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1. Qu’est-ce qu’être père ?

1.1. L’histoire des pères

1.1.2. Le père : entre nature et culture

Avec la question du père apparaît le dualisme nature et culture. Comme nous l’avons vu précédemment, le rôle du père était d’introduire l’enfant à la société et donc aux lois qui régissent les hommes. Toutefois, comment définir ce couple d’opposés qu’est : la nature et la

culture ? Nous proposons de remonter au XVIIIe siècle avec J.-J. Rousseau pour interroger

l’origine de ce dualisme.

Dans le Discours sur l’origine de l’inégalité parmi les hommes de 1754, Rousseau propose afin de comprendre l’origine de ce qui divise les hommes, de voir deux causes d’inégalités. La première, naturelle, concerne ce qui sera relatif aux particularités physiques (santé, force, âge …). Et la seconde, culturelle, est une forme de consentement entre les hommes, relatif à l’organisation que la société impose. Rousseau s’intéresse au moment où la nature est soumise à la loi. C’est-à-dire au moment insaisissable de l’histoire où l’homme s’organise de façon à s’éloigner de son état originel de nature. Joël Dor résume la position de Rousseau par l’idée que : « la nature de l’homme aurait été pervertie, corrompue par la société. » (Dor, 1998, p. 24).

Afin de retrouver l’essence de la nature de l’homme, Rousseau invoque la seule possibilité du passage à une fiction. Ce passage obligatoire par une fiction est selon lui une exigence nécessaire de la raison. Cette fiction est le propre d’un travail d’imagination du sujet de la raison proche de la nature. Selon Rousseau, la nature suppose la morale alors que la culture est le fait de la corruption de l’homme.

La culture est aussi le résultat du progrès de l’homme. Toutefois, Rousseau ne le voit pas de cette manière. Car ce qui permet le perfectionnement de l’homme, sa force d’organisation et de productivité c’est précisément ce qui l’éloigne de la nature, de la source d’où provient la force de la raison. C’est en cela que Rousseau relève la nécessité d’un contrat social (Rousseau, 1762). Ce contrat social doit permettre de concilier les faits de la culture (notamment la société) avec les exigences de la nature (qui fondent la moralité) pour atteindre le bonheur.

Dans le contrat social, Rousseau nous expose sa vision de la famille qu’il définit comme la plus ancienne des sociétés, mais également la plus naturelle. Le lien que Rousseau qualifie de naturel entre le père et l’enfant n’existe que parce qu’il est nécessaire pour l’enfant que ses besoins soient satisfaits. Or, une fois l’autonomie de l’enfant acquise, la nature de ce lien n’est plus, et si un lien persiste entre père et enfant ça n’est que par convention, c’est-à-dire par volonté propre de conserver artificiellement, ou plutôt culturellement ces liens.

En cela, Badinter nous fait remarquer que Rousseau se distingue des philosophes des Lumières dont il fait pourtant partie notamment au regard de ce que nous dit l’Encyclopédie. Les Lumières présentent l’idée que le lien qui unit les parents à l’enfant est maintenu jusqu’à la mort des parents. L’article concernant l’amour précise que l’amour des parents vis-à-vis de l’enfant ne diffère pas de l’amour propre et qu’en cela il est assez naturel. Cependant, l’amour

des enfants pour les parents est aléatoire. Il est nécessaire aux enfants de faire l’effort de se rappeler qu’ils sont redevables de la vie et de l’éducation à leurs parents (Badinter, 1980).

C’est avec l’avènement de la philosophie des Lumières où sont d’ailleurs évoquées les questions de liberté et de bonheur individuel que l’on vient rompre avec l’idée historique du droit absolu du parent sur l’enfant. Notamment pour Rousseau avec l’Emile mais également dans l’Encyclopédie, le pouvoir des parents est certes toujours présent, cependant il a pour finalité le bien-être de l’enfant. C’est en cela qu’une limite est posée à l’absolu du pouvoir patriarcal. Rappelons le contexte politique de l’époque, la France est inscrite dans un système monarchique. Le pouvoir absolu accordé au roi laisse entrevoir le lien ténu entre le pouvoir naturel et le pouvoir divin. La philosophie des lumières s’oppose à l’acception d’un pouvoir divin et absolu qui ne soit pas dans l’intérêt du peuple, et précisément limité par la question du bien-être.

