CHAPITRE 2 Les compétences sociales : un prolongement de la théorie du capital
II. L ES COMPETENCES SOCIALES ET LES PARCOURS DES INDIVIDUS
II.1. Comprendre autrement les différences de réussite : le QI face aux
« comportements »
Heckman et Kautz (2012) soulignent que le succès dans la vie dépend en partie des « traits de
personnalité » qui ne sont pas mesurés correctement par les tests de compétences cognitives.
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Comme indiqué dans le chapitre précédent, l’application, la sociabilité ou encore la curiosité
sont des caractéristiques à prendre en compte pour la réussite (Heckman et Kautz, 2012). Les
compétences sociales prédisent en effet de façon significative des résultats de la vie future
(Almlund et al., 2011 ; Borghans, Heckman et Ter Weel, 2008 ; Roberts et al., 2007).
Appréhender les différences de réussite à partir des compétences sociales est un axe de la
recherche en Économie qui se développe de plus en plus aux États-Unis et James Heckman en
est l’un des représentants les plus éminents. Son approche consiste à comprendre les
différences de scores à des tests mesurant les connaissances générales des individus, non plus
uniquement à partir des capacités cognitives comme c’est le cas la plupart du temps, mais en
y associant des variables comportementales. Il démontre que les résultats obtenus aux tests de
Quotient Intellectuel, aux tests standardisés de réussite et les notes obtenues à l’école sont
corrélés, tout en soulignant qu’il serait intéressant de savoir comment ces mesures prédisent
les résultats futurs dans la vie des individus.
II.1.1. L’effet du QI et de l’image de soi
À partir de l’enquête National Longitudinal Survey of Youth de 1979, Heckman et Kautz
(2012) analysent le pouvoir explicatif de ces trois mesures de « l’intelligence » (QI, tests de
réussite et notes) sur différents résultats de la vie des individus à 35 ans, comme le salaire, la
criminalité, la santé, le fait d’être marié ou le diplôme du supérieur. En tentant d’expliquer les
différences de réussite à 35 ans, ils montrent tout d’abord que ce sont les tests de réussite et
les notes qui semblent être plus prédictifs que le QI. Cependant, la part de variance expliquée
reste encore faible. Dans leurs analyses, il est montré que le QI explique entre 1% et 7% ces
différents résultats, entre 3% et 19% pour les tests de réussite et entre 1% et 14% en ce qui
concerne le pouvoir explicatif des notes. Ces résultats démontrent que cette part de variance
expliquée laisse encore beaucoup de poids à d’autres facteurs. En ajoutant le poids de la
« personnalité » au modèle, mesurée dans cette recherche (Heckman et Kautz, 2012) à partir
notamment de deux composantes de l’image de soi (l’estime de soi et le locus de contrôle
51),
51 Lorsque le locus de contrôle est interne, l’individu croit qu’il a le contrôle sur sa vie et attribue ses réussites et
ses échecs à des facteurs internes (opposé au locus de contrôle externe, attribuant toutes les causes à l’environnement externe).
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une information supplémentaire est apportée : la corrélation entre l’ensemble des compétences
cognitives et l’ensemble des comportements est positive (sans être très forte).
Heckman et Kautz (2012) tentent donc de mesurer le poids des comportements de l’individu
sur sa réussite académique en associant des comportements en plus du QI, au score obtenu à
deux tests standardisés. Pour cela, ils tentent d’interpréter le pouvoir explicatif de trois
mesures sur les résultats obtenus par les individus de l’échantillon à l’AFQT
52. Ces trois
mesures mises en relation avec les résultats de l’AFQT sont constituées de la mesure de
Rotter (1966) évaluant le locus de contrôle, du test de Rosenberg (1965) mesurant l’estime de
soi, et enfin du QI. Les premiers résultats de cette analyse montrent que la réussite à l’AFQT
est expliquée à 48% par le QI et les tests de Rotter et Rosenberg, lorsque ces trois mesures
sont associées dans le modèle. Introduits séparément dans le modèle, le pouvoir explicatif du
QI seul est de 43% et celui des comportements (Rotter et Rosenberg) est de 16%, ce qui
suggère que le QI n’est pas totalement indépendant des autres dimensions. Dans un second
modèle cherchant à expliquer cette fois la moyenne des notes obtenues au lycée, le pouvoir
explicatif du QI et des comportements (toujours mesurés à partir du locus de contrôle interne
et de l’estime de soi), est de 29%. Lorsque les variables QI et comportements sont introduites
séparément dans le modèle, leur pouvoir explicatif est alors respectivement de 19% et de
10%.
II.1.2. L’effet du QI et des Big Five
Dans une autre phase d’analyse, Heckman et Kautz (2012) utilisent les résultats du DAT
53.
Les auteurs tentent d’expliquer les résultats au DAT toujours avec le QI et les
comportements ; ces derniers sont cette fois-ci mesurés à partir des Big Five et à partir de la
mesure du « grit » (que l’on peut traduire par « cran ») et qui désigne la persévérance et la
passion pour les objectifs à long terme (Duckworth et al., 2007). Les trois mesures associées
52 L’Armed Forces Qualification Test (AFQT) est un test d’aptitudes évaluant les connaissances générales pour, à l’origine, entrer dans l’armée et qui a été adapté au système scolaire.
