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Le cumul dans le cas d’une faute unique ou le cumul des responsabilités

L A PROTECTION DU FONCTIONNAIRE

A. Les formes du cumul

2. Le cumul dans le cas d’une faute unique ou le cumul des responsabilités

Lorsque le préjudice résulte d’un acte unique, il faut bien discerner la faute unique commise durant ou à l’occasion du service et la faute commise en dehors du service.

a. La faute commise durant ou à l’occasion du service

Dans ce cas, l’évolution jurisprudentielle est remarquable. En fait, bien que la faute commise durant ou à l’occasion des fonctions peut être intellectuellement ou matériellement détachable de celles-ci, et constituée donc une faute personnelle, le Conseil d’État a consacré, ici, sans hésitation le principe du cumul des responsabilités par l’affaire Époux LEMONNIER185. Cet arrêt de principe est considéré comme la clé de voûte dans ce domaine.

En effet, le commissaire du Gouvernement Léon BLUM souligne dans ses conclusions dans cet

arrêt que « si la faute a été commise dans le service, ou à l’occasion du service, si les moyens et les instruments de la faute ont été mis à la disposition du coupable par le service, si la victime n’a été mise en présence du coupable que par l’effet du jeu du service, si, en un mot, le service a conditionné l’accomplissement de la faute ou la production de ses conséquences dommageables vis- à-vis d’un individu déterminé, le juge administratif, alors, pourra et devra dire : la faute se détache peut-être du service, c’est l’affaire aux tribunaux d’en décider, mais le service ne se détache pas de la faute ».

Il s’agissait, en l’espèce d’une personne blessée à l’occasion d’une fête municipale par un exercice de tir que le maire n’avait pas entouré de toutes les précautions possibles.

Le Conseil d’État décida qu’une faute personnelle, entraînant normalement la responsabilité du fonctionnaire, devait être aussi réparée par la personne morale en cause, si c’est le fonctionnement administratif qui a permis la réalisation de la faute.

Cet arrêt vient, sept ans après l’arrêt ANGUET cité précédemment, pour marquer un nouveau pas

très important dans le chemin de la réalisation du principe de l’équité. D’ailleurs cette orientation avait commencé deux ans auparavant avec l’arrêt THEVENET186. Ce cumul de responsabilités187 offre à la victime des opportunités réelles pour obtenir une indemnité de l’administration dont la

183- C.E, 14 novembre, 1916, Lhuilier, rec. 819.

184- Voir par exemple les défauts d’organisation et de discipline dans C.E, 13 décembre 1963, ministre des Armées c/

Occelli, rec. 629, concl. Guy Braibant (meurtre commis par des militaires ayant irrégulièrement quitté leur camp.).

185- C.E, 26 juillet 1918, Époux Lemonnier, rec. 716, concl. Léon Blum ; D. 1918, 3, 9. 186- C.E, 23 juin 1916, Thevenet, rec. 244 ; RDP 1916, p. 378, concl. Corneille.

187- Voir toutefois une limite d’accidents des véhicules dans C.E, 5 novembre 1976, ministre des Armées c/ Compagnie

solvabilité est plus sûre que celle d’un fonctionnaire188. Une procédure de subrogation permet d’éviter que la victime, ayant attaqué à la fois l’administration et le fonctionnaire, ne perçoive deux indemnités : l’État peut ainsi toucher, après avoir indemnisé la victime, la somme éventuellement payée par le fonctionnaire. Cependant, le juge a longtemps exclu que l’administration, condamnée à payer une indemnité en vertu de la jurisprudence du cumul, puisse se retourner contre son fonctionnaire, même en cas de faute personnelle189. En revanche, il a modifié sa position qui s’avérait injustement favorable aux fonctionnaires.

De son côté le Conseil d’État libanais qui vise toujours à garantir et protéger les droits des individus, a abondé dans le sens de son homologue français en considérant l’administration responsable de la faute personnelle de ses fonctionnaires exceptée quand la faute est détachable du service. Donc le juge administratif libanais a admis la responsabilité de l’administration dans le cas où la faute est commise dans le service ou à l’occasion de ses fonctions190.

