CHAPITRE 2 Les compétences sociales : un prolongement de la théorie du capital
II. L ES COMPETENCES SOCIALES ET LES PARCOURS DES INDIVIDUS
II.3. Les compétences sociales et la détermination des revenus
II.3.1. Quel(s) lien(s) entre les compétences sociales et les revenus ?
En premier lieu, de nombreuses recherches ont prouvé que les compétences cognitives
jouaient certes un rôle dans la détermination des salaires. On peut citer par exemple Murnane,
Willett et Parker (1995) qui ont démontré un lien positif entre les résultats en mathématiques
au lycée et le salaire à 24 ans ; il existe également un lien positif entre les résultats à l’AFQT
entre 15 et 18 ans et le salaire 10 ans plus tard (Neal et Johnson, 1996). La réussite en lecture
et en mathématiques à l’école primaire et au collège semble avoir aussi un effet sur le salaire
et la situation d’employabilité à 33 ans (Currie et Duncan, 1999).
Mais, même si les caractéristiques familiales sont tenues sous contrôle, ces modèles
d’explication des salaires par les compétences cognitives des individus n’ont un pouvoir
explicatif compris généralement qu’entre 10% et 20%. Bien qu’un large pan de la littérature
scientifique confirme une relation solide entre les capacités cognitives et le succès sur le
marché du travail, la variance des salaires expliquée par ce lien reste modeste. Les
économistes se demandent alors quels sont les autres facteurs explicatifs de la définition des
salaires.
Des individus apparemment identiques perçoivent en effet des revenus différents et des
variables telles que l’âge, les années de scolarité, le niveau d’instruction des parents ou
l’expérience sur le marché du travail n’expliquent pas tout dans la définition des salaires. La
95
part de variance inexpliquée dans la définition des salaires est en partie composée de
différences individuelles qui sont récompensées sur le marché du travail, sans être pourtant
mesurées par les tests scolaires classiques (Heckman et Kautz, 2012). Des « traits de
personnalité » apparemment sans importance comme la capacité à tenir une maison, peuvent
prédire les revenus (Hamermesh et Biddle, 1994). Plusieurs économistes travaillant sur la
question de la définition des salaires s’intéressent désormais aux comportements des
individus, ayant une part non négligeable dans l’explication de ce phénomène.
Bowles, Gintis et Osborne (2001a/b) adoptent un modèle économique pour l’explication des
salaires, en se plaçant du côté de la « théories des attitudes » qui fait l’objet de l’encadré
suivant. Ils indiquent que, bien que les capacités cognitives, la scolarité ou le statut
économique des parents expliquent une part des revenus futurs, plusieurs différences
interindividuelles de salaire ne sont pas expliquées par ces variables. Ils signifient qu’il
existerait des relations entre les revenus et certaines caractéristiques personnelles qui peuvent
paraitre a priori très éloignées des critères de productivité d’un individu mais qui semblent
être des comportements jugés appropriés par les employeurs.
Encadré 2
Une autre vision du capital culturel : la théorie des attitudes
Notons tout d’abord que la théorie des attitudes développée par Bowles et son équipe,
s’inscrit dans une théorie marxiste (on parle même de « néo-marxisme » ou de «
post-marxisme »). Cependant, leurs travaux présentent l’intérêt d’étudier le lien entre les
« comportements », les compétences sociales et les salaires des individus sur le marché du
travail. Si nous revenons aux fondements de la théorie du capital humain pour l’explication de
la productivité et des revenus, le lien avec cette théorie des attitudes se fait autant d’un point
de vue conceptuel qu’empirique.
La théorie des attitudes de Bowles et Gintis (1976) renvoie directement à la notion de capital
culturel chez Bourdieu, concept qu’ils reprennent notamment pour expliquer que les
compétences sociales sont complémentaires des capacités cognitives (Bowles, Gintis et
Osborne, 2001a). Dans leur théorie, ils indiquent que l’école peut présenter une plus-value qui
serait liée à des « savoirs non-cognitifs » véhiculés par l’école de façon différente selon
96
l’établissement fréquenté et le milieu social de l’élève. Cette théorie des attitudes remet en
cause le lien entre les compétences cognitives apprises à l’école, la productivité et le salaire
des individus. L’école a en fait la fonction de mettre en valeur les attitudes attendues par un
employeur chez un employé ordonné et obéissant. En effet, les employeurs recherchent chez
les individus qualifiés des attitudes productives qui ne sont pas pour autant le fruit de
compétences cognitives mais les comportements sociaux bénéfiques pour l’entreprise tels que
l’autorité, la motivation ou des compétences relationnelles. Dans cette théorie, Bowles et
Gintis ne considèrent pas l’école comme méritocratique, contrairement à Becker, mais serait
le produit d’un rapport de force avec d’un côté les individus peu qualifiés de qui on attend des
attitudes d’obéissance et de persévérance et de l’autre côté des individus plus qualifiés
présentant des attitudes signifiant des capacités d’encadrement, ces derniers étant mieux
rémunérés sur le marché du travail. Ce lien a été prouvé empiriquement par Bowles, Gintis et
Osborne (2001a/b) dont les travaux montrent un lien direct entre compétences sociales et
rémunération des individus. La théorie des attitudes dont les résultats empiriques seront
exposés dans la suite du chapitre, vient compléter la théorie du capital culturel en se plaçant
plutôt du côté du marché du travail et de la production de compétences, tout en remettant en
cause la théorie du capital humain.
