CHAPITRE 3. INCERTITUDES LIEES A L’AGE : DE LA QUESTION DU
II. L’INCESTE ET LES INTERDITS SEXUELS
2. L’interdit des places et des âges depuis la laïcisation du droit pénal
Avec le premier code pénal révolutionnaire du 6 octobre 1791, la nouvelle approche du droit vise à « libérer la loi de toute emprise religieuse» (Vigarello, 1998). Le législateur français postrévolutionnaire refuse de reprendre à son compte la référence à la faute ou au péché et épure le droit de ses dimensions morales et religieuses (Giulianni, 2010422F
423). L’inceste, autrefois considéré comme un crime, ne concerne plus le droit mais la morale privée : « c’est dans
419Yvonne Knibielher. 2001. Regards sur la sexualité familiale. In Atteintes sexuelles sur enfants
mineurs, 1 : propos de cliniciens, juristes engagés dans leurs pratiques auprès de ces enfants. Paris : API. Vol 1. 222 p.
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Ce sont les peines intermédiaires entre les peines légères et la peine capitale : le blâme, l’amende, l’exposition publique, le fouet.
421
« Traité des matières criminelles, suivant l’ordonnance du mois d’août 1670, et les édits, déclaration du roi, arrêts et règlements intervenus jusqu’à présent », consulté le 14 février 2016. URL :
http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k96051769/f55.item.r=inceste%20crime.zoom [Consulté le 24 octobre 2015].
422La peine du feu signifiait le rejet du condamné par la société chrétienne et la volonté de la
faire disparaître à tout jamais.
423
Fabienne Giulianni. 2010. Le fantasme de l'inceste au prisme de l'écriture des pornographes de la Révolution française. Revue Hypothèses. Vol 13. pp. 257-265.
doute cette séparation entre droit et morale qui explique l’effacement de l’inceste dans le domaine criminel 423F
424». L’inceste disparaît alors complètement du droit pénal au XIX e siècle: « il existait un parti pris de l’ignorance » (Salas, 1997). Ce silence du droit face à l’inceste est concomitant de l’avènement de la société bourgeoise, repliée sur elle-même, qui fait de son foyer, une sphère d’intimité, un domaine privé où l’on ne légifère pas, où se proclame avec force, l’autorité du père, le pater familias tout puissant (Poumarède, 1987). Les pénalistes Chauveau et Hélie commentent ce silence de la loi : « ne serait-ce
pas consacrer l’inquisition du magistrat dans la vie privée des citoyens, soumettre à ces investigations leurs actions intimes, ouvrir en un mot le sanctuaire du foyer domestique 424F
425 ». Il s’agissait assurément d’éviter l’intrusion dans le sanctuaire sacré de la famille (Le Clercq, 1999).
L’inceste n’est pas explicitement nommé dans le code pénal de 1810 mais englobé dans le « lien d’autorité », circonstance aggravante du viol et d'attentat à la pudeur avec violence. Comme la loi ne définit pas l’autorité, la jurisprudence ne la reconnait qu’aux seuls ascendants légitimes qui ont autorité sur leur enfant mineur et non émancipé par le mariage425 F
426
. Aussi, nombre d’incestes échappent à la sanction, en particulier lorsqu’ils sont commis sur des enfants devenus majeurs. Il faudra attendre la loi du 28 avril 1832, pour faire entrer un lien de famille plus explicite dans le droit pénal : celui d’ascendant. Il est ajouté comme circonstance aggravante du viol et de l’'attentat à la pudeur avec ou sans violence (nouvelle incrimination fondée par l’âge du mineur). Il devient un élément constitutif à l’attentat, est commis sur un mineur de plus de 13 ans dès 1863426F
427. Les pénalistes de l’époque se félicitent de cette avancée pénale visant à mieux réprimer l’inceste « Tout le monde applaudit sans aucun
doute à une disposition qui permet de réprimer des faits abominables que la promiscuité dans laquelle sont si malheureusement obligées de vivre tant de familles pauvres, rend si fréquents, explique, même si elle n'excuse pas427F
428
».
Derrière le terme d’ascendant, c’est la figure symbolique du père que le droit désigne, celui qui incarne l’autorité au sein de la famille depuis la promulgation du code civil de 1804 « ce sont les bons pères, les bons maris, les bons fils qui
font les bons citoyens 428F
429». Mais le législateur veille à ce qu’il ne soit pas porté
424
Yvonne Kniehbeleir, op. cit., p 27.