Ainsi dans son arrêt FARAH, le Conseil d’État libanais a considéré que « si le fonctionnaire dont

la charge est de garder le dépôt d’essence, a commis une faute grave en allumant sa cigarette près d’une citerne qui se décharge au dépôt, il sera responsable personnellement d’une telle faute, et l’administration sera responsable de cet acte car la faute personnelle est commise durant l’exercice du service et dans ce cas la responsabilité du fonctionnaire sera cumulée à celle de l’administration. »191.

De même, et dans le même sens de cette jurisprudence, le Conseil d’État libanais a considéré l’administration responsable de la faute commise par ses fonctionnaires lorsque, après un accident, la police a saisi la voiture et l’a déposé au garage de détention en absence d’une décision judiciaire, cette voiture a été volée du garage et brûlée192.

Dans ses conclusions dans la requête no 629 du 18/3/1963, le commissaire du Gouvernement libanais précise ce qu’on entendait par l’expression « durant le service » en disant : « l’expression ‘durant le service’ a un sens très large car elle renferme, non seulement la notion de l’acte qui a eu lieu durant le service au sens strict, c’est-à-dire en service commandé mais aussi tout acte qui a eu lieu à cause du service ou tout acte qui se rattache fermement à son exercice, en d’autres termes,

188- C.E, 7 novembre 1947, Alexis et Wolf, JCP 1947, II, 4006, concl. Celier et comm. Mestre et C.E, 9 mai 1948,

Souchon, rec. 221 et C.E, 28 janvier 1949, librairie Hachette, rec. 43 et C.E, 11 mars 1949, Legrand, S. 1950. 3. 24.

189- C.E, 28 mars 1924, Poursines, S. 1926.3.17, note Hauriou et C.E.L, 5 novembre 1997, Delle El-Hajj, RJA 1999, I,

129.

190- C.E.L, 29 juin 1998, Col. Haydar c/ L’État, RJA 1999, II, 609. 191- C.E.L, 14 janvier 1959, Farah, rec. 47.

192- C.E.L, 27 avril 1964, req. no

lorsque l’acte se rattache en réalité ou en droit au service ou à son exercice »193. La jurisprudence administrative libanaise est constante sur ce sujet194.

b. La faute unique commise en dehors du service

Initialement, la jurisprudence excluait la responsabilité de la puissance publique lorsque la faute personnelle était commise en dehors des fonctions195, sauf si cette faute se rattachait à une faute primaire commise par l’administration concernée, comme l’inexistence d’éventuelle surveillance par cette dernière sur ses fonctionnaires196.

Mais le Conseil d’État français a vite abandonné ce principe, qui semblait être un principe absolu, en reconnaissant pour la première fois le cumul des responsabilités, même lorsque le fonctionnaire commet une faute personnelle en dehors du service. Le fondement de ce cumul se trouve dans les trois arrêts précités qui ont vu le jour à la même date le 18 novembre 1949 et qui se résument comme suit : les conducteurs des véhicules militaires ont contrarié les ordres de la mission lorsqu’ils ont utilisé ces voitures pour des fins personnelles durant l’exécution de la mission et en causant un préjudice à autrui197. Lorsque les victimes se sont présentées devant l’administration militaire pour demander l’indemnisation du préjudice, l’administration a refusé la demande en motivant son refus en ce que les conducteurs ont utilisé les véhicules pour des utilités privées et en dehors du service.

Mais le Conseil d’État a déclaré l’administration responsable de ces accidents en considérant que « l’accident litigieux survenu du fait d’un véhicule qui avait été confié au conducteur pour l’exécution d’un service public ne saurait, dans les circonstances de l’affaire, être regardé comme dépourvu de tout lien avec le service »198.

Avec cette évolution jurisprudentielle, une troisième forme de faute vient de s’ajouter aux formes précédentes que nous avons déjà vu. En fait, il s’agit de « la faute personnelle non dépourvue de tout lien avec le service » ou « la faute non détachable des fonctions ». C’est le cas donc où le fonctionnaire a commis une faute personnelle dans le cadre de l’exécution de ses fonctions dans laquelle le lien de rattachement avec les fonctions subsiste.

Dans sa note sous l’arrêt BERNARD, M. BÉNOIT formule en ces termes l’importance des données

temporelles dans l’accident non dépourvu de tout lien avec le service : « Présentera donc, en principe, un lien avec le service tout acte accompli pendant le temps de service. Peu importe que

193- C.E.L, 19 mars 1963, req. no

629, rec. 191 – 192.

