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L A PROTECTION DU FONCTIONNAIRE

B. La nature juridique de ces mesures

2. Une nouvelle catégorie

Il arrive que le Conseil d’État refuse la communication du dossier au motif qu’une telle décision « n’entre dans aucune des catégories de mesures impliquant l’obligation pour l’administration de communiquer son dossier à l’intéressé »902. Les mots « catégories de mesures » ne peuvent être interprétés comme désignant toutes les sortes de décisions pouvant affecter la carrière du fonctionnaire et devant être précédées de la communication du dossier. En effet, cela désignerait aussi bien le licenciement, la fin d’un détachement, la mise en disponibilité…ni la jurisprudence903, ni les conclusions des commissaires du Gouvernement904 n’autorisent cette explication. Au contraire, ce sont le licenciement, la fin d’un détachement… qui appartiennent à des catégories imposant la communication. Ces dernières sont au nombre de deux : les mesures disciplinaires et les mesures personnelles. À moins donc de réduire le pluriel de la formule à un singulier, il est possible d’admettre que les mesures prises en considération de la personne forment bien une catégorie spécifique. Celle-ci se détermine d’après deux éléments : ses effets et sa nature.

a. Ses effets

Pour en déduire le régime juridique, le juge veille à en préciser les effets sur la carrière du fonctionnaire. La mesure personnelle est bien sûr un acte faisant grief au fonctionnaire. Elle est de plus une décision portant atteinte de manière grave à sa situation statutaire. De l’évaluation de cette gravité dépend en premier lieu la recevabilité du recours. Ainsi, c’est parce que le retrait de l’un de ses enseignements constituait pour un professeur d’Université « une modification de sa situation et

902- C.E, 14 mars 1958, Bigoin, rec. 165 et C.E, 16 mars 1979, ministre du Travail c/ Stephan, rec. 120.

903- C.E, 14 mars 1958, Bigoin, préc., et C.E, 13 février 1987, Mme Janine Fournier c/ Centre psychothérapique

départemental de Bècheville-les-Mureaux, RFDA 1988, p. 483.

de ses perspectives de carrière » que le juge admet la recevabilité de la requête avant de statuer sur le caractère de mesure prise en considération de la personne905.

Le caractère définitif de l’acte est parfois souligné par le juge906. Le juge applique ainsi « le principe d’après lequel un acte individuel grave ne peut être pris par l’administration sans entendre au préalable, la personne qu’il est susceptible de léser dans ses intérêts moraux et matériels »907.

C’est la gravité des conséquences de la décision qui, en justifiant la nécessité de la communication du dossier, permet la reconnaissance de l’existence de cette catégorie de mesures : « une mesure d’éviction du service, quel qu’en soit le motif, est tout de même une mesure grave qui doit être prise en toute connaissance de cause et avant l’intervention de laquelle il ne nous parait pas inutile que l’intéressé doive être averti […]. Le fondement le plus simple est celui qui consiste à considérer qu’une telle mesure est, par nature, prise en considération de la personne »908.

Cependant, la jurisprudence étend le champ d’application de ce type de mesures en admettant qu’elles peuvent correspondre à des décisions portant atteinte aux attributions du fonctionnaire et lui causant un préjudice, sans pour autant entraîner une cessation de fonction909.

Cette évolution jurisprudentielle aboutit avec l’arrêt MONNET de 1999. Le requérant, procureur général près de la cour d’appel de Paris, demandait l’annulation d’un décret le nommant avocat général à la Cour de cassation qu’il considérait être sinon une sanction disciplinaire, du moins une sanction disciplinaire déguisée. Le commissaire du Gouvernement, après avoir montré que cette nomination ne correspondait pas à une rétrogradation ou un abaissement d’échelon, reconnaît que « en l’espèce la situation professionnelle a indéniablement pâti des décisions […] qu’il s’agisse de sa rémunération ou du prestige et des prérogatives attachées à ses fonctions »910. Peuvent donc être qualifiées de « prises en considération de la personne » toutes les mesures qui portent atteintes aux

905- C.E, 13 février 1974, Demoiselle Tribalat, préc.