425Adolphe Chauveau et al., 1851 op. cit. p 186. 426Théorie du droit pénal. Vol 2. Opus cité p 211 427
Article 331 du code pénal : « sera puni de la même peine l’attentat à la pudeur commis par tout ascendant sur la personne d’un mineur, même âgé de plus de 13 ans, mais non émancipé par le mariage ».
428
Commentaires de la loi des 18 avril-13 mai 1863 portant modification de soixante-cinq articles du Code pénal, par Albert Pellerin, docteur en droit, op. cit. p 172 et 173
atteinte au modèle familial centré sur la personne juridique du père429F
430
(Poumarède, 1987) et que la famille, devenue la valeur centrale et le fondement de la société, ne soit pas mise en danger (Ambroise-Rendu, 2004 : 146430F
431 ; Giuliani, 2009 : 2).
Le texte, donc, ne fait référence qu’aux ascendants. Mais la jurisprudence élargit l’interdit en sanctionnant l’inceste beau-parental. Ainsi, le second mari de la mère est considéré comme ayant autorité puisqu’il partage « l’autorité de
sa femme sur les enfants mineurs et non émancipés issus du premier mariage et qui habitent un domicile commun » (Vigarello, 1998 : 162). L’affinité résultant
du mariage et la consanguinité entre proches ne sont plus créateurs d’interdit. Désormais c’est la transgression d’un ordre symbolique généalogique qui fait interdit (Martial, 200343 1F
432
). Le registre est celui de parenté en ligne directe (lien d’ascendance) ou assimilée par la pseudo-parenté (lien d’autorité). Ainsi, lorsque le droit vise le lien de famille, il ne s’en tient qu’au lien généalogique, de filiation ou assimilée et ne dit rien des autres liens de famille en collatéralité ou d’alliance, contrairement aux prohibitions matrimoniales dans le code civil. C’est donc une rupture majeure avec l’ancien droit chrétien.
En outre, le code pénal ne retient que les aspects constitutifs des crimes et délits sexuels, donc surtout la violence, mais pas les liens de famille unissant la victime à son agresseur. En effet, ce que la loi punit désormais dans l’inceste, c’est la violence de l’attentat « Ce n'est pas l'inceste que punit la loi nouvelle.
Ce fait, jadis puni de mort […] n'est réprimé par la loi française que s'il est commis par violence physique ou morale. C'est l'attentat que notre loi punit. Elle ne tient compte de l'inceste que comme circonstance aggravante 432F
433». En revanche, la référence nouvelle dans la loi, comme nous l’avons vu au chapitre 1, est d’avoir fait entrer l’âge depuis 1832. Cela a eu des conséquences pour la définition même de la prohibition, comme l’a souligné l’anthropologue Agnès Martial « cette inégalité constitutive de la relation incestueuse, telle qu’elle est
Universitaires de Rennes. 2007 ; p57
430Loi du 24 juillet 1889 sur la protection des enfants maltraités ou moralement abandonnés. Le
premier chapitre est consacré à la déchéance de la puissance paternelle
431Anne Claude Ambroise-Rendu. 2004. « Petits récits des désordres ordinaires : les faits divers
dans la presse française des débuts de la IIIe République à la Grande Guerre ». Broché. Voir
notamment au Chapitre 6 « Transgresser », les violences sexuelles pp 140-151.
432Agnès Martial. 2003, S'apparenter. Ethnologie des liens de familles recomposées, Éditions de
la Maison des Sciences de l'Homme, Paris, 310 p. Voir en particulier dans le chapitre « L’inceste », les sanctions relatives à l’inceste dans le droit pénal, son appréhension et ce qu’il punit à travers ses textes juridiques. pp 91-93.
433
Commentaires de la loi des 18 avril-13 mai 1863 portant modification de soixante-cinq articles du Code pénal, par Albert Pellerin, docteur en droit, op. cit.
pensée par le droit, oppose en fait systématiquement un adulte et un enfant 433F
434
» et poursuivant « la sanction est d’autant plus sévère que la parenté est avérée et
que la victime est jeune. Ainsi c’est avant tout dans le rapport inégal adulte/enfant que l’on pense aujourd’hui l’inceste en tant que crime condamnable dans notre société434F
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».Ces changements sont très importants pour comprendre les recompositions normatives autour des âges, comme nous le verrons.