre semblent se perdre entre la seconde moitié des années quatre-vingts et les années quatre-vingt-dix. Par la suite, nous avons eu à notre disposition, grâce à l’Ibama/Imperatriz, un résumé de la situation juridique des établissements ruraux inclus dans le périmètre de la réserve extractiviste qui allait y être implantée. Ce document, datant de 2001 et établi grâce à un partenariat Incra/Ibama, résume le nom des propriétaires, ainsi que le nom, la superficie et l’origine de la propriété (en référence à la démarcation des lots du Getat !), ainsi que le matricule des actes notariés.

C’est sur la base de cette dernière information que nous avons rendu visite au Cartório de 1° Oficio d’Imperatriz, dont les livres retracent le chemin des transmissions (– officielles !) des biens immobiliers. Deux fils différents ont été suivis :

Chapitre III – Régularisation foncière : de la posse à l’usufruit collectif

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1 – à partir de l’acte de propriété “initial” de ladite Fazenda Campo Alegre, nous avons recherché les différents actes issus de ses multiples démembrements, ainsi que les procédures référentes (annulations). Ce matériel sert de base à la première section afin d’illustrer l’instabilité foncière et les irrégularités commises.

2 – l’autre chemin a été de remonter jusqu’à l’origine à partir des actes à partir des matricules de 2001. Dans l’indifférence la plus totale des employés, qui nous laissaient « farfouiller » tant qu’il n’étaient pas dérangés, nous avons pu ainsi mettre au jour :

– Les actes notariés n° 72 et n° 77, consignés dans le livro B-2, do Registro de Titulos e Documentos , fls.

52, datées du 26/02/1960, transcriptions de deux déclarations de propriété et de vente [escrituras particular]. Ces deux documents font état de transactions qui auraient été signées respectivement le

19 février 1893 et le 10 octobre 1865, censées constituer les premiers titres de propriété relatifs à la Fazenda Campo Alegre.

Ces actes ont été postérieurement déclarés « nuls et non avenus » à trois reprises : par décision du

Tribunal de Justiça du Maranhão le 10/08/1973 ; par décision du juge fédéral du Maranhão le

30/05/1975 puis à nouveau le 03/08/1982.

– les différents actes notariés des transactions réalisées entre 1960 et 1972 ;

– des « Déclarations de nullité des actes de propriété découlant de la Fazenda Campo Alegre » datant de 1972, 1973, 1975, 1982 ;

– la sentence ayant motivé l’annullation des actes de propriété de 1960 et dérivés, prononcée par le Juiz

de Direito da 1ª vara le 15 mars 1973. Ce même document vaut également pour l’annulation des actes

de propriétés de la Fazenda Pindaré et de la Fazenda Frades, affaires notoires d’appropriation frauduleuse de terres survenues au Maranhão dans les années quatre-vingts.

Cette sentence est édifiante, tant dans le ton employé, outré et moralisateur, que dans l’explication des mécanismes d’appropriation frauduleuse.

III. I L’APPROPRIATION PRIVEE ET « SAUVAGE »

DES TERRES D’ETAT DITES « LIBRES »

A. LES PARTICULARITES DE L'APPROPRIATION DES TERRES

DANS LE NORD BRESIL

Pour raconter l’histoire de la propriété foncière au Brésil, on remonte souvent au XVIe siècle et à la loi des sesmarias. D’immenses capitaineries perpendiculaires au littoral ont alors été découpées et distribuées par la Couronne portugaise, qui transférait à des particuliers le devoir de faire fructifier la terre, mais aussi le droit d’en jouir. A son tour, et selon son bon vouloir, le capitaine général répartit une partie de ses terres entre les fidalgos de son choix, gentilshommes volontaires pour peupler la colonie (Droulers, 2001b). Les terres ainsi offertes à ces seigneurs sont appelées sesmarias, terres qui ne circulent pas en dehors de cette élite. On retrouve dans cette forme de transmission de la propriété terrienne l’origine du processus de concentration foncière sur lequel se fonde le pouvoir territorial des élites rurales (Queiroz, 2006).

Accompagnant l’augmentation de la population de la colonie, un processus d’occupation désordonné du territoire se met en place en marge de la procédudre officielle, et parvient à ébranler le régime des

sesmarias qui prend fin en 1822 (Rego, 2006).

En 1850, la Loi des Terres (Carta de Lei n° 601) est promulguée, établissant la définition des terras

devolutas comme étant les terres publiques (c’est-à-dire non privées) ne disposant pas d’un acte de

propriété en bonne et due forme (titre de sesmaria ou titre d’occupation) (Camara dos Deputados, 2009):

« Les terres devolutas deviennent, non celles inoccupées, comme l’enseignent certains manuels et dictionnaires, mais celles non acquises légalement. Il s’agit d’un concept juridique et non physique ou social. Il ne désigne pas des terres inoccupées mais des terres sans droit de propriété défini, c’est un concept, une abstraction, une invention juridique. […] Toutes les terres qui ne se trouvaient pas sous le régime de la propriété privée, ou n’étaient pas affectées à une fin publique, appartenant auparavant au royaume du roi du Portugal et devenues à l’indépendance propriété de l’État brésilien créé en 1824, se changent en ce que l’on appelle les terres devolutas. » (Marés, 2003 : 70-73).

Les terres devolutas ainsi définies sont celles qui ne sont pas formellement reconnues par le domaine public et échappent au domaine privé. La loi détermine également que les terres devolutas doivent être « cédées à titre onéreux » après avoir été dûment mesurées et délimitées. Ainsi, par construction, il semble que les terres devolutas soient destinées à sortir du domaine public pour être transférées au patrimoine privé (Taravella, 2008). En se basant sur le principe de la vente obligatoire, la Chambre des Députés interprète cette loi comme une façon d’entériner l’occupation irrégulière des anciens seigneurs ruraux : « des milliers de travailleurs libres passent ainsi à la condition de “sans terre” ».