194- C.E.L, req. no

266/60, municipalité de Beyrouth c/ Kouyoumjian, rec. 220 et C.E.L, 12 juillet 1984, Ste Al-Nahar, RJA 1985, I, 126 et C.E.L, 27 février 1985, Rizkalla, RJA 1986, II, 110.

195- C.E, 13 juin 1958, Dme Polin, D. 1958, p. 857, concl. Braibant.

196- C.E, 15 février 1943, Vve Frechet, rec. 38 et C.E, 30 janvier 1948, Dme Vve Buffevient, rec. 51 et C.E, 7 janvier

1948, Vve Manchon, rec. 10.

197- C.E, 18 novembre 1949, Mimeur, Defaux et Besthelsemer, rec. 492 ; JCP G 1950, II, 5286, concl. Gazier. 198- Arrêt Mimeur idem.

l'acte n'ait aucun rapport avec l'accomplissement normal, même défectueux du service ; il suffit qu'il ait été accompli à un moment où l'agent public était censé consacrer son temps à une mission donnée par l'autorité administrative ou se trouvait sous sa dépendance. Et c'est ainsi que des agressions, des vols, des blessures, des meurtres, des viols pourront être considérés comme non dépourvus de tout lien avec le service »199.

D’une façon générale, ce type de faute se caractérise lors d’un acte accompli à l’occasion du service, ou lors du service, mais avec les moyens fournis par le service, alors même que le fonctionnaire a commis une faute personnelle.

Ainsi, le principe du cumul vient remplacer celui du non-cumul, et la jurisprudence française a pu réaliser, encore une fois, une énorme évolution qui protègera non seulement les droits des victimes. Elle fortifia aussi la position des fonctionnaires même si ces derniers restent responsables vis-à-vis de l’administration qui pourra même les poursuivre disciplinairement comme nous le verrons plus loin.

En tout cas, la jurisprudence administrative ultérieure n’a pas hésité à confirmer cette solution dans plusieurs arrêts : ainsi jugé pour des policiers, des douaniers, des militaires, des sapeurs- pompiers, qui seront réputés « en service », même s'ils ont momentanément abandonné leur poste ou leurs missions200. Sans oublier l’affaire SADOUDI dans laquelle un fonctionnaire de police, qui en

dehors de son service puisqu’il se trouvait à son domicile, a commis un homicide involontaire en faisant usage de son arme de dotation administrative au cours d’une manipulation. Alors même que le fonctionnaire de police se trouvait en dehors de ses fonctions, le Conseil d’État n’en a pas moins considéré que le lien de rattachement avec le service devait persister, dans la mesure où les fonctionnaires de police sont habilités à se rendre à leur domicile avec leur de service. Le juge administratif a considéré que, sans cette arme de service, aucun homicide involontaire n’aurait été possible, en ces termes « compte tenu des dangers qui résultent pour les tiers de l’obligation faite aux gardiens de la paix de Paris de conserver une arme à feu en dehors du service […] (cela) ne peut avoir pour conséquence de dégager la ville de Paris de sa responsabilité »201.

Le tribunal de conflits vient de considérer que bien qu’un policier ait commis une faute personnelle qualifiée de détachable de ses fonctions par le juge judiciaire, la victime pouvait parfaitement poursuivre l’État devant la juridiction administrative afin d’obtenir réparation de son préjudice, dans la mesure où les faits commis par ce fonctionnaire n’étaient pas dépourvus de tout lien avec le service dans le cas d’espèce, il s’agissait de l’usage de son arme administrative202.

199- C.E, sect., 1er

octobre 1954, Bernard, rec. 505, concl. Laurent ; D. 1955, p. 167.

200- C.E, 12 mai 1950, Épx Giorgelli, rec. 287 et C.E, 11 mai 1953, Oumar Samba Niang Harane, rec. 218 et C.E, 16

mai 1969, ministre de l’Intérieur c/ Dana, rec. tables, p. 960 ; Dr. adm. 1969, n° 239 et C.E, 27 février 1981, Cne de Chonville-Malaumont, rec. 116.

201- C.E, 26 octobre 1973, Sadoudi, rec. 603 ; AJDA 1973, I, 582, chron. Franc et Boyon ; D. 1974, p. 255, note J-M.

