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Ordre juridique matrimonial laïcisé : le sanctuaire des mœurs

CHAPITRE 1. LES EVOLUTIONS DU DROIT DEPUIS LA REVOLUTION

II. LA MUTATION DES MODELES DE REFERENCE EN DROIT OU LA

2. Ordre juridique matrimonial laïcisé : le sanctuaire des mœurs

La Révolution française engage une profonde rupture avec l’ordre sexuel ordonné autour du mariage « pacte de famille » d’Ancien régime en instituant tout d’abord la laïcisation du mariage puis un nouvel ordre sexuel matrimonial laïcisé par le code civil de 1804 : c’est la deuxième révolution du consentement. Le mariage contrat civil de 1792 est en rupture profonde avec la conception chrétienne du péché de chair : « s’élabore ici le modèle (utopique) d’une fusion

entre consentement sexuel, consentement amoureux et consentement matrimonial. Comme si la socialisation sexuelle du côté du « permis » et du « prescrit » trouvait sa forme unique : un ordre sexuel matrimonial 164F

165

». Mais après la Révolution, l’utopie rousseauiste laisse place à une conception plus autoritaire du mariage civil, devenu l’élément central du nouvel ordre du permis et de l’interdit en matière sexuelle fondé sur une double hiérarchie : celle des sexes et celle des âges.

En effet, le code civil de 1804 diffuse un modèle familial de type autoritaire gouverné par le père, seule personne juridique titulaire de droits. Le principe de propriété privée, grand acquis du droit révolutionnaire déclaré inviolable et sacré, bouscule l’ordre juridique matrimonial ancien puisqu’il devient le moyen d’assurer « la cohésion du modèle familial rénové, de type

autoritaire et monarchique, fondé et recentré sur la base de l’union légitime et de ses enfants, sur la suprématie de l’homme et de la puissance paternelle165F

166

». Dans ce nouvel ordre juridique matrimonial, la famille nucléaire légitime hiérarchisée sous la toute-puissance du paterfamilias devient un lieu de repli individuel dont le père est le garant moral1 66F

167

. La femme, la fille et le fils mineurs, se trouvent « objets de possession 167F

168

» du père, du mari : droit de correction paternelle (article 375 du code civil), droit de succession patrimonial, régime des biens entre époux. Filiation et alliance se trouvent donc au cœur de ce nouvel ordre juridique matrimonial fortement hiérarchisé. Le droit assure la défense des liens issu du mariage contre les prétentions éventuelles des adultérins qui n’ont pas droit à la qualité d’héritier, a fortiori s’il s’agit d’un

164Jean-Pierre Royer, op. cit., p. 574. 165Irène Théry, 2002. op. cit., p. 40. 166Jean-Pierre Royer, op. cit., p. 579.

167Jacques Le Goff et Michel Lauwers, op. cit., p. 1168. 168Jacques Poumarède, 1987, op. cit., p 225

inceste : « la naissance d’un enfant, fruit de l’inceste ou de l’adultère, est une

telle monstruosité dans l’ordre social, une vraie calamité pour les mœurs […] il serait à désirer qu’on pût en éteindre jusqu’au souvenir 168F

169 ».

Irène Théry souligne que la complexité de ce nouveau modèle réside dans la signification qu’elle donne à la « bonne » sexualité : conjugale, reproductive, exclusive « La nouvelle morale sexuelle allie de façon complexe l’héritage

chrétien, le droit naturel, et le naturalisme des Lumières, pour assurer à la fois l’ordre sexuel et la reproduction de l’ordre social. De ce nouveau modèle, on soulignera simplement deux aspects essentiels à la réflexion contemporaine : - La notion de couple acquiert une définition nouvelle, quand le couple n’est plus ce qui fait chaînon entre deux lignages (alliance entre les familles respectives de l’épouse et de l’époux), mais ce qui permet aux individus, hommes et femmes, de s’émanciper de leur famille d’origine, pour créer à leur tour une famille conjugale, par une sorte de “ majorité ” privée doublant la majorité politique. L’institution du couple (légitime, hétérosexuel et procréatif) devient le socle de l’ordre sexuel matrimonial. De là le caractère éminemment contradictoire de la référence à l’amour, symbole de liberté (liberté de se donner, de se gouverner), garant d’une internalisation des normes sociales (à chacun de discerner s’il désire seulement ou s’il aime vraiment, pour désigner l’élu de son cœur), danger nouveau cependant pour le principe monogamique. Le régulateur majeur de la sexualité, désormais, ce n’est plus la peur des flammes de l’enfer, c’est l’amour, et plus précisément l’amour conjugal. Entre la sexualité permise et la sexualité prohibée, il fait toute la différence : l’amour n’est plus cette concupiscence qui entraîne au péché, il est ce sentiment puissant qui fixe le désir sur un seul objet. Le mariage acquiert sa nouvelle fonction sociale, celle de transformer l’élection amoureuse en engagement de vie commune, en fondement de la famille conjugale. Sagesse de l’amour, qui protège de la débauche sexuelle et fait les affections durables; danger de l’amour, aussi, qui peut détourner des devoirs du mariage les époux atteints par les flèches de Cupidon. Les romantiques exploreront l’extraordinaire écheveau des ressorts romanesques introduits par les nouvelles formes de la civilité sexuelle et amoureuse. C’est pourquoi l’ordre sexuel n’est pas un ordre amoureux. Le Code civil de 1804 préserve fermement le mariage des errances de l’amour et du désir. “ Contrat perpétuel par destination ” (Portalis), l’union civile n’est pas de celles que l’Etat abandonne aux aléas affectifs des individus. Le divorce, introduit en 1792 dans la ferveur révolutionnaire de liberté individuelle, est restreint, puis aboli à la Restauration (1816) pour presque un

