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L A PROTECTION DU FONCTIONNAIRE

B. La nature juridique de ces mesures

1. Une notion résiduelle

La mesure personnelle se définit négativement. La jurisprudence dit ce qu’elle n’est pas mais hésite à affirmer sa nature essentielle.

a. Ce n’est pas une mesure disciplinaire

Après avoir constaté l’absence de faute ou de sanction disciplinaire, le Conseil d’État reconnaît souvent l’existence d’une mesure prise en considération de la personne du requérant882.

La nécessité de cette condition préalable s’explique par le régime juridique spécifique attaché à la matière disciplinaire. « La mesure personnelle n’étant qu’un moyen pour le juge d’étendre, dans des cas particuliers, l’application de la garantie spécifique de la communication du dossier, son cumul avec les garanties disciplinaires serait sinon inutile, du moins superfétatoire »883.

L’étude des termes employés par la jurisprudence doit cependant minorer l’idée selon laquelle c’est uniquement à partir du constat de l’absence de mesure disciplinaire que l’on peut chercher à caractériser une mesure personnelle. En effet, le juge utilise toujours des adverbes ou des expressions ambivalentes qui ne permettent pas de conclure à une indépendance totale entre ces deux mesures. La distinction totale inexistante entre les deux types de mesures ainsi que la motivation de certains arrêts laisse penser qu’il existe entre elles une relation. S’il est à peu près sûr qu’une mesure personnelle n’a pas automatiquement de caractère disciplinaire, il est permis de se demander si les mesures disciplinaires ne sont pas toutes des mesures prises en considération de la personne. Ces dernières ayant une signification « plus large »884.

Ainsi, le juge considère-t-il parfois que « si l’arrêt attaqué est dépourvu de caractère disciplinaire, il n’en constitue pas moins une mesure prise en considération de la personne du requérant »885.

En effet, après avoir qualifié la mutation d’un officier de décision « prise en considération de la personne », le juge administratif emploie les mots « procédure disciplinaire » pour statuer sur la

882- C.E, 22 décembre 1965, Sieur Heuze : « la décision du ministre… n’a pas eu un caractère disciplinaire…étant

intervenue pour des motifs tenant à la personne du requérant… »

883- Ribot (C), « Les mesures prises en considération de la personne dans le contentieux de la fonction publique »,

préc., p. 151.

884- Dans ses conclusions sous C.E, 26 octobre 1960, Sieur Roux, rec. 559, le commissaire du Gouvernement M.

Chardeau explique que dans l’arrêt Nègre de 1956, le juge « n’a pas employé le terme mesure disciplinaire mais mesure prise en considération de la personne, ce qui est plus large ».

885- C.E, 8 décembre 1961, Sieur Benchenouf, préc. Le Conseil d’État reprend une formulation similaire dans l’arrêt

Rochaix du 14 mars 1986 : « cette cessation de fonction, même si elle est dépourvue de caractère disciplinaire, constitue… une mesure prise en considération de la personne de l’intéressé ».

régularité de la communication du dossier886. Il faudrait donc inverser les termes de l’analyse pour se demander, non pas si la mesure personnelle se distingue de la mesure disciplinaire mais, au contraire, si la sanction disciplinaire n’est pas une composante particulière de l’ensemble général que constituent les mesures personnelles. Nous savons que lorsque l’autorité administrative sanctionne une faute du fonctionnaire, elle doit appliquer le régime disciplinaire.

Ainsi, l’analyse se concentre sur l’appréciation de l’exactitude des faits puis sur leur qualification de faute. C’est seulement lorsque le Conseil d’État reconnaît l’absence de faute, pour une mesure pourtant causée par le comportement ou l’attitude du fonctionnaire, qu’il déclare éventuellement l’existence d’une mesure personnelle. On comprend alors pourquoi une partie de la doctrine ne traite ou ne cite pas les mesures prises en considération de la personne qu’au titre de la procédure disciplinaire887. Ce choix est généralement justifié parce que la mesure personnelle entraîne une application extensive d’une disposition législative fondamentale de la procédure disciplinaire. Elle est rarement envisagée en tant que catégorie spécifique.

Après avoir établi qu’une mesure personnelle ne rentre pas spontanément dans la catégories des mesures disciplinaires, bien que ces dernières soient nécessairement prises sur des considérations tenant à la personne de l’intéressé, il faut étudier le deuxième élément examiné par le juge avant de qualifier la décision.

b. Ce ne sont pas des mesures résultant de l’application directe et nécessaire d’un texte ou motivées par la nécessité du service

D’après une analyse jurisprudentielle, on observe une continuité dans l’affirmation par le juge de l’incompatibilité entre ce dernier type de décision et un acte du supérieur hiérarchique qui serait « la conséquence d’une nouvelle réglementation afférente à l’emploi dont il était titulaire et devant nécessairement entraîner son exclusion »888. Le contenu de cette réglementation est rarement précisé par le juge. Il peut s’agir soit d’une disposition générale applicable à tous les fonctionnaires.

