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2. Devenir père avec la médecine

2.2. Les impensés possibles de l’AMP

En 1989, Claude Lévi-Strauss rédige un essai sur le propos du rôle de l’anthropologue pour la société en cette période de la fin du XXe siècle. Ses considérations sur la situation de l’anthropologie vis-à-vis des sociétés dites primitives (appellation d’ailleurs contestée par Lévi-Strass), lui permettent de préciser les situations où notre société contemporaine se retrouve en perte de repères et parfois recherche des réponses du côté de l’anthropologie. Parmi ces situations, il y a la procréation médicalement assistée.

Ainsi, Claude Lévi-Strauss avance qu’au sein des sociétés primitives, il existe un nombre de cas non négligeable de procréation assistée. Il relève des situations où un couple stérile peut bénéficier d’un autre enfant, ou bien de partage de partenaire pour l’unique raison de la stérilité de l’un des membres. Dans ce cas, Lévi-Strauss relève le fait qu’il n’y a pas de secret qui entoure ce type de procréation. L’entourage, mais également l’enfant est informé, sans que cela ne puisse soulever des difficultés majeures pour chacun des membres. Lévi-Strauss ira jusqu’à présenter les situations de ce que nous appellerions homoparentalité, aujourd’hui, au sein de ses sociétés primitives (Lévi-Strauss, 1989).

Outre ces nouvelles configurations, la médecine ouvre un champ possible de structuration parentale qui n’aurait pu voir le jour sans ces techniques. La réception de ces nouvelles offres que permettent les biotechnologies se distinguent par deux positions souvent opposées que François Ansermet reprend de Dominique Lecourt (2003) : les bio-catastrophistes132 ou les techno-prophètes133 (Ansermet, 2015). Afin de ne pas prendre le risque de tomber dans l’un de ces deux discours, un repérage des points de disjonctions auxquels les nouvelles techniques de procréations amènent est proposé par l’auteur. Ces points de disjonction ont été déterminé par François Ansermet (2015), et discutés avec d’autres (Condat, et al., 2018). Les points de disjonctions sont corollaires des points de butée face à laquelle notre pensée achoppe. Ce qui était jusqu’alors considéré comme des invariants, ne présente plus la stabilité qu’on lui connaissait alors.

Les points de disjonction sont les suivants :

132 Considérations dramatiques des dangers qu’ouvrent les biotechnologies. 133 Considérations idéalisées des prouesses qu’ouvrent les biotechnologies.

- sexualité et procréation,

- procréation et gestation,

- génétique et filiation,

- genre et parenté.

La disjonction sexualité et procréation : Dans Le désir froid, Michel Tort l’avait relevé en 1992, la psychanalyse fut la première à distinguer la sexualité et la procréation lors de la publication de Freud des Trois essais. La mise en exergue d’une sexualité infantile amenait déjà implicitement un écart d’avec la procréation. L’aide médicale l’a permis avec les inséminations artificielles, puis avec la technique de la FIV. La jonction entre sexualité et procréation a toujours été car la fécondation par le spermatozoïde de l’ovocyte ne se fait pas exactement au moment du coït sexuel. La médecine procréative n’a fait que rendre compte d’un écart temporel invisible jusqu’alors.

La médecine permet toutefois un pas supplémentaire grâce aux techniques de cryoconservation134. Il est alors possible de procéder à un décalage temporel qui n’est pas seulement de quelques heures, mais qui peut aujourd’hui être de plusieurs années. Cette pratique est appliquée dans les cas de préservation de gamètes avant la mise en place d’un traitement à risque stérilisant. Ces situations sont le plus fréquemment celles de cancer, mais peuvent également être proposées dans les cas où il est connu que la qualité des gamètes va décroître (c’est le cas, par exemple de certaines formes du syndrome de Klinefelter).

La disjonction procréation et gestation : la mère n’est pas toujours celle qui porte l’enfant. Bien que la pratique de la GPA soit interdite en France135, sa pratique par le recours à l’étranger induit la remise en question de l’historique certitude héritée du principe du droit romain : la mère est toujours certaine136. Cet invariant a toutefois déjà était dépassé dans le cadre légal français par le recours à la pratique du don d’ovocytes. Une femme en insuffisance ovarienne peut porter un enfant avec lequel elle n’a pas de lien génétique. Le droit français reconnaitra la femme comme mère simplement car c’est elle qui donnera naissance.

L’invariant temporel peut aussi être interrogé sur cette disjonction et concerne la possibilité du don d’utérus. Bien que la technique soit particulièrement complexe, elle tend à se répandre

134 Conservation de cellule ou de tissu à très basse température. 135 Voir la sous-partie 3 du présent chapitre, p. 68.

et laisse parfois la possibilité à une mère de donner son utérus à sa fille. Cette dernière portera alors son enfant dans l’utérus où elle-même fut portée (Ansermet, 2015).

La disjonction génétique et filiation : don de spermatozoïdes, don d’ovocytes et don d’embryon amène une dissociation entre la filiation et la génétique. L’adoption avait également introduit cette distinction cependant l’adoption induit avec elle l’idée d’adopter une partie de l’histoire de l’enfant. Ce point n’a pas toujours été évident et pour s’en apercevoir, il faut reprendre les écrits autours des interrogations des parents adoptants qui décident de parler ou non à l’enfant de son adoption (Ajuriaguerra, 1980, p. 902). L’aide médicale à la procréation introduit, quelque soit la technique employée, la fabrication de l’enfant par un couple, ce qui laisse à penser que pour le roman familial de l’enfant, ce point constitue une différence importante.

La disjonction genre et parenté : être le père d’un enfant né avec ses ovocytes ou être mère d’un enfant né avec ses spermatozoïdes est techniquement possible aujourd’hui. Un père transgenre peut donner naissance à un enfant en ayant conservé son utérus. La parenté, dans notre société culturelle monothéiste, a toujours associé le genre du parent à son organisation familiale. Aujourd’hui, il est possible d’être à la fois homme et mère biologique. Mais qu’est- ce que cela implique comme processus de parentalité ? Différemment, il est possible d’avoir un enfant de deux personnes du même sexe par le recours au don de gamètes137.

Le schéma ci-dessous présente les interactions induites par ses points de disjonction sur le cycle de la vie, telle que nous le connaissons dans notre société occidentale empreint de l’héritage religieux monothéistes (Condat et al., 2018) :