169Discours du législateur Jacques Thomas Lahary prononcé devant le Tribunat, cité par Jean-

siècle. Il ne reparaîtra en 1884 que sous la forme du divorce pour faute, veuvage social protecteur des bonnes mœurs et de la réputation des époux bafoués.

-Le second trait de cet ordre sexuel matrimonial prolonge le premier : la tension inhérente à la définition du mariage d’inclination comme seul lieu de la sexualité prescrite/autorisée, se résout encore une fois par la double morale sexuelle, féminine et masculine. La durée de ce modèle ne s’explique que par la hiérarchie des statuts accordés aux femmes et aux hommes dans la société, la famille et le couple lui-même. La double morale sexuelle est le cœur du nouveau familialisme qui régit la vie bourgeoise du XIXe. La séparation des sexes paraît même s’accroître avec l’égalité des conditions et la remise en cause du mariage arrangé (qui s’accommodait assez bien des amants et du libertinage, du moins dans l’aristocratie). Aux filles honorables de préserver leur virginité jusqu’au mariage; au droit le soin de punir spécifiquement l’adultère féminin, qui devient un délit pénal. Les deux figures, de la mère de famille et de la gourgandine (ou de la prostituée) symbolisent aussi l’autre sens de la double morale : celle qui oppose la façade haussmannienne de la famille, sanctuaire silencieux des bonnes mœurs hantée par les miasmes de la sexualité infantile et adolescente, et l’arrière-cour où les fils de famille s’initient à la sexualité au bordel, cependant que les pères de famille austères goûtent aux délices de la débauche clandestine dans les bras des femmes légères, cependant que s’invente la notion nouvelle d’ ”homosexualité ” pour désigner une perversion et à travers elle une classe particulière de sujets définis par la pathologie mentale169F

170

». Le lent polissage des mœurs engagé dans la société occidentale depuis le XVème

siècle170F

171

trouve ainsi un nouveau souffle quand le code civil s’impose comme le gardien du

sanctuaire des mœurs. En rupture avec l’ancienne morale religieuse de chasteté

et de pureté sexuelle, la nouvelle morale des mœurs laïcisée s’appuie sur ce modèle de la famille bourgeoise patriarcale fortement hiérarchisée, en faisant d’elle une sphère privée, un domaine de l’intime où le droit ne s’immisce pas171F

172

. Le mariage laïcisé devient le critère majeur du permis et de l’interdit sexuel en renvoyant du côté de l’interdit tout ce qui porte atteinte aux fondements et à la stabilité du régime matrimonial, et de l’autre, en faisant converger les mœurs vers le cœur du permis, la sexualité nuptiale. Dès lors l’ordre matrimonial statutaire (mariés/non mariés) est fondé sur le principe d’une « double morale sexuelle » distinguant fortement ce qui est attendu des hommes et ce qui est attendu des femmes : c’est la deuxième révolution du

170Irène Théry, op. cit., pp. 40-41.

171Norbert Elias. 2005 [2002]. La civilisation des mœurs. Paris : Pocket, agora, p. 342. 172Jacques Poumarède, 1987, op. cit. p. 225.

consentement. Le code pénal traduit à sa manière ces nouvelles références normatives. Comme on l’a vu, si le premier code pénal postrévolutionnaire de 1791, est conçu comme « le verso du catéchisme révolutionnaire 172F

173 », en revanche, le code pénal de 1810 pose les bases d’un système répressif fondé sur la toute nouvelle référence aux mœurs. La notion de mœurs n’est plus liée au péché comme sous l’Ancien Régime, mais relève d’une morale civile, dissociée du religieux173F

174

. Désormais ce que le droit pénal punit dans les attentats aux mœurs ce sont les offenses à un ordre sexuel matrimonial17 4F

175

. Il se montre en effet assez laconique vis-à-vis des violences sexuelles, en ne punissant sévèrement que les violences sexuelles qui portent atteinte à l'honneur des familles, des maris, des pères. Ainsi, comme le souligne Danièle Lochak, « le

droit est mis à contribution comme instrument de promotion de bonnes mœurs1 75F

176

» mais aussi « comme instrument de censure ou de répression des

mauvaises mœurs176 F

177 ».

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