97
Entreprise
Individu
Salaire
Productivité
Certaines compétences sociales reconnues et recherchées dans le monde du travail, même si
elles ne correspondent pas aux critères premiers de productivité, sont des atouts
professionnels et ont un effet sur les revenus en augmentant indirectement la productivité de
l’individu. La figure suivante illustre cette dimension.
Figure 9 – Compétences sociales, productivité et salaire en entreprise
L’individu sur le marché du travail se caractérise d’une part par son diplôme, ses
performances académiques, son expérience professionnelle (ses compétences cognitives et
méthodologiques) et d’autre part par ses comportements (ses compétences sociales), qui sont
autant de caractéristiques définissant sa productivité. Les variables « signaux » (diplôme,
performances, expériences, etc.) ont un effet direct sur le salaire car elles déterminent la
productivité de l’individu au sein de l’entreprise. Or, les compétences sociales favorables à
l’entreprise qui, bien que non signalées de prime abord à l’employeur, améliorent la
productivité de l’individu et finalement son salaire. Des enquêtes menées aux États-Unis et au
Royaume-Uni ont prouvé que les employeurs accordaient plus de valeur à des comportements
comme la communication qu’à des performances académiques ou qu’aux années de scolarité
(Green, Machin et Wilkinson, 1998 ; Cameron et Heckman, 1993).
Ces différentes recherches démontrent l’existence du lien entre les compétences sociales et la
rémunération des individus sur le marché du travail ; un lien entre compétences sociales et
productivité au sein de l’entreprise pouvant même être théorisé. Ce cadre étant désormais
dressé, nous pouvons poursuivre en citant des travaux démontrant l’impact positif de certaines
compétences sociales interindividuelles et intra-individuelles sur le salaire. Notons que
Compétences sociales
Diplôme, Perf. académiques
98
certains chercheurs ont travaillé sur le lien négatif entre les problèmes de comportement,
signe d’un déficit de compétences sociales intra-individuelles et interindividuelles (encadré
n°3).
Encadré 3
L’impact négatif des comportements sur le salaire
Certaines attitudes et certains comportements se manifestent souvent dès l’école et peuvent
même influencer négativement les résultats des élèves. Nous allons donc nous intéresser à
présent à la nature et aux caractéristiques de ces comportements et pourquoi ont-ils un effet
négatif sur le salaire des individus.
Les individus qui atteignent l’enseignement supérieur ou ceux qui touchent des salaires élevés
ont tendance à présenter de l’autodiscipline quand ils sont jeunes, à respecter les règles, à
arriver à l’heure à l’école et à ne pas abuser de drogues ou d’alcool (Cawley, Heckman et
Vytlacil, 2001). Les individus présentant des problèmes de comportement et d’anxiété au
cours de leur scolarité secondaire sont plus susceptibles de décrocher que ceux qui n’en
présentent pas et qui atteignent l’enseignement supérieur. En effet, par exemple, les détenteurs
du GED et les autres décrocheurs ont plus tendance à consommer des drogues et de l’alcool, à
agresser leurs enseignants, à être absents ou en retard à l’école. Un des comportements
déviants qui présente le plus d’effet est l’absentéisme car un élève qui manque les cours
délibérément au collège et au lycée perçoit un salaire 10% plus faible que les autres, onze ans
plus tard (Cawley, Heckman et Vytlacil, 2001). Les problèmes de comportement semblent
donc avoir un effet non négligeable sur les futurs salaires, une grande partie étant liée au
niveau d’études.