Il nous intéresse donc de situer le basculement d’une position attribuant le tout-pouvoir aux pères durant le VIIIe siècle, là où l’intérêt de l’enfant commence à être considéré. Également, cette même période est celle où une réflexion s’engage entre la nature et la culture. L’amorce d’une telle réflexion permettra des années plus tard à un anthropologue et philosophe français de poursuivre en se centrant sur l’analyse des sociétés dites primitives.

Dans une approche anthropologique, Claude Lévi-Strauss s’intéresse à la distinction entre ce qui relève de la nature de l’homme et ce qui peut être imputé à la culture. Cette réflexion, il la propose dans le premier chapitre de son ouvrage Les structures élémentaires de

la parenté (1949). Afin d’y répondre, il part du postulat suivant que ce qui peut être retrouvé

de façon universelle dans toutes les cultures relève d’un fait de la nature. Ainsi, ce que le culturel introduirait seraient des éléments particuliers au sein de chaque société humaine. Lévi-Strauss considère dans ce sens les sociétés primitives comme des sociétés déjà baignées dans une culture. Suivant ces principes initiaux, puisque tout être humain est inscrit au sein d’une culture, la culture est un fait de la nature de l’homme.

A la recherche de règle universelle qui régit la société des hommes, Lévi-Strauss met en avant une condition nécessaire et vraie pour toutes les sociétés humaines. Cette condition est la prohibition de l’inceste.

Selon lui, l’interdit de l’inceste est un fait qui n’est ni purement de la nature ni tout à fait de la culture, mais il le situe précisément au point de bascule entre ces deux limites. Bien qu’il soit vrai qu’il existe le risque de malformation congénitale dans les cas de naissance endogamique, les travaux d’East montrent que l’inceste présente des inconvénients parce que

les sociétés sont depuis le début dans une tradition exogamique. Si les premières unions avaient été endogames, les enfants à naître auraient certes présenté des malformations, mais si la tradition avait été constante alors l’être humain aurait poursuivi son développement de façon linéaire et l’endogamie n’aurait point été un problème. Dans ce sens, la position de Lévi-Strauss est de considérer la tradition exogamique comme expliquant les risques liés à l’endogamie et non l’inverse (Strauss, 1949, p. 78).

Sur l’explication de la prohibition de l’inceste, nous avons en psychanalyse la contribution non négligeable de son fondateur, Freud. En 1912-1913, avec « Totem et Tabou », Freud nous présente un champ de réflexion argumentée autour de l’origine du totem dans les sociétés primitives, mais également pouvant expliquer le tabou. Afin d’extraire ce qui nous intéresse spécifiquement ici, pour l’avancée de notre compréhension de la paternité, ce passage nous offrira une réflexion à propos du père pour la psychanalyse.

Freud s’appuie sur la thèse de Darwin qui considère que les plus anciennes sociétés humaines s’organisaient en petite horde primitive dont le mâle le plus âgé était le plus respecté par la tribu. Ce mâle empêchait la possibilité de satisfaire les désirs sexuels des autres hommes de la tribu. Sur cette base, et à l’appui de ses réflexions concernant le totem et le repas totémique, Freud dévoile ce qu’il présente comme un mythe et l’exprime de la façon suivante :

Un père violent, jaloux, gardant pour lui toutes les femelles et chassant ses fils, à mesure qu’ils grandissent […] un jour, les frères chassés se sont réunis, ont tué et mangés le père, ce qui a mis fin à l’existence de la horde paternelle. Une fois réunis, ils sont devenus entreprenants et ont pu réaliser ce que chacun d’eux, pris individuellement, aurait été incapable de faire. Il est possible qu’un nouveau progrès de la civilisation, l’invention d’une nouvelle arme leur ait procuré le sentiment de leur supériorité. Qu’ils aient mangé le cadavre de leur père, il n’y a à cela rien d’étonnant, étant donné qu’il s’agit de sauvages cannibales. L’aïeul violent était certainement le modèle envié et redouté de chacun des membres de cette association fraternelle.