Chapitre III – Régularisation foncière : de la posse à l’usufruit collectif

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Alors que la Loi des Terres interdit l’accès à la propriété sur les terres publiques autrement que par l’achat, elle établit dans le même temps la « légitimation d’occupation ». Selon cette règle, celui qui a rendu « productive » grâce à son travail ou celui de sa famille une terre, où il vit de façon permanente, acquiert, de fait, le droit que l’État lui reconnaisse la propriété de la terre. L’accès à la propriété n’est pas automatique, puisqu’elle dépend du bon vouloir des pouvoirs publics. Comme le précise Marés (op. cit.), toutes les formes d’occupation ne sont pas éligibles à la légitimation d’occupation. Il s’agit spécifiquement de celles où des investissements productifs ont été effectués. L’occupation d’une terre à la seule fin de survie, d’autosubsistance ne suffit pas pour que son occupant soit éligible à la propriété. Elle doit se traduire par la mise en vente sur le marché de produits agricoles.

En 1891, le système fédéral est consacré. La promulgation de la première constitution républicaine brésilienne transfère aux États-membres la réglementation de la propriété foncière. Cette brusque décentralisation de la question foncière en direction d’États présentant parfois de grandes carences en matière d’infrastructures et de ressources administratives renforce la grande fragilité des pouvoirs publics dans ce domaine, ainsi que la confusion dans la répartition des terres publiques entre Etats fédérés et Etat fédéral.

Il faut bien reconnaître qu’au début des années soixante, la confusion foncière est grande. Les terres sous la juridiction de l’Etat sont méconnues, les pouvoirs publics sont incapables de distinguer terres publiques des terres « libres », dont on ne sait rien, ni la localisation, ni même la taille. Lorsque le coup d’État de 1964 place les responsables militaires au pouvoir, l’Amazonie connaît un formidable déficit d'information cartographique et une quasi-absence de bases cadastrales.

Le programme Radam (Radar d’Amazonie), lancé en 1974 par le Ministère des Mines et de l’Energie, vise notamment à remédier à ce déficit : il s’agit d’un grand programme de couverture aérienne de toute l’Amazonie par imagerie radar. Inspiré d’une technique américaine, le Radam a produit une série de cartes au 1/250 000è qui ont permis d’inventorier de manière systématique les milieux naturels (Théry, 2000) mais aussi de fixer les tracés géographiques (fleuves, routes), qui jusqu’alors n’étaient pas formellement dessinés. En parallèle, la localisation des populations est faite de façon approximative grâce aux documents cartographiques émanant de la Sucam (de la Fondation nationale de la santé) : l’organisation des services de santé, visant l’éradication de la malaria, a permis de dessiner des croquis du peuplement grâce au parcours des agents, qui passaient au DDT l’ensemble des habitations, même les plus isolées (Droulers, 1978 ; McLeod, 1997).

Tout effort de mise en valeur de la région doit s’accompagner d’une meilleure connaissance de celle-ci. De fait, ce projet de cartographie systématique fait partie des programmes prioritaires du grand Projet d’Intégration Nationale (PIN), qui comprend notamment les liaisons routières reliant l’Amazonie aux centres économiques du pays, le développement de la province minière de Carajás et l’industrialisation progressive de sa zone d’influence ainsi qu’un programme de colonisation de grande ampleur pour l’Amazonie (Droulers, 2001).

LE DROIT DOCCUPATION

La Loi du Statut de la Terre (lei n° 4.504 de 1964), promulguée en 1964, se veut une modalité opératoire de la réforme agraire. Elle introduit la notion fondamentale de « fonction sociale de la propriété », qui

repose sur quatre principes : le bien-être de ceux qui la font fructifier, des niveaux satisfaisants de productivité, la préservation des ressources naturelles, des relations de travail en accord avec la législation. Elle établit également qu’il est du devoir des pouvoirs publics de promouvoir et de créer les

conditions pour que le travailleur rural ait accès à la propriété de la terre. L’Institut Brésilien de la

Réforme Agraire (Ibra) est l’organe compétent qui a été spécialement créé pour exécuter la réforme agraire.

La loi de 1964 affirme également qu’elle favorisera la régularisation des conditions d’usage et d’occupation des zones occupées par les posseiros, dès lors que ceux-ci respectent les dispositions de la loi. Pour cela, il est établi que :

- tout travailleur agricole occupant depuis un an des terres devolutas sera privilégié pour acquérir ue propriété rurale (Section IV, Art. 97§2) ;

- celui qui, n’étant ni propriétaire rural ni propriétaire urbain, aura occupé pendant 10 ans, sans interruption, sans opposition ni réclamation de la propriété par des tiers, qui l’aura rendue productive par son travail, qui y demeure, qui en juge la surface suffisante pour en tirer sa subsistance et celle de sa famille, et atteindre le progrès social et économique selon les normes établies par la loi, en acquerra la propriété (Section IV, Art. 98).

Ainsi, la légalité de l’occupation des terres publiques ne semble pas remise en cause, dès lors qu’elle respecte les termes de la Loi. Neanmoins, au-delà de l’article 97 du Statut de la Terre, d’autres lois (article 20 de la loi 4.9747/1966, article 20 et 81 du décret n° 1.318 du 30.01.1854, article 71 du décret-loi n° 9.760 du 05.09.1946, article 171 de la Constitution Fédérale de 1969) ont légitimé la posse des terres publiques. Multiples, sujettes à de nombreuses interprétations, ces lois s’entremêlent, se recouvrent et parfois se contredisent.

B. L’APPROPRIATION FRAUDULEUSE

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