CHAPITRE 2 Les compétences sociales : un prolongement de la théorie du capital
I. L ES PROLONGEMENTS THEORIQUES DE LA THEORIE DU CAPITAL HUMAIN
I.2. Les prolongements et les théories alternatives au capital humain
I.2.1. Le capital social
Définir le capital social n’est pas chose aisée. Tout d’abord, rien qu’en associant les termes
« capital » et « social », un conflit théorique, voire disciplinaire, apparaît, car le capital
renvoie à la richesse économique tandis que le social évoque classiquement des dimensions
justement « non-économiques »
39. De plus, chez les auteurs s’intéressant au capital social, il
existe plusieurs visions de cette théorie. Les différences principales résident essentiellement
autour de son « statut » ou de sa nature, à savoir si le capital social est à considérer au niveau
39 On aurait pu également souligner cet oxymore pour le « capital humain » mais, dans la théorie de Becker, le
« capital » renvoie au stock de connaissances et de compétences acquises par l’investissement en éducation. La dimension « humaine » de l’éducation et le fait de la considérer comme un investissement sont des dimensions qui, théoriquement, paraissent moins éloignées de l’aspect « économique » du « capital » que ne l’est le « social ».
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individuel ou au niveau collectif. Ce point est intéressant à souligner ici car, dans la théorie du
capital humain développée jusqu’ici, le capital a été principalement envisagé d’un point de
vue individuel, en tant que propriété de l’individu. Or, dès que la dimension du « social » est
associée à celle du « capital », on comprend que le caractère « individuel » de ce capital n’est
pas le seul à être pertinent.
Même chez les auteurs américains comme Coleman (1988, 1990) et Putman (1993, 1995), le
statut (individuel, collectif ou institutionnel) à accorder au capital social reste confus
(Ponthieux, 2006). La production du capital social est définie par les relations sociales qui
structurent la vie en société, production qui peut en effet profiter à la fois aux individus et à la
société (Méda, 2002). Les interactions sociales peuvent alors être envisagées comme une
forme particulière de capital, dont les caractéristiques spécifiques résident dans le fait qu’il ne
fait pas partie du capital physique ou humain mais des relations sociales. Ponthieux (2006)
indique, au sujet des travaux de Coleman notamment, que la définition du capital social
semble insatisfaisante car l’explication de la nature-même du capital n’est pas réellement
délimitée. Elle parle à ce propos d’une forme d’ambiguïté entre les natures privée, publique et
collective du capital social. (Ponthieux, 2006)
40. Pour d’autres commentateurs comme Méda
(2002), le capital social peut à la fois être un bien privé et un bien public mais la dimension
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On trouve cette ambiguïté (ou complémentarité) dans les travaux de Bourdieu (1980) qui parle, lui aussi, de capital social comme faisant partie des ressources dont les individus, mais aussi les groupes sociaux, peuvent disposer. Ces ressources prenant la forme de capitaux, peuvent se décliner sous trois formes : économique, culturelle et sociale. Chez Bourdieu, le capital social renvoie aux « relations et […] réseaux d’entraide qui peuvent être mobilisés à des fins socialement utiles » et « aux ressources qui découlent de la participation à des réseaux de relations qui sont plus ou moins institutionnalisés » (Méda, 2002, p. 36). Les dimensions individuelle et collective se retrouvent ici mais ne renvoient pas exactement aux mêmes notions que dans les théories du capital social énoncées précédemment. Chez Bourdieu, c’est le collectif qui prime au sens où l’individu est appréhendé comme faisant partie d’un groupe et son individualité peut être utile à autrui car la dotation en capital des membres d’un groupe semble rayonner sur les autres membres. En ce sens, l’individu s’insère en vue d’investir socialement, et les ressources qu’il peut tirer d’un groupe dans lequel il est inséré proviennent des ressources de chacun. Le collectif prime donc dans le sens où sans autrui, l’individu ne peut enrichir son capital. Néanmoins, le statut individuel du capital social n’est pas écarté : le capital social ne peut pas s’enrichir sans les individualités, qui n’existent tout de même que par les liaisons tissées entre elles. La nature individuelle ou collective du capital social n’est finalement pas explicitée en tant que telle, que ce soit chez Bourdieu, Coleman et Putman, tant les deux dimensions semblent mutuellement indissociables.
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collective semble tout de même être privilégiée dès lors que le capital social est envisagé
comme un « stock de relations, de valeurs et d’aptitudes qui est certainement collectif en ceci
qu’il est partagé par l’ensemble d’une société » (p. 41).
