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L A PROTECTION DU FONCTIONNAIRE

A. La protection des garanties essentielles des intéressés

L’existence des mesures personnelles dans le droit de la fonction publique résulte d’une évolution générale de la jurisprudence administrative en faveur de la protection des droits de la défense. Il ne s’agit pas d’une « initiative aventureuse »935, mais plutôt d’une étape contentieuse dans l’application d’un principe général du droit reconnu dans l’ensemble des sociétés occidentales et désigné sous l’appellation latine audi alteram partem.

1. Les garanties minimales appliquées

La mise en exergue d’une mesure personnelle a été directement liée à sa conséquence juridique : la communication du dossier à l’intéressé. Il s’est ainsi progressivement établi une confusion entre l’existence d’une telle mesure et l’application de l’article 65 de la loi du 22 avril 1905. Pourtant les deux éléments ne sont pas totalement dépendant l’un de l’autre.

a. L’évolution de la jurisprudence

Dans l’entre-deux guerres, le juge administratif a appliqué le texte de la loi de 1905. Il a peu à peu précisé les règles concrètes nécessaires à la mise en œuvre de cette communication : le contenu obligatoire du dossier, le délai pendant lequel le fonctionnaire peut demander à le consulter et celui qui lui est imparti pour en prendre connaissance, la possibilité de se faire assister d’un tiers…936. Dès 1949, le Conseil d’État a envisagé expressément une extension du champ d’application de l’article 65 aux mesures personnelles. Pourtant, bien avant, le Conseil d’État avait rendu obligatoire la communication du dossier dans certains cas ne rentrant pas dans les cadres limités prévus par l’article 65 comme le remarque d’ailleurs l’un des tout premiers commentaires sur la question à

934- C.E, 5 novembre 1976, Zervudacki, rec. 477 ; RDP 1977, p. 716. 935- Concl. G. Braibant sous C.E, 24 juin 1974, Gribelbauer, préc. 936- V. plus haut Section II, A, 2.

propos de l’arrêt NÈGRE « la définition nouvelle constitue la synthèse exacte de la jurisprudence

antérieure »937.

Le Président ODENT,dans un article publié en 1952938, estimait que la solution de l’arrêt NÈGRE

« se trouve déjà en puissance dans un arrêt Varenne du 12 juillet 1944 »939. Le Conseil d’État a annulé la révocation d’un administrateur de la Banque de l’Afrique occidentale au motif « qu’eu égard à sa nature, une telle mesure ne pouvait régulièrement intervenir sans qu’au préalable le Sieur Varenne puisse discuter les griefs que l’administration aurait cru devoir formuler contre lui ». Le texte de l’arrêt ne précise pas que l’autorité administrative ait eu une nature disciplinaire. Il est alors possible, à la lumière de la jurisprudence ultérieure sur les mesures personnelles, de penser qu’il s’agissait d’une décision annonciatrice. Cela, d’autant plus que celui qui l’affirme, M. ODENT,

est le commissaire du Gouvernement qui a conclu sur cette affaire. Pourtant, la loi de 1905 n’est pas mentionnée aux visas et la formulation utilisée par le juge laisse planer une incertitude940.

Après avoir noté que le secrétaire de mairie en cause avait été recrutée à titre permanent, le Conseil d’État, dans un arrêt de 1930, considère « que, dès lors, sans qu’il soit besoin de rechercher si le licenciement dont il a fait l’objet a eu un caractère disciplinaire, il ne pouvait être relevé de ses fonctions qu’après l’accomplissement des formalités prévues par l’article 65 de la loi du 22 avril 1905 ». L’article 65 est mentionné aux visas et expressément cité pour motiver l’annulation de la décision attaquée, alors même que le juge en fait une interprétation très extensive. Il ne s’agit en effet ni d’un déplacement d’office, ni d’un retard à l’avancement et encore moins, le juge prend soin de le lire, d’une décision disciplinaire. Si nous analysons ce texte à la lumière de l’état du droit, cette mesure ne peut être qualifiée que comme étant « prise en considération de la personne »941.