53 Le Differential Aptitudes Test (DAT) est un test utilisé le plus souvent par les employeurs pour mesurer les
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expliquent 20% des résultats au DAT, les Big Five et le « grit » ayant respectivement un
pouvoir explicatif de 14% et de 9%. Dans un second modèle avec pour variable à expliquer la
moyenne des notes, le pouvoir explicatif du QI seul est de 1%, celui du comportement de 7%
(grit et Big Five) et lorsque tous ces indicateurs sont introduits en variables explicatives dans
le modèle, la part de variance expliquée s’élève également à 7%. Selon les auteurs (Heckman
et Kautz, 2012), ces différents résultats remettent alors en cause l’interprétation selon laquelle
les tests de réussite et les notes, fortement corrélés entre eux, rendent compte uniquement du
QI des individus car ils sont également liés aux comportements personnels, aux compétences
sociales.
Ces deux tests que sont l’AFQT et le DAT, confirment que la variance des résultats à des tests
de réussite est en effet expliquée par le QI, tout en démontrant l’importance des
comportements personnels pour la réussite. En ce sens, Heckman et Kautz (2012) évoquent
les résultats qu’ils ont obtenus en étudiant non pas les résultats à un test cognitif mais un
diplôme. Ces analyses, proposées dans l’encadré suivant, présentent l’intérêt de démontrer
qu’à compétences cognitives égales, les trajectoires des individus se distinguent selon leurs
comportements personnels différents.
Encadré 1
Ces compétences sociales qui font la différence : l’exemple du GED
Le General Education Development est un test standardisé de réussite faisant office
d’alternative au diplôme d’études secondaires et qui est proposé aux décrocheurs de
l’enseignement secondaire pour certifier leurs connaissances générales du second degré. Ce
test est largement utilisé, il produit 12% des diplômes de l’enseignement secondaire chaque
année aux États-Unis.
Le GED donne un aperçu des effets des compétences sociales sur les résultats futurs car les
détenteurs du GED ont les mêmes capacités cognitives que les diplômés mais ils diffèrent
dans leurs comportements. En effet, les bénéficiaires du GED semblent être plus habiles
cognitivement que les décrocheurs n’ayant pas obtenu cette certification et la distribution de
leurs scores à d’autres tests cognitifs ressemble à celle des diplômés du secondaire (Heckman
et Kautz, 2012). On peut se demander alors pourquoi, s’ils ont les mêmes capacités cognitives
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que les diplômés, les bénéficiaires du GED sont sortis du système éducatif. L’hypothèse
avancée est que la réussite requiert d’autres caractéristiques que les seules compétences
cognitives. En effet, lorsque l’on s’intéresse aux comportements des détenteurs du GED, on
s’aperçoit qu’ils ont tendance à agir comme tous les décrocheurs, notamment en ce qui
concerne la drogue, la criminalité ou la violence (Heckman et Kautz, 2012) et donc à
présenter plus de comportements à risque(s) que les diplômés du secondaire. Pour expliquer
ce phénomène à partir des compétences sociales, Heckman montre que les détenteurs du GED
présentent peu de stabilité socioéconomique, c’est-à-dire qu’ils ont tendance à quitter leur
emploi fréquemment, à divorcer ou à aller en prison autant que les autres décrocheurs sans
GED, tandis que les diplômés du secondaire sont plus persévérants dans leurs vies
professionnelle et personnelle. D’après les auteurs, ce résultat participe à l’explication du
pouvoir explicatif de l’application des Big Five à laquelle est associé le comportement de
persévérance, sous-jacent à ces différents comportements.
Le GED a pour avantage d’ouvrir à ses détenteurs les portes de l’enseignement supérieur,
c’est pourquoi Heckman va s’intéresser également à la poursuite d’études des bénéficiaires du
GED et à leur salaire en emploi, en comparaison avec les diplômés et les autres décrocheurs.
Plus de la moitié des bénéficiaires du GED abandonnent leurs études supérieures et très peu
obtiennent un diplôme. De plus, à capacités cognitives égales, ils ont un salaire, lorsqu’ils
sont en emploi, comparable à celui des décrocheurs, les diplômés du secondaire ayant quant à
eux des salaires annuel et horaire plus élevés. Il peut exister un effet positif à court terme du
GED s’il est obtenu avant 20 ans par les individus, grâce au signal positif des capacités
cognitives envoyé à l’employeur (Heckman et Rubinstein, 2001). Or, cet effet s’estompe
rapidement dès lors que l’employeur devient conscient des compétences sociales de son
employé. À long terme et à capacités cognitives constantes, les détenteurs du GED ont un
salaire moins élevé que les autres diplômés car leurs comportements négatifs (leur «
non-compétences sociales ») sont révélés au sein de l’entreprise.
Si l’on confronte ces différents résultats concernant le General Education Development à la
théorie du signal de Spence (1973) prétendant que l’éducation n’accroît pas la productivité
mais est le moyen de signaler à l’employeur les compétences de l’individu, on peut avancer
au sujet du GED qu’il est finalement un mauvais signal pour les employeurs car leurs
détenteurs, même s’ils possèdent cette certification, ont la même productivité que les
décrocheurs de l’enseignement secondaire. Cette recherche d’Heckman et Kautz (2012)
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apporte également une information capitale pour comprendre les différences de réussite : les
seules compétences cognitives ne peuvent les expliquer ; les compétences sociales des
individus jouent aussi un rôle dans la détermination des parcours de vie. Bien que diplômés,
les bénéficiaires du GED ne réussissent pas autant dans l’enseignement supérieur, en emploi
ou dans leur vie sociale que les diplômés du secondaire car ils manquent de persévérance et
de stabilité, tout comme les décrocheurs du second degré. La performance des détenteurs du
GED, comparée à celle des décrocheurs et des diplômés, montre l’importance des
compétences « non-cognitives » pour la vie socioéconomique des individus (Heckman et
Rubinstein, 2001).
Dans le document
Les compétences sociales et la réussite scolaire des élèves de cycle III : l'effet de l'accompagnement scolaire
(Page 94-99)