Or, par l’acte de l’absorption, ils réalisaient leur identification avec lui, s’appropriaient chacun une partie de sa force. Le repas totémique, qui est peut- être la première fête de l’humanité, serait la reproduction et comme la fête commémorative de cet acte mémorable et criminel qui a servi de point de départ à tant de choses : organisations sociales, restrictions morales, religions. (Freud, 1913-1914, p. 212)

Au regard de cet extrait, nous pouvons relever deux points centraux : - tout d’abord, l’ambivalence des enfants à l’égard du père,

- et, c’est la mort du père qui instaure l’interdit de l’inceste : car le pouvoir du père est plus fort mort que de son vivant.

Afin de percevoir la portée de ce mythe freudien, avec Joël Dor, nous allons revenir sur les points clés de l’exposé de ce mythe (Dor, 1998, p. 35-36).

Lacan propose de représenter l’hypothèse d’un homme qui possède toutes les femmes, qui ne soit donc pas soumis à la castration, et qui repousse tous ses descendants de l’accès à cette jouissance, par la formule suivante :

Ǝ x Φx

Cette formule est la même que celle présentée dans la partie précédente qui traitée des formules de la sexuation. Cet « au moins un » x, tout puissant, provoque une certaine ambivalence de la part des enfants, c’est-à-dire, qu’à la fois ils le haïssent puisque ce tout puissant interdit l’accès de toutes les femmes à ses fils, mais dans le même temps, il suscite de l’admiration et de l’envie des autres hommes.

Pour accéder aux femmes, les fils ont à acquérir les qualités de ce père tout puissant, « de s’approprier les marques et de prendre sa place » (Dor, 1998, p. 36). Pour cela, le père n’est pas simplement tué, mais il est également mangé, incorporé par les fils. Cet acte permet aux enfants d’acquérir une partie de la force de ce père.

Cette identification par incorporation, Freud y reviendra dans Psychologie collective et

analyse du moi en 1921. Il qualifie d’ambivalente cette identification, car elle intervient dans

la mesure où l’enfant souhaite prendre la place du père. Toutefois en comparant avec la phase orale du développement, l’objet une fois incorporé n’existe plus :

[…] comme un rejeton de la première phase orale de l’organisation libidinale dans laquelle on s’incorporait, en mangeant, l’objet convoité et apprécié et, ce faisant, l’anéantissait en tant que tel. (Freud, 1921, cité par Dor, 1998, p. 36)

L’objet n’existe plus à l’extérieur, mais le père de la horde n’a rien perdu de son pouvoir interdicteur. Car le tyran maintenant assassiné provoque le sentiment de culpabilité des fils. La célébration de ce que Freud appelle le repas totémique place le défunt, comme un totem, en place d’être vénéré et dont chacun des fils aura une dette sans fin envers lui. Cette dette se manifeste par la mise en place de la règle symbolique de l’interdit de l’inceste, où tous hommes ne posséderont qu’une seule femme.

Par cette règle, tous les hommes sont soumis à la castration (ou à la fonction phallique :

Φ). Lacan résumant cet état par la formule suivante : ∀x Φ x

Zoja nous rappelle que le mythe que rapporte Freud dans Totem et tabou n’est pas correct. Les hommes ne s’attaquèrent pas aux patriarcats qui monopolisaient toutes les femmes. Mais plutôt, ils cessèrent de se battre et se répartirent les femmes « de façon raisonnée »98. Beaucoup de critiques se sont empressées de relever l’inexactitude anthropologique de ce mythe que nous rapporte Freud. Néanmoins, Freud avance lui-même que ce mythe est possiblement « invraisemblable »99. Cependant ce qui l’intéresse c’est la portée d’une telle fiction pour le

sujet de l’inconscient.

Cette réflexion concernant le père de la horde nous donne les bases de ce que nous pourrons poursuivre dans notre réflexion des distinctions que nous serons en mesure de faire entre père symbolique, père imaginaire et père réel. Cependant, avant de poursuivre sur cette voie, il nous semble nécessaire de faire un détour du côté de l’intérêt qui émerge dans les années 80 pour le père par les auteurs psychanalystes.