Le juge administratif a renouvelé cette solution avec une formulation semblable en 1934 dans un arrêt942 qui adopte, sans citer l’expression, la motivation que l’on retrouvera plus tard à propos des mesures personnelles. La solution au problème de droit posé est celle qui apparaît ultérieurement dans beaucoup de jugements, le requérant « ayant été averti de la mesure dont il allait être l’objet et ainsi mis à même de demander communication de son dossier, ne peut soutenir qu’il a été privé des garanties résultant de l’article 65 précité ». Finalement, hormis les termes de « mesures prises en considération », force est de constater que l’essentiel du sujet est déjà dit. En 1936, le juge reconnaît même, à propos d’un décret retirant la qualité de directeur général ainsi qu’une partie des attributions qui y étaient liées, « qu’une telle mesure était de celles qui en vertu de l’article 65 de la

937- D. 1949, J. p. 571.

938- De la décision Trompier-Gravier à la décision Garysas, EDCE, 1952, p. 47. 939- Arrêt de section, rec. 202.

940- Comme le relève d’ailleurs M. Waline, « Le principe Audi alteram partem », Livre jubilaire du Conseil d’État

luxembourgeois 1856-1956, Luxembourg, 1957, p. 502.

941- C.E, 20 novembre 1930, Sieur Lubeigt, rec. 957. Cet arrêt a été négligé par la doctrine qui a surtout concentré ses

réflexions sur l’évolution de la jurisprudence en cas de sanction imposée au requérant.

loi du 22 avril 1905 doivent être précédées de la communication du dossier »943. Le pas est franchi ; il existe bien dorénavant des décisions qui ne se caractérisent que par le fait qu’elles permettent l’application de cette disposition législative. Les exemples qui suivent ne font que confirmer l’évolution amorcée en 1930944.

La communication du dossier est alors considérée comme une garantie minimale s’imposant à l’administration en l’absence de dispositions spécifiques plus protectrices à l’égard des fonctionnaires unis à la personne publique par un lien administratif.

b. Un palliatif aux insuffisances des textes

Il faut préciser que, malgré l’extension du champ d’application de la notion de mesure personnelle et malgré la nature de cette catégorie juridique d’actes, l’emploi de l’article 65 n’est utile que dans certains cas. En matière disciplinaire l’application de cet argument juridique était incluse dans le système des garanties législatives et réglementaires instituées par le statut général et les différents statuts particuliers945. Lorsqu’un texte particulier régit la situation qui est l’objet du litige, l’article 65 s’efface devant la règle spéciale946.

Comme l’explique le Conseil d’État dans l’arrêt FORESTIER947, l’article 65 est en tant que tel, applicable à tous les fonctionnaires ayant avec l’administration un lien de droit public « qui ne tiennent d’aucun autre texte des garanties statutaires équivalentes ou supérieures ».

Si l’article 65 de la loi de 1905 constitue bien une garantie minimum que possèdent les fonctionnaires auprès de l’administration, il est aussi le texte fondamental en matière d’application des droits de la défense qui « rend à cette matière une certaine unité »948. L’évolution de la jurisprudence en matière de mesure personnelle montre combien il s’agit « d’une garantie élémentaire ». Bien que la notion ait été entendue de plus en plus largement tant au niveau des types de fonctionnaires concernés, que des effets produits par les décisions, elle reste tout même la technique privilégiée pour assurer la garantie minimale de la communication du dossier aux fonctionnaires pour lesquels « le maintien dans l’emploi présente en théorie ou en pratique un caractère aléatoire »949 ou qui bénéficient d’aucun autre moyen pour contrebalancer la précarité de

943- C.E, sect., 3 janvier 1936, Sieur Roussel, rec. 3.

944- Parmi eux, il est intéressant de noter l’arrêt de section du 9 juillet 1937, Fuster, rec. 680. L’administration de la

Banque de l’Afrique occidentale révoqué attaquait le décret nommant son remplaçant : M. Varenne. Celui-là même qui fera en 1944, pour un recours en tout point semblable, l’objet de l’arrêt que citait R. Odent (C.E, 12 juillet 1944). Entre 1937 et 1944, le Conseil d’État n’a en rien modifié son considérant de principe.