Toujours dans cette perspective collective, le capital social peut aussi être défini comme les
« normes et [les] relations sociales inhérentes à la structure sociale d’un groupe de
personnes et qui permettent au groupe ou aux individus qui y participent d’atteindre les
objectifs souhaités » (De La Fuente et Ciccone, 2003, p. 24). Le capital social est en effet
considéré comme complémentaire au capital humain dans le sens où l’effet du capital social
sur la cohésion sociale et sur les institutions, conjugué à l’effet du capital humain, participe à
l’amélioration des résultats économiques d’une nation. Dans cette vision essentiellement
collective du capital social, ce dernier n’est pas la propriété des individus et n’est pas
sous-entendu comme la possession de compétences individuelles inhérentes à la structure sociale,
mais comme résidant dans les relations sociales (Méda, 2002).
Pourtant, dans d’autres conceptions du capital social, le statut individuel ou collectif est
clairement énoncé. Des auteurs comme Glaeser, Laibson et Sacerdote (2000) prennent en
effet le parti de considérer le capital social d’un point de vue individuel. Ces auteurs
proposent de le définir comme renvoyant aux compétences sociales individuelles qui, selon
eux, peuvent être en partie innées (ils donnent alors pour exemples le fait d’être extraverti ou
charismatique) et en partie éduquées (par exemple la popularité), et qui sont le résultat d’un
investissement (ce qui renvoie à la démarche que nous adoptons ici). Ces compétences
permettraient à l’individu d’obtenir de ses relations sociales des rendements dans le marché et
hors du marché. Pour justifier la dimension individuelle du capital social, les auteurs
indiquent que toutes les compétences sociales bénéfiques pour l’individu ne le sont pas
forcément au niveau global : par exemple, la capacité de persuader les autres que l’on est
digne de confiance alors que ce n’est pas le cas génère une externalité négative, alors que la
capacité d'encourager les autres à participer à un projet socialement bénéfique génère un bilan
positif (Glaeser, Laibson et Sacerdote, 2000). De plus, les compétences sociales peuvent être
à la fois utilisées à des fins collectives mais aussi dans un but individuel. Les auteurs
indiquent que les déterminants du capital social au niveau individuel ne peuvent pas toujours
déterminer le capital social au niveau de la société, question déjà soulevée par Becker pour le
capital humain. On peut alors souligner que l’avantage de ce positionnement théorique, est
qu’il devient possible d’étudier les décisions individuelles d’investissement dans le capital
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social et fournir des prédictions, comme on peut le faire avec la théorie du capital humain. À
ce propos, les auteurs d’un rapport pour la Commission Européenne (De La Fuente et
Ciccone, 2003) interprètent la définition individuelle du capital social donnée par Glaeser,
Laibson et Sacerdote (2000) comme étant une analyse de la composante sociale du capital
humain.
Ces différentes remarques concernant la nature du capital social, laissent à penser que l’enjeu
de ce capital peut à la fois se jouer au niveau individuel et collectif. Les deux dimensions
semblent profondément liées car les interactions sociales, les relations entre pairs (nécessitant
alors certaines compétences) ont lieu tout d’abord au niveau individuel même si un effet de
ces relations sociales peut se faire ressentir au niveau de la société, au niveau collectif. Il
semble donc important, comme le soulignent De La Fuente et Ciccone (2003), d’envisager la
part sociale du capital humain et il est également intéressant de considérer le concept énoncé
par Glaeser, Laibson et Sacerdote (2000) qui définit le capital social par les compétences
sociales. Si l’on considère le capital humain, dans son sens large comme c’est le cas dans
« Du bien-être des nations » (OCDE, 2001), les compétences sociales peuvent alors tout à fait
être entendues comme faisant partie du stock de connaissances et de compétences du capital
humain, en relevant de sa part sociale.
Cette démarche atteste de la complémentarité du capital humain ordinaire (entendu au sens de
compétences techniques et d’expériences) et de la dimension sociale du stock de compétences
acquises. L’approche de complémentarité des compétences au sein du capital humain est ainsi
adoptée dans un ouvrage mettant en lien capital humain et ressources humaines, dans lequel
Gendron (2011) tente ainsi de repenser le capital humain en proposant un « management aux
3H », signifiant la complémentarité « Head and Hand and Heart
41» (p. 175).
41 D’après Gendron (2011), nous pouvons traduire cette expression par « Tête et Main et Cœur », dans laquelle
on retrouve les trois dimensions des compétences et le trio des savoirs : « Head » pour les compétences cognitives et conceptuelles (ou les savoirs), « Hand » pour les compétences méthodologiques (ou les savoir-faire) et « Heart » pour les compétences sociales, psychosociales, émotionnelles (ou les savoir-être).