906- C.E, 23 mars 1962, Revers, rec. 206. dans le même esprit, le juge précise que le décret plaçant le général Vanuxem

dans la position de disponibilité a eu pour effet de mettre fin à ses fonctions « sans en conférer d’autres à l’intéressé » ( AJDA 1967, p. 108.)

907- Letourneur (M), « Les principes généraux du droit dans la jurisprudence du Conseil d’État », EDCE, 1951, p. 25.

Cette solution jurisprudentielle est ancienne. En 1937 le Conseil d’État considérait déjà « qu’en égard à sa nature et à sa gravité une telle mesure ne pouvait intervenir sans que le Sieur Hartwig eût été mis à même de discuter les griefs relevés à son encontre » ; arrêt du 28 avril 1937, Hartwig, rec. 447.

908- Concl. D. Labetoulle sur C.E, sect., 26 octobre 1984, Centre hospitalier général de Firminy c/ Mme Chapuis, RDP

1985, p. 209.

909- Dans un arrêt du 26 février 1971, Sieur Roze, le Conseil d’État devait statuer sur un retrait d’agrément ministériel

pour la nomination d’un directeur de centre de transfusion sanguine. Cette décision avait néanmoins pour conséquence immédiate et automatique de mettre fin aux fonctions du requérant. Il en va ainsi d’une décision retirant à un professeur l’un de ses enseignements (arrêt Tribalat, préc.).

910- Concl. F. Lamy sur C.E, sect., 19 avril 1991, M. Monnet, préc. Le Conseil d’État a considéré que « la décision de

remplacer le requérant dans ses fonctions de procureur général près de la cour d’appel de Paris a été prise en considération de la personne ».

attributions antérieures du fonctionnaire911 ou, plus généralement, « affectent de manière négative la carrière » d’un fonctionnaire de l’administration912.

Au-delà de la gravité des conséquences de la mesure pour le fonctionnaire, il est aussi important de tenir compte de « la nature de ses effets »913. Admettre que toute décision « préjudiciable ou défavorable »914 au fonctionnaire est une mesure personnelle entraînerait une très large extension de son champ d’application. Un critère restrictif permet de limiter les cas concernés par la communication obligatoire du dossier. Il s’agit de distinguer entre les mesures de refus et les mesures de retrait ; c’est-à-dire entre les actes par lesquels l’autorité refuse prolonger sa mise en disponibilité ou son détachement, accorder l’honorariat… et les décisions par lesquelles l’administration retire un avantage, une qualité ou une fonction au fonctionnaire.

Il est de jurisprudence constante que l’appréciation portée par l’administration sur la titularisation d’une personne ou le renouvellement d’une situation ne peut être discutée devant la juridiction administrative915.

b. Sa nature

Le juge reconnaît à cette mesure une nature particulière, n’hésitant pas à écrire que c’est « par sa nature même » qu’une décision peut être qualifiée de telle916 et qu’il existe des mesures « nécessairement » prises en considération de la personne, comme la décision prononçant le licenciement d’un fonctionnaire pour inaptitude physique917. Les caractéristiques de cette nature n’ont pourtant pas été systématisées par le Conseil d’état dans un considérant de principe qui ôterait les doutes du juriste.

Tout d’abord, c’est une mesure subjective. Prise intuitu personnae, ad hominem, cette catégorie de décisions intéresse les relations que le fonctionnaire entretient soit avec son service soit avec son supérieur hiérarchique. Les termes employés pour la désigner varient finalement peu. Il est parfois question d’une décision « en considération de faits personnels à l’intéressé »918, ou « en raison de considérations tenant à la personne de l’intéressé »919.

911- C.E, sect., 11 mars 1991, Rivellini, rec. tables p. 1016.

912- Braibant (G) ; Le droit administratif français, Dalloz, 1992, p. 369.

913- Concl. B. Genevois sur C.E, sect., 9 mai 1980, société des établissements Cruze Fils et Frères, AJDA 1980, p. 483. 914- Concl. E. Guldner sur C.E, 3 juillet 1957, Sieurs Piro et autres, préc.

