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2. Deux sexes, des genres : un sujet

2.1. Le sexe rencontre le genre

2.1.2. Naissance d’une « espèce »

L’intérêt pour la sexualité s’accentue dans le milieu médical à la fin du XIXe siècle (Menahem, 2003). L’apparition du terme homosexuel va de pair avec une certaine volonté de distinguer les différentes aberrations sexuelles. C’est en 1890 que naît, sous la plume de Charles Gilbert Chaddock, traducteur de Krafft-Ebbing auteur de Psychopathia Sexualis, le terme d’ « homosexualité » (il semblerait cependant qu’il soit apparu plus tôt, en 1870, dans l’article de Westphal qui est, toutefois, resté anonyme) (Spencer, 1995). « Homosexualité » est formé d’une racine grecque homos qui signifie « semblable » et d’une racine latine sexus, ce qui signifie « sexualité du semblable » pouvant se définir par : sexualité s’exerçant avec une personne du même sexe (Baudry et Daniel, 1973). Havelock Ellis, en parlant de l’homosexualité, considère que sur le plan étymologique, il s’agit d’un « néologisme barbare jailli d’un mélange monstrueux de racines grecques et latines » (Spencer, 1995). Kinsey, en 1948, dans Le comportement sexuel de l’homme, nous expose les différentes interprétations possibles du terme « homosexualité » trop imprécis ainsi que la différence de signification de ce terme entre l’étude des comportements humains et celui des comportements animaux.

52 Freud, S. (1910a). Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci. Paris : Points, 2011, p. 77.

53 Freud, S. (1910b), Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci. Dans : Œuvre complètes, t. X, PUF, 1993, p.112. 54 Foucault, M. (1976). Histoire de la sexualité : la volonté de savoir. Paris : Gallimard, 1994, p.60.

Avant 1982, et durant le XIXe siècle, est employé le terme d’« inversion » celui-ci

s’appliquant à définir tout ce qui est considéré comme déviant. Cependant, ce terme semble être insuffisant aux yeux du milieu médical de l’époque, puisque plusieurs tentatives sont menées pour l’utilisation de nouveaux qualificatifs. Par exemple, Karl Heinrich Ulrichs, défenseur des droits des amants de même sexe, avance par ce terme anglais urning, inspiré d’Uranus dans le discours de Platon, une théorie du troisième sexe. Il définit ainsi comme Uranien (ou Uranienne), un homme (ou une femme) ayant un amour de femme (ou d’homme) envers un autre homme (ou envers une autre femme) (Katz, 1996). Ainsi, mâle, femelle et urning seraient trois dispositions possibles qui existeraient dès la naissance de l’humain (Spencer, 1995). Une certaine nécessité sociale expliquerait ce besoin de définir nouvellement ce qu’il en est des relations amoureuses et sexuelles entre deux personnes du même sexe. Sans doute le procès d’Oscar Wilde n’y est pas étranger, tout comme ce qui est retenu aujourd’hui du scandale de Cleveland Street dans la mesure où ces deux affaires viennent rendre visible un mode de vie jusqu’alors marginal.

Notons cependant que c’est dans le discours médical que naît l’ « homosexualité » et c’est cette même discipline qui s’empare de ce nouveau trouble. Ainsi contrairement à ce qu’a pu affirmer la philosophe Agacinski :

On me reprochera sans doute de considérer ici comme naturelle cette dépendance mutuelle, et donc d’admettre implicitement que l’humanité est naturellement « hétérosexuelle ». J’assume ce point de départ comme relevant de l’évidence. Les humains, universellement sexués, sont généralement animés du désir de l’autre et dépendant de cet autre pour procréer, ce qu’ils désirent aussi en général. L’intérêt exclusif pour le même sexe est accidentel, c’est une sorte d’exception – même nombreuse – qui confirme la règle55.

Une telle affirmation dénie le fait que l’opposition homosexualité/hétérosexualité n’existe que depuis la fin du XIXe siècle, à moins de considérer l’homosexualité comme structure sociale et donc par essence structure construite. Toutefois, la notion de structure sociale est difficile à être mise en lien avec l’idée de l’universel. Les rapports entre les sexes

n’étaient pas soumis à ces deux signifiants. Ainsi, comme le dit Foucault : « Le sodomite était un relaps, l’homosexuel est maintenant une espèce »56.

Après Freud, le discours sur l’homosexualité prend une direction assez radicale, comme le souligne Roudinesco dans un entretien avec François Pommier (Roudinesco, 2002). Anna Freud a une attitude plus agressive et bien moins prudente que son père vis-à-vis de l’homosexualité. Dans Le normal et le pathologique chez l’enfant, en 1965, Anna Freud consacre une partie aux théories données sur l’étiologie de l’homosexualité, elle présente également les différents indices qui peuvent être importants à prendre en compte pour diagnostiquer un futur homosexuel. Il est bien question de futur homosexuel car Anna Freud précise qu’il n’est possible de parler d’homosexualité qu’à l’âge adulte, bien qu’il existe des indices, des tendances de comportement qui peuvent aider à prédire ces comportements. Anna Freud affirme d’ailleurs qu’une cure analytique peut guérir un sujet de son homosexualité (Roudinesco, 2002). L’école anglaise d’inspiration kleinienne considère l’homosexualité féminine comme une identification à un pénis sadique, et dans sa version masculine elle l’apparente à un trouble schizoïde de la personnalité ayant comme défense une paranoïa. Cette théorie évolue ensuite vers une classification parmi les troubles borderlines (Roudinesco, 2002). Les sociétés américaines suivant les principes psychiatriques continuent de considérer l’homosexualité comme pathologie mentale (l’OMS la considère comme pathologie jusqu’en 1983). Différents moyens sont utilisés pour tenter de soigner l’homosexualité mais cela reste sans succès.