Ainsi, le juge a refusé explicitement de reconnaître que des décisions modifiant l’affectation d’infirmières psychiatriques stagiaires ont « été prises pour des considérations tenant à leurs personnes » car le directeur du centre hospitalier n’avait fait que « tirer les conséquences » de la

886- C.E, 10 mars 1982, Taddei, rec. tables p. 3691. Le texte de l’arrêt n’étant pas reproduit au Recueil Lebon, le

résumé figurant aux Tables décennales peut toutefois être interprété d’une manière différente. Il n’est pas impossible en effet que, bien que la qualification de « mesure prise en considération de la personne » ait été effectuée postérieurement par le juge, l’administration ait décidé de suivre la procédure disciplinaire et se trouve donc ainsi liée par ses contraintes favorables aux fonctionnaires. Il s’agirait alors d’un cas similaire à l’affaire ayant fait l’objet de l’arrêt du 17 juin 1953, Moreuil, rec. tables, p. 676. En évinçant le directeur de l’office administratif de l’Algérie à Paris, le gouverneur général de l’Algérie avait « entendu prendre une mesure disciplinaire ». Le Conseil d’État a estimé qu’il s’agissait d’une mesure prise en considération de la personne.

887- Cf. Auby (J-M) et autres ; Droit de la Fonction Publique, 5è

éd., Précis Dalloz, 2005, p. 382 ; Plantey (A) ; La fonction publique,Traité général, préc., p. 423 ; Piquemal (M) ; Le fonctionnaire : devoirs et obligations, Berger- Levrault, 1976, p. 271. En revanche, dans son ouvrage Droit de la fonction publique (Masson 1992), Tabrizi Ben Salah traite de ce sujet au titre du droit à protection dans le chapitre « Droits et libertés des fonctionnaires » p. 202.

fermeture de ce centre889. Il en va de même s’agissant de la décision par laquelle le commissaire de la République déclare démissionnaire un conseiller municipal privé de son droit électoral à la suite d’une condamnation890.

La mesure prise en considération de la personne doit, comme son nom l’indique, résulte d’une appréciation portée sur un individu. Elle ne peut avoir pour unique objet de replacer dans une position régulière un fonctionnaire dont le détachement venu à expiration n’a pas été renouvelé891 ou qui, nonobstant sa qualité de titulaire, a été recruté comme contractuel892. La décision prise intuitu personnae n’est pas la conséquence d’un motif de droit qui se caractériserait par son impersonnalité. Le Conseil d’État a toujours estimé que lorsque des textes législatifs ou réglementaires instituent une situation générale, objective, les décisions d’application ne peuvent être contestées devant le juge administratif sauf cas de détournement de pouvoir. Il en va ainsi en cas de suppression d’emploi893, de l’expiration de la durée normale d’un contrat ou d’un détachement, de l’atteinte de l’âge réglementaire de la retraite…etc.

Dans cet ordre d’idées, une mesure visant l’organisation du service ne peut constituer une mesure personnelle894. Ainsi, le Conseil d’État doit préalablement écarter l’argument souvent invoqué par l’administration selon lequel la décision a été motivée par l’intérêt du service, dont l’appréciation ne peut faire l’objet d’une contestation contentieuse895. Le plus souvent le moyen est implicitement rejeté dès lors que le juge examine les considérations de fait qui ont motivé la décision faisant grief au fonctionnaire. Mais il est arrivé que, à partir d’une recherche sur les intentions de l’auteur de l’acte, le Conseil d’État détermine expressément s’il est en présence d’une mesure motivée par l’intérêt du service avant de qualifier plus précisément la mesure. L’idée que « l’intérêt du service s’oppose à l’intérêt de l’agent » est donc confirmée896 .

Il semble pourtant qu’il soit possible de dépasser cette dichotomie entre mesure hiérarchique – mesure disciplinaire897 en admettant l’hypothèse d’un cumul entre mesure en considération de la personne et une mesure prononcée pour des raisons tenant au service. La formulation retenue par le

889- C.E, 4 décembre 1981, Mme Voinchet et autres, rec. 460.

890- L’arrêt préfectoral se « borne à tirer les conséquences de la condamnation et n’a pas le caractère d’une mesure

prise en considération de la personne » : C.E, 23 novembre 1984, A. G…, préc. ; sans utiliser la notion de « mesure prise en considération de la personne » le Conseil d’État applique la même solution dans l’arrêt du 13 octobre 1982, Mme Sery, RDP 1983, p. 1115, en refusant de reconnaître un droit.

891- C.E, 19 avril 1950, Sieur, Cazenave, rec. 296. 892- C.E, 23 février 1966, Demoiselle Brillé, rec. 142. 893- C.E, 13 février 1957, Bouvelle, RDP 1967, p. 564 et 566.