945- C.E, 20 avril 1960, Ministre de l’Intérieur c/ Sieur Jacquin, rec. 260.

946- C.E, 30 janvier 1963, Fédération nationale des personnels civils de la défense nationale et ministères à statut

similaire et Sieur Asciak Robert, AJDA 1963, p. 428 et C.E, 1er décembre 1967, Sieur Bo, AJDA 1968, p. 413.

947- C.E, 1er

mars 1967, rec. 102 et a contrario C.E, 28 juillet 1951, Sieur Chary, rec. 459.

948- Note J. D. V. sous C.E, 21 janvier 1944, Grivel, S. 1945, p. 5.

leur situation face au pouvoir dont dispose toujours l’administration de prendre une décision portant à leur carrière950.

2. L’application du principe du contradictoire

L’adage latin Audi alteram partem signifie simplement qu’il doit être procédé à une procédure contradictoire, l’autre partie étant entendue. Utilisée surtout en droit anglo-saxon cette formule trouve son correspondant en France dans l’affirmation du principe général du respect des droits de la défense951. Par l’utilisation de cette notion, le juge administratif s’efforce de pallier les carences des dispositifs statutaires. L’utilisation par le juge administratif de la notion de « mesure prise en considération de la personne » procède dès son origine d’une volonté d’étendre l’application d’un minimum de garanties des droits des la défense952. Non seulement les deux thèmes sont liés mais il semble même qu’ils soient parfois confondus.

a. La liaison avec le principe des droits de la défense

L’arrêt RIBEYROLLES953 en 1930 et la décision TROMPIER-GRAVIER en 1944 et le rappel que

constitue l’arrêt VARENNE, précité, deux années qui datent le développement du principe général du respect des droits de la défense, qui marquent des étapes dans la définition par le juge d’actes faisant grief à des fonctionnaires et devant être précédés de la communication du dossier.

Le commissaire du Gouvernement M. CHENOT constatait, dans ces conclusions sur l’affaire

TROMPIER-GRAVIER, une « irradiation » de la règle de la procédure contradictoire dans la jurisprudence du Conseil d’État954. Il semble bien en effet que la reconnaissance de l’existence de mesures personnelle soit étroitement liée à la mise en œuvre de ce principe général du droit955. Le principe a été totalement reconnu par la doctrine à partir de l’arrêt TROMPIER-GRAVIER et un certain nombre de commentaires ont souligné l’importance de cette jurisprudence956. Il est intéressant de s’interroger sur la place tenue par les mesures personnelles dans cette extension jurisprudentielle des droits de la défense957. Pour certains, elles ne sont que « le critérium de cet élargissement » du champ d’application de l’article 65 de la loi de 1905958.

950- C.E, sect., 26 octobre 1984, Centre hospitalier général de Firminy c/ Mme Chapuis, préc. 951- Waline (M), « Le principe Audi alteram partem », préc., p. 495.

952- C.E.L, 18 janvier 2001, Amal Fakhri c/ L’Université libanaises, RJA 2004, I, 223. 953- C.E, sect., 17 janvier 1930, Ribeyrolles, rec. 76.

954- D. 1945, J, 110.

955- C.E, 22 mai 1946, Maillou, rec. 146 ; JCP 1947, II, 3403.

956- Cf. Morange (G), « Le principe des droits de la défense devant l’administration active », D. 1956, Ch. XXIII, p.

122 et Odent (R), « Les droits de la Défense », EDCE, 1953, p. 55 et Puisoye (J), « La jurisprudence sur le respect des droits de la défense devant l’administration », AJDA 1962, p. 79.

957- Dans l’arrêt de section Étienne et autres du 14 mars 1958 (rec. 167), il est question des garanties prévues par des

dispositions législatives telles que l’article 65 de la loi du 22 avril 1905 ou résultant des principe généraux du droit.