Des psychanalystes d’orientation freudienne essaient de soigner les patients homosexuels de leur homosexualité, de même ils leurs refusent l’entrée aux différentes écoles de psychanalyse telle que l’International Psychoanalytical Association (IPA). Lacan a accepté de recevoir en analyse des personnes homosexuelles sans chercher à les soigner de leur homosexualité, d’ailleurs lorsqu’il créa l’École Freudienne de Psychanalyse (EFP) il accepta leur intégration. Néanmoins, Lacan fut (et est encore) très critiqué quant à sa position vis-à-vis des homosexuels. Beaucoup d’auteurs ont interprété les propos de Lacan comme homophobes, ou comme prônant des idéaux catholiques. Des auteurs comme Michel Tort ou encore Didier Eribon dénoncent l’homophobie de Lacan. Avec Pommier, Roudinesco développe sa lecture de la vision de Lacan vis-à-vis de l’homosexualité qui est, selon elle très novatrice dans la pensée psychanalytique. Lacan situe, comme Freud, les homosexuels parmi les pervers. Cependant

Lacan a une vision de la perversion très particulière. Cet être pervers serait « l’incarnation de la plus haute intellectualisation »57. Lacan voit dans toute forme d’amour quelque chose de

pervers. Considérant l’homosexualité comme une perversion et non une orientation sexuelle, il ne l’inscrit pas toutefois dans la catégorie des perversions sexuelles mais il la considère comme une structure perverse. Ainsi, il admet l’existence d’une structure universelle perverse l’homosexualité en étant la plus « pure incarnation »58.

Dans le domaine de la psychiatrie, c’est en 1952 que cette discipline inclut l’homosexualité, dans la rubrique « déviances sexuelles » au sein de la catégorie des « troubles de la personnalité sociopathique » du Manuel diagnostique et statistique des maladies mentales (DSM). La communauté scientifique de l’époque, assurée du diagnostic garde l’homosexualité parmi les « troubles de la personnalité et autres troubles mentaux non psychotiques » pour la seconde version du DSM en 1968 (Moget, 2010). La fin des années 60 est marquée par une crise sociale et politique aux États-Unis et de nombreux mouvements émergent des minorités et notamment des militants gays et lesbiens. Plusieurs débats apparaissent pour discuter la pertinence du maintien de l’homosexualité parmi les troubles psychiatriques. En 1973, pour la révision du DSM II, l’American psychoanalytic association (APA) organise un colloque pour savoir si l’homosexualité doit faire partie de la nomenclature de l’APA (Morget, 2010). Ce colloque met en avant la difficulté des psychiatres à donner une définition de ce qu’est un trouble mental. Finalement, ce colloque conclue que l’homosexualité « n’est pas un trouble mental puisqu’elle ne valide pas les critères d’un trouble psychiatrique »59. Ainsi, si l’homosexualité est retirée du DSM, cela n’est pas dû à une acceptation d’un possible caractère « normal » à cet état, mais simplement parce que celle-ci ne répond pas aux critères de « trouble ». Aussi une nouvelle catégorie est créée, celle du trouble de l’orientation sexuelle qui prend en compte ceux qui sont « perturbés par leur homosexualité » (Morget, 2010). Ce n’est donc plus la pratique sexuelle qui est objet du trouble, mais les répercussions et la souffrance qu’elle peut induire chez un individu. Les pratiques sexuelles conduisent à des identités sexuelles sous couvert d’orientation sexuelle. De ce fait, le DSM III en 1980 ne gardera plus l’homosexualité comme trouble. Seul sera présente « l’homosexualité ego dystonique », c’est-

57 Roudinesco É. (2002). Psychanalyse et homosexualité : réflexions sur le désir pervers, l’injure et la fonction

paternelle. Cliniques méditerranéennes, 65(1), p. 18.

58 Ibid., p. 19.

59 Briki, M. (2009). Psychiatrie et homosexualité. Besançon, France : Presses Universitaires de Franche-Comté,

à-dire non accepté par le Moi, qui est classée parmi les « autres troubles psychosexuels » (Pedinielli et Pirlot, 2009) concernant « celles et ceux que leurs pulsions homosexuelles plongent dans le désarroi »60. Le compromis trouvé étant la présence d’un critère de souffrance

justifiant la qualité d’un trouble, cela reflète le déplacement conceptuel : le critère de souffrance justifie le trouble. Un tel argument rejoint les travaux de Canguilhem concernant la définition du pathologique (Canguilhem, 1943). Finalement, en 1987, la pression des militants homosexuels et de nouveaux débats à l’intérieur même de la communauté scientifique aboutit à l’élimination définitive de l’homosexualité parmi les troubles psychiatriques, la raison évoquée étant : « Ce diagnostic est rarement utilisé »61. Ce rapide aperçu de la psychiatrisation de l’homosexualité donne une idée de la difficulté de la psychiatrie à élaborer autour de ce concept nouveau. La pensée scientifique laisse la place aux jugements moralisateurs ainsi qu’aux pressions sociales ambiantes, alors même qu’il y aurait lieu d’en élaborer quelque chose. La question de la souffrance liée à l’acceptation de sa propre homosexualité présente dans le DSM ne questionne pas la source de cette souffrance : est-ce l’orientation sexuelle qui est source de souffrance ou est-ce l’homophobie potentiellement vécue par l’individu qui est source de souffrance ? Cela n’est pas interrogé, bien qu’il y ait lieu de le faire (Morget, 2010). Il en sera de même avec la question transgenre.