894- Cela rejoint une jurisprudence administrative ancienne et établie qui oppose la mesure disciplinaire et la mesure

prise dans le cadre de l’exercice du pouvoir hiérarchique pour des motifs de service : Corail de (J. L.), « La distinction entre mesure disciplinaire et mesure hiérarchique dans le droit de la fonction publique », AJDA 1967, p. 3 et les conclusions de M. Genevois sur C.E, 9 juin 1978, Spire, Rev. adm. 1978, p. 631.

895- Baldous (A), « L’intérêt du service dans le droit de la fonction publique », RDP 1985, p. 913. 896- Concl. M. Fournier sur C.E, 17 juin 1966, Sieur Malavialle, RDP 1966, p. 978.

Conseil d’État semble corroborer cette position : « la mutation du sieur Gribelbauer, si elle n’a pas eu de caractère disciplinaire a été prononcée moins pour pouvoir aux besoins du service des matériels à Châlons-sur-Marne qu’en considération de faits personnels à l’intéressé »898.

Dans leur majorité, les arrêts, concernant un emploi supérieur à la discrétion du Gouvernement et reconnaissant l’existence d’une mesure personnelle, précisent préalablement que la mesure a été prise dans l’intérêt du service899.

Le trouble est alors jeté sur la clarté des catégories juridiques établies. Lorsqu’il était certain qu’il n’y avait que deux types de mesures, hiérarchiques et disciplinaires, et qu’à quelques rares exceptions près, l’ensemble du contentieux des actes affectant la carrière des fonctionnaires pouvait se répartir entre elles900, une schématisation facilitait la compréhension des régimes juridiques. Mais il devient difficile, avec l’introduction des mesures personnelles de dresser un tableau représentant les caractéristiques de chaque type de mesures. En effet, d’une part les mesures disciplinaires sont prises sur des considérations tenant à la personne mais ce que l’on qualifie expressément de « mesure prise en considération de la personne le l’agent » exclut les sanctions disciplinaires. D’autre part, si les mesures disciplinaires ne sont pas des mesures motivées par l’intérêt du service, ces derniers peuvent néanmoins être prises en considération de la personne901. Pour connaître le régime applicable à un acte, l’on est donc contraint de classer chaque catégorie selon ses incompatibilités absolues.

Une distinction s’impose alors entre deux ensembles. Le premier regroupe toutes les mesures prises dans l’intérêt du service en application d’une nouvelle réglementation ou tirant les conséquences de la non-conformité objective de la situation du fonctionnaire avec un texte législatif ou réglementaire. Le deuxième regrouperait toutes les mesures provoquées par le comportement ou la personnalité du fonctionnaire. Là figureraient d’une part les mesures disciplinaires, d’autres part les mesures qualifiées de « prises en considération de la personne ».

Alors que cette catégorie de mesures ne semblait être qu’une nuance, un détail jurisprudentiel, l’étude montre qu’en réalité elle déstabilise les classifications établies. Mais loin d’entraîner un désordre conceptuel dans le droit de la fonction publique, l’apparition et le développement de cette catégorie d’actes administratifs permettent de proposer une nouvelle méthode d’analyse du régime

898- Arrêt Gribelbauer, rec. 356. en l’espèce de la recherche de la qualification de mesure prise en considération de la

personne était finalement inutile puisque le déplacement d’office est l’un des trois cas expressément prévus par l’article 65 de la loi de 1905 pour la communication du dossier.

899- Cette solution est affirmée dès 1949 dans l’arrêt Nègre et reprise ultérieurement : C.E, 19 avril 1991, M. Monnet,

RFDA 1991, p. 536 ; AJDA 1991, p. 557.

900- Lorsqu’une mesure motivée par l’intérêt du service a aussi un caractère disciplinaire, le Conseil d’État choisit de

privilégier ce dernier pour permettre au fonctionnaire de bénéficier des garanties disciplinaires : C.E, 20 janvier 1989, Ministre de l’Éducation nationale c/ Mme Dubouch, rec. 757.

901- Ainsi le commissaire du Gouvernement M. Bernard dans ses concl. sur l’affaire D’Oriano précité écrit à propos des

mesures devant être précédées de la communication du dossier : « C’est le cas, ensuite, des mesures prises dans l’intérêt du service, mais motivées néanmoins par des considérations personnelles à l’intéressé ».

juridique des actes administratifs émanant du supérieur hiérarchique et faisant grief au fonctionnaire.

Cette nouvelle construction ne se justifie que parce que deux notions fondamentales du contentieux administratif, habituellement réunies, sont distinguées : la cause et les motifs de l’acte. Il est reconnu aujourd’hui que ces deux termes ont les mêmes conséquences au niveau du contrôle de légalité. Le recours à la notion de cause pour définir la mesure personnelle n’est utile que parce qu’elle permet de scinder deux étapes. Dans un premier temps l’acte est soit causé par l’application automatique d’un texte soit par l’appréciation portée sur la présence d’un fonctionnaire particulier. Ce n’est que dans le deuxième cas et dans une deuxième phase que l’autorité administrative va motiver sa décision en prévoyant le régime juridique sous lequel elle entend se placer : la mesure hiérarchique, la mesure disciplinaire…etc.