Les compétences sociales viennent enrichir les modèles standards de capital humain et
expliquent en partie les différences de succès économique. À partir de deux enquêtes
longitudinales qui mesurent l’effet de comportements comme l’agressivité, le locus de
contrôle ou l’attitude de retrait (withdrawal) sur le succès professionnel des femmes,
Osborne-Groves (2005) utilise ces variables pour expliquer une part des différences de salaire
dans les modèles de capital humain. En tenant sous contrôle les variables classiques du capital
humain, les variables « comportementales » ont un effet significatif sur le salaire des femmes
99
et la force du coefficient du locus de contrôle est même similaire aux estimations de plusieurs
variables du capital humain. De plus, l’agressivité opère un effet négatif significatif sur les
revenus et l’attitude de retrait génère également un effet négatif assez significatif. Une
situation d’emploi précaire à l’âge adulte serait d’ailleurs causée par les comportements
agressif et antisocial à l’adolescence (Richards et al., 2009). Le poids des variables « de
personnalité » suggère que les modèles du capital humain sont incomplets car ils ne prennent
pas en compte les compétences sociales.
D’autres recherches plus récentes vont dans ce sens, à l’image des travaux britanniques qui
proposent de quantifier les liens entre un comportement antisocial, un déficit d’attention et de
l’anxiété, avec ses conséquences économiques à l’âge adulte (Knapp et al., 2011). Les effets
du comportement antisocial sur le marché du travail sont complexes : les hommes présentant
ce type de comportement et/ou des problèmes de déficit d’attention à l’âge de 10 ans ont une
probabilité plus forte d’être au chômage à 30 ans. Knapp et al. (2011) indiquent par ailleurs –
et cela peut paraître paradoxal – que ces mêmes individus ont des salaires égaux ou supérieurs
à ceux qui ne présentent pas ce comportement, différence qui n’est pas observée chez les
femmes. L’interprétation de ce résultat doit sûrement se faire à partir du type d’emploi occupé
et du plan de carrière des individus, en émettant l’hypothèse que certains emplois ne
demandent pas le même niveau de sociabilité et que certains individus parviennent à des
statuts professionnels élevés en sachant adopter les codes attendus sur le marché du travail,
même s’ils présentaient un comportement antisocial à l’enfance. Toutefois, ces auteurs
ajoutent en conclusion que les liens entre un comportement antisocial et un déficit d’attention,
avec les coûts économiques et personnels à l’âge adulte, encouragent les interventions de
prévention et de traitement des problèmes de comportement durant l’enfance.
Ces différents travaux démontrent le poids des comportements sur les salaires (et non des
compétences sociales en tant que telles, car nous ne considérons pas ces comportements
négatifs comme des compétences mais plutôt comme le signe d’un déficit de compétences
sociales). Dans la même démarche de prolongement du capital humain, mais cette fois en
prenant en compte des compétences sociales « positives », d’autres chercheurs se sont
intéressés au lien entre le salaire et les compétences sociales.
100
Comme nous l’avons déjà indiqué, les compétences sociales présentent un poids important
dans l’explication des salaires et leur effet sur les revenus serait comparable à l’effet des
compétences cognitives signalées par les diplômes (Heckman, Stixrud et Urzua, 2006). Les
compétences sociales interindividuelles, envers autrui, présentent plus d’importance pour
obtenir une bonne situation d’employabilité que la réussite académique (Masten et al., 2010).
Du côté des compétences intra-individuelles, Heckman, Stixrud et Urzua (2006) indiquent
aussi qu’en dehors du champ académique, des compétences comme la motivation, la ténacité,
le sérieux ou la persévérance sont des déterminants importants de la réussite professionnelle.
De plus, des individus présentant un niveau plus élevé de compétences « non-cognitives »
sont plus susceptibles de prétendre à des emplois mieux rémunérés et cela s’expliquerait par
une influence indirecte de la motivation ou des aspirations de l’individu (Heckman, Stixrud et
Urzua, 2006).
À partir des données de la National Educational Longitudinal Survey, Lleras (2008) analyse
l’impact des capacités cognitives et des compétences « non-cognitives » au lycée, sur la
réussite et sur les salaires dix ans plus tard. Les étudiants présentant les meilleures
compétences sociales et habitudes de travail et qui participent à des activités extra-scolaires
paraissent réussir davantage et avoir des salaires plus élevés, lorsque l’on contrôle les
capacités cognitives. Les compétences sociales maîtrisées au lycée et qui jouent sur la réussite
et sur le salaire des années plus tard sont donc les habitudes de travail d’une part et
l’application, la motivation, la sociabilité et la coopération d’autre part. On retrouve parmi ces
compétences variées des compétences « de classe », des compétences intrapersonnelles et des
compétences interpersonnelles et relationnelles.
Ainsi, plusieurs compétences sociales ayant un effet positif sur la détermination des revenus
ressortent dans les diverses recherches en Économie citées dans cette partie et nous avons
choisi de les classer selon les dimensions intra-individuelle et interindividuelle définies au
chapitre 1.
101
Dans le document
Les compétences sociales et la réussite scolaire des élèves de cycle III : l'effet de l'accompagnement scolaire
(Page 105-112)