Les mesures personnelles sont présentées comme la dernière expression de l’avancée des droits de la défense dans le système juridique français959. Il est aussi écrit que cette catégorie de mesures ne procède pas d’une interprétation extensive de l’article 65 car « dans l’esprit du Conseil d’État c’est cet article qui réalise une application législative du principe général du droit ». L’idée que la règle de la communication du dossier, appliquée par le biais des mesures personnelles, en serait qu’un « indice »960 dans la progression de la reconnaissance du principe Audi alteram partem confère au sujet un rôle de révélateur de la prise en compte croissante d’un principe général dans le droit positif. Parfois même les notions de « mesures prise en considération de la personne » et de « principe général du droit » sont étroitement liées. Certains auteurs ont d’ailleurs confirmé cette identification en écrivant par exemple : « Apparue, dans le célèbre article 65 de la loi du 22 avril 1905, cette règle (de la communication du dossier) a aujourd’hui valeur de principe général du droit »961.

Le fondement de l’application des droits de la défense devient alors le caractère personnel de la décision attaquée ; il est nécessaire « qu’un fait personnel serve de cause à la mesure »962. Cette généralisation de la catégorie des mesures personnelles à l’ensemble des actes administratifs pris à l’encontre d’une personne, en raison de son comportement général, semble aller à l’encontre de l’idée que cette catégorie est plus un moyen utilisé pour mettre en œuvre une règle générale de procédure qu’une nouvelle forme d’application du principe général de droit imposant le respect des droits de la défense. D’ailleurs, dans son rapport sur « les pouvoirs de l’administration dans le domaine des sanctions », la Section du rapport et des études cite à plusieurs reprises les mesures prises en considération de la personne dans des domaines étrangers au contentieux de la fonction publique963.

b. Une règle générale de procédure

Il faut, de prime abord, signaler que les mesures personnelles n’ont pas le même champ d’application que celui imparti par la jurisprudence administrative aux droits de la défense. Il s’agit en réalité de deux jurisprudences distinctes. Il est nécessaire pour comprendre ces divergences d’opérer à la distinction suivante.

959- La commissaire du Gouvernement qui demande l’application du principe des droits de la défense au cas du

licenciement d’une aide-soignante titulaire pour inaptitude physique ne peut fonder son argumentation que sur la notion de « mesure prise en considération de la personne » : C.E, Centre hospitalier de Firminy c/ Mme Chapuis, préc.

960- Waline (M), « Le principe Audi alteram partem », ibidem.

961- Note H. Maisl sous C.E, 3 décembre 1971, Sieur Branger, AJDA 1972, p. 116.

962- Note M. Waline sous C.E, sect., 20 février 1953, Dame Cozic Savoure, RDP 1953, p. 1068. Il s’agissait du retrait

d’une autorisation de création d’une officine de pharmacie que le juge considère comme régulier car aucune disposition législative ou réglementaire n’instituait de procédure contradictoire et la décision « n’a eu pour motif aucun fait personnel à la requérante ».

963- « Le champ des mesures prises en considération de la personne, qui imposent le respect de la procédure du

Cette distinction différencie le champ d’application des mesures personnelles et celui du principe général des droits de la défense. Les premières, nous l’avons étudié, concernent toute mesure portant atteinte à la situation du fonctionnaire en matière de fonction publique. Le principe général des droits de la défense s’applique à toute personne en relation avec l’administration ; en cela son domaine d’intervention est bien plus large. Mais il ne concerne que les actes ayant valeur de sanction : « seules les mesures ayant le caractère d’une sanction doivent être précédées d’un préalable protégeant les droits de la défense »964. Les requérants qui peuvent utilement se prévaloir du respect des droits de la défense doivent avoir été l’objet d’une décision dont les effets sont graves et qui est motivée par leur comportement fautif. En cela les deux jurisprudences étudiées ont des champs d’application différents. En matière de droit de la fonction publique, quand le principe général du droit ne s’applique pas, l’article 65 de la loi de 1905 peut toujours être en vigueur. Au contraire, dans les autres domaines où la règle législative de la communication du dossier n’est pas applicable, les droits de la défense garantissent toujours la protection des administrés.

Les mesures personnelles doivent alors être comprises comme la catégorie juridique dont la reconnaissance autorise l’application d’une règle fondamentale de la procédure dans le droit de la fonction publique. Cette règle, de nature législative, a été interprétée de manière très extensive par le juge administratif dans le sens de l’évolution générale observée en droit administratif français concernant le respect des droits de la défense dans la procédure non contentieuse.