915- C.E, 23 octobre 1935, Constantini, rec. 970 pour le refus de renouvellement d’un détachement et 20 février 1963,

Dame Petitet, rec. 102 pour le refus de renouveler l’engagement comme personnel féminin des armées en raison du comportement général de l’intéressé.

916- C.E, 26 avril 1967, Sieur Ploix, rec. 176.

917- C.E, 26 octobre 1984, Centre hospitalier général de Firminy c/ Mme Chapuis, préc. 918- C.E, 21 juin 1974, Gribelbauer, préc.

S’il est convenu que ces mesures ne sont pas des sanctions disciplinaires, cela implique qu’elles ne sont pas provoquées par une faute du fonctionnaire. On retrouve ici toutes les incertitudes pratiques qui reposent sur l’absence de définition législative ou réglementaire de la faute disciplinaire920. Dans la majeure partie des cas, le reproche que l’on fait à la personne ne relève d’aucun fait précis qui pourrait attirer l’autorité administrative sur le terrain disciplinaire. Celle-ci souhaite remédier aux dysfonctionnements du service causés par l’action du fonctionnaire sans pouvoir se fonder sur un acte disciplinairement répréhensible921.

La question tourne autour du terme de « comportement »922. Toute l’évolution jurisprudentielle concernant cette catégorie de mesures se résume dans une variation quant aux qualificatifs attribués au comportement du fonctionnaire. Il est acquis que celui-ci ne doit être fautif. Une certaine imprécision règne alors autour de l’appréciation de ce « comportement général ». La mesure peut frapper ceux « auxquels on ne pouvait rien reprocher de précis mais dont le comportement général avait été équivoque »923, ceux dont l’autorité a été affaiblie, dont les relations avec supérieurs et subordonnés hiérarchiques se sont détériorées, dont les difficultés d’adaptation à leurs fonctions étaient trop importantes…etc.

L’idée que c’est un conflit personnel qui est à l’origine de la mesure personnelle se retrouve souvent924. Le fonctionnaire est l’objet d’une défiance925 de la part de l’administration et celle-ci considère, à titre subjectif, qu’il ne possède plus les garanties requises pour assurer correctement la mission qui lui est confiée926. Il arrive que cette volonté de détacher le fonctionnaire de son service n’émane pas directement de ses propres supérieurs mais des pressions que ceux-ci peuvent subir de la part de l’environnement dans lequel les fonctions sont exercées927. Force est alors de constater que grâce à la catégorie des mesures personnelles, « le juge administratif introduit dans le droit de la fonction publique une zone d’incertitudes offrant à l’administration une marge de manœuvre

920- D’autant qu’il est parfois admis qu’une faute disciplinaire puisse résulter de l’attitude générale du fonctionnaire et

non d’un fait ponctuel précis. Cf. Plantey (M) ; La fonction publique, Traité général, préc., p. 451.

921- Une décision ministérielle mettant fin aux fonctions chef du centre national des examens et concours est une

mesure prise en considération de la personne car fondée sur des négligences commises dans son service, et ayant abouti à permettre à certains candidats d’avoir connaissance des sujets avant les épreuves du baccalauréat : C.E, 20 janvier 1967, Jarry et fédération de l’Éducation nationale, RDP 1967, p. 1031.

922- C.E, 26 juin 1957, Sieur Katz, préc. « l’arrêt attaqué mettant fin aux fonctions du sieur Katz est fondé sur le

comportement de ce dernier et a donc été pris en considération de la personne dudit Sieur Katz ».

923- Concl. M. Bernard sur C.E, 24 octobre 1964, Sieur D’Oriano, préc.

924- C’est au motif, « qu’il ne ressort pas des pièces du dossier qu’un conflit personnel soit à l’origine de la décision

litigieuse » que le commissaire du Gouvernement, dans l’affaire tranchée par la section du contentieux, ville de Nemours c/ Mme Marquis, le 30 septembre 1988, a écarté le moyen soulevé par la requérante selon lequel le licenciement avait été pris en considération de sa personne, AJDA 1988, p. 739.