Auby ; JCP G 1974, II, 17596, note Franck ; RDP 1974, p. 554, note Waline et p. 936, concl. Bernard.

202- T.C, 21 juin 2004, req. no

Mais, si pour rattacher l’accident litigieux au service, le juge administratif, prend en considération la circonstance qui a eu lieu pendant le temps de service, il faut reconnaître que la jurisprudence est très nuancée et ne peut être résumée en cette seule indication.

Tout d’abord, ce lien temporel est plus un indice qu’un véritable critère. Deux preuves peuvent être ici apportées. D’une part, des fautes personnelles commises pendant le temps de service sont néanmoins jugées « détachables » à raison soit de leur caractère inexcusable203, soit de l’existence de rapports d’ordre privé entre le fonctionnaire coupable et la victime204. D’autre part, un accident survenu hors du temps de service peu néanmoins être tenu pour lié au service, si son auteur était astreint à porter son arme en dehors des heures de service205.

En second lieu, la jurisprudence utilise parfois le « lien instrumental », comme l’avait prophétisé le commissaire du Gouvernement BLUM dans ses conclusions sur l’affaire LEMONNIER. En bref, les

« moyens de service », lorsqu’ils se trouvent à l’origine du dommage subi par la victime, constituent aussi un élément de rattachement. C’est à l’évidence l’enseignement que nous pouvons tirer de la jurisprudence SADOUDI précitée ; mais cette donnée instrumentale n’est pas limitée à ce seul exemple206.

La notion de faute « détachable mais non dépourvue de tout lien avec le service » ne saurait être définie avec une totale précision. C’est une notion fonctionnelle, dont le rôle est de permettre l’extension de la responsabilité des personnes publiques.

L’arrêt époux RASZEWSKI207 opère peut-être un nouvel élargissement de la notion ; il traduit en tout cas la liberté que se reconnaît le juge administratif en la matière. Une mineure avait été tuée par un gendarme affecté au peloton de surveillance et d’intervention dans la commune. L’assassinat avait été exécuté avec l’arme personnelle du meurtrier et en dehors des heures de service ; si pourtant le Conseil d’État ne le juge pas « dépourvu de tout lien avec le service », et par conséquent si l’état en supporte les conséquences de l’espèce, c’est l’exercice des fonctions qui avait permis au meurtrier d’échapper aux recherches engagées à la suite de ses méfaits antérieurs et de poursuivre ses activités criminelles.

Ce régime de cumul, fruit d’une importante évolution jurisprudentielle, adopté par le juge administratif dans le but de la protection de la victime, a abouti en même temps à la quasi-

203- T.C, 9 juillet 1953, Vve Bernadas, rec. 593 ; JCP G 1953, II, 7797, note Rivero. 204- C.E, 23 juin 1954, Vve Litzler, rec. 376.

205- Arrêt Sadoudi précité et C.E, 22-23 décembre 1987, Épx Bachelier, rec. 431, Dr. adm. 1988, no

41 ; AJDA 1988, p. 364, note X. Prétot ; D. 1988, somm. P. 374, comm. Moderne et Bon.

206- Voir aussi la mention, contenue dans la rédaction de certains arrêts, que la fonctionnaire a utilisé des munitions

défectueuses, C.E, 19 décembre 1969, Houdayer, Dr. adm. 1970, no 39, ou dans un autre domaine, que l’emploi d’un papier officiel ‘à en tête’ a pu tromper les destinataires d’une correspondance, C.E, 22 janvier 1964, Quenza, rec. 35 ; AJDA 1964, no 154, p. 450, note J. Moreau et C.E, 25 janvier 1980, ministre des Affaires Étrangères c/ Épx Laurent, rec. 51.

207- C.E, 18 novembre 1988, Raszewski, rec. 417 ; JCP G 1988, IV, 413 ; RFDA 1989, no

62, p. 171 ; D. 1989, IR, p. 7; JCP G 1989, II, 21211, note B. Pacteau.

irresponsabilité du fonctionnaire vu que le juge avait longtemps exclu que l’administration, condamnée à payer une indemnité, puisse se retourner contre son fonctionnaire. Mais, dans un souci de moralisation de la fonction publique, la jurisprudence a encore une fois évolué et les rapports de l’administration avec ses fonctionnaires ont été modifiés.