925- C.E, 25 mai 1988, Cierge, rec. tables p. 828. 926- C.E, 26 février 1971, Sieur Roze, préc. 927- C.E, 26 mai 1965, Sieur Chaubin, rec. 300.

importante dans la gestion de son personnel »928. Échappant aux contraintes du droit disciplinaire, le supérieur hiérarchique peut ainsi se défaire d’un subordonné dont les services ne lui conviennent plus.

Ce qui permet d’expliquer la nature de la mesure prise en considération de la personne est la notion d’inaptitude. Il s’agit pour l’autorité administrative de se débarrasser ou d’éliminer de la fonction publique « certains éléments inaptes », qui ne réunissent pas les conditions exigées pour le maintien dans leur emploi. De nombreux jugements révèlent que c’est l’inaptitude ou l’insuffisance professionnelle929 qui a motivé la décision de l’administration.

Jusqu’en 1984 la jurisprudence du Conseil d’État refusait de qualifier de « mesure prise en considération de la personne » une décision portant atteinte à la situation professionnelle d’un fonctionnaire en raison d’une inaptitude physique entraînant son incapacité professionnelle930. Cette solution était justifiée par le caractère objectif que revêtait le constat médical effectué par les commissions statutairement créées dans ce but. C’est en constatant cette nature objective que M. LABETOULLE a demandé au Conseil d’État de revenir sur cette jurisprudence dans ses conclusions sur l’affaire Centre hospitalier de Firminy c/ Mme CHAPUIS931. Le juge administratif a admis que la requérante puisse recevoir communication de son dossier comportant notamment les pièces à caractère médical, « la décision prononçant le licenciement d’un agent public pour inaptitude physique étant nécessairement prise en considération de la personne de l’intéressé ».

L’analyse de la jurisprudence concernant les mesures personnelles confirme l’observation du commissaire du Gouvernement THÉRY932 : le Conseil d’État admet de plus en plus largement cette notion.

Ainsi donc, une mesure personnelle peut être définie comme étant « une décision concernant une personne unie à l’administration par un lien de droit public, prise par son supérieur hiérarchique et résultant d’une appréciation subjective de son comportement général »933. Deux types de

mesures personnelles sont répertoriés. D’une part, les mesures disciplinaires obéissant à un régime juridique offrant un certain nombre de garanties statutaires au fonctionnaire. D’autre part, les mesures motivées par l’intérêt du service et l’inaptitude professionnelle ou physique de la personne pour l’accomplissement de ses fonctions. Ne sont donc pas des mesures personnelles celles prises en application d’une norme objective ou de nécessité propres à l’organisation du service.

928- Ribot (C), « Les mesures prises en considération de la personne dans le contentieux de la fonction publique », préc.

p. 163.

929- C.E, 18 mars 1988, M. Palmier, préc.

930- C.E, sect., 12 novembre 1965, Davéo, rec. 610

931- Arrêt préc. Cette solution a été confirmée dans l’arrêt du 27 septembre 1991, ministre de le Défense c/ Hoffmann,

rec. 1015.

932- Concl. sur C.E, 14 novembre 1980, Mlle Montalibet, préc.

933- Ribot (C), « Les mesures prises en considérations de la personne dans le contentieux de la fonction publique »,

Il est donc important de s’interroger sur l’utilité de l’emploi d’une telle catégorie par la jurisprudence administrative.

§2.L

E CHAMP D

APPLICATION

Après avoir affirmé que la notion de mesure personnelle est une création jurisprudentielle, il est important de s’arrêter sur les motifs qui ont conduit le juge administratif à trouver une nouvelle catégorie de mesures affectant la carrière du fonctionnaire, et par là ses droits et libertés.

Il est intéressant de s’interroger sur la fonction contentieuse de ce type d’acte et pourquoi a-t-il été nécessaire de recourir à une telle typologie et non pas à la technique des principes généraux du droit? Il est possible alors de comprendre comment la protection « des garanties essentielles des intéressés »934 permet d’encadrer l’appréciation hiérarchique.