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Chapitre 2 : La théorie des Capabilités appliquée à l’éducation

1. Le lien Capabilités-Education : de quoi parle-t-on ?

1.2 La théorie des capabilités appliquée à l’éducation et les extensions conceptuelles de

1.2.2 Liberté formelle, liberté réelle et système éducatif capacitant

Comme nous l’avons déjà évoqué, l’opérationnalisation de la théorie des capabilités implique l’analyse des possibilités réelles, et non seulement formelles, pour les individus de convertir des ressources en capabilités de fonctionner. L’évaluation de ces opportunités réelles nécessite trois aspects : des ressources associées à des facteurs de conversion, une liberté réelle de choix et une analyse dynamique des possibilités c’est-à-dire un espace des possibles qui reste ouvert dans le temps. Ces trois aspects sont en réalité liés les uns aux autres.

- Les facteurs de conversion

Les facteurs de conversion permettent le passage des possibilités formelles (ou ressources) aux possibilités réelles (capabilités).

En suivant la même logique que Robeyns (2005), Otto et Ziegler (2006) ou encore en nous inspirant de Bonvin et Farvaque (2007), il existe trois grands types de facteurs de conversion en éducation:

- les facteurs de conversion individuels, il s'agit surtout des caractéristiques et des capacités des individus

- les facteurs de conversion sociaux, il s'agit du poids du contexte social et culturel dans lequel évolue l'individu, en éducation ces facteurs sont alors la définition sociale des rôles, des statuts, des identités de genre etc…

- les facteurs de conversion environnementaux, dans le cadre de l'éducation il s'agit ici des opportunités éducatives existantes en dehors des ressources seulement formelles.

Il faut noter que la plupart des travaux opèrent surtout une distinction entre facteurs individuels d’un côté et facteurs sociaux et environnementaux (voir institutionnels) de l’autre. Dans le cadre de l’insertion des jeunes suisses en difficulté, Bonvin, Dif-Pradalier et Rosenstein (2012) retiennent, en effet, surtout une distinction entre facteurs individuels et facteurs sociaux (où sont par exemple incorporés les types de stratification sociale, les normes

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et les valeurs qui prédominent et le type d’opportunités socioprofessionnelles), tandis que dans le cadre des inégalités dans le secondaire en Communauté Française de Belgique, Willems et Leyens (2011), s’interrogent davantage sur le rôle des facteurs de conversion environnementaux, parfois appelés facteurs contextuels (tel que les caractéristiques des établissements scolaires ou d’une manière générale l’organisation du système éducatif). Ces tendances témoignent d’une certaine difficulté à clairement différencier facteurs sociaux et environnementaux.

Ainsi une politique éducative qui se voudrait véritablement « capacitante » devrait agir à la fois sur les ressources qu'elle met en place mais également sur les différents facteurs de conversion. Prenons ici le cas français et l'exemple de l'accès à l'enseignement supérieur pour les bacheliers du technique et du professionnel. Un dispositif (donc une ressource) est garanti par l'Etat: les bacheliers, quelle que soit leur filière, peuvent accéder à l'Université. Or, dans les faits, les chances de réussite d’un bachelier du technique ou du professionnel sont faibles, voire inexistantes pour les filières les plus sélectives. Pour que ce dispositif ait une réelle efficacité et un réel impact sur les possibilités des individus, il faudrait alors que les politiques publiques agissent également sur les facteurs de conversion environnementaux. Il pourrait s'agir par exemple de mettre en place en amont un système d'option au lycée pour les individus désirant suivre un cursus universitaire qui renforcerait leur connaissance concernant les matières générales ou encore de permettre des cours de rattrapage dès l'entrée à l'Université. Nous n'avons pas pour ambition d'apporter des solutions prêtes à l'emploi pour résoudre le problème des forts taux d'échec des bacheliers techniques et professionnels à l'Université (il s'agit là d'un problème complexe), mais davantage de garder à l'esprit que si une politique éducative veut améliorer le sort des étudiants et véritablement promouvoir l'égalité des chances, elle doit s'assurer qu'au-delà des dispositifs mis en place, il existe des chances réelles pour l'ensemble des individus de saisir cette ressource pour la convertir en liberté réelle.

Il s'agit bien là du véritable apport de la théorie de Sen, car en effet comme l'indique Farvaque et Oliveau (2004):

« Parler du droit à l'éducation ou à la formation comme une exigence pour les capabilités des

personnes est certainement une tournure syntaxique parmi d'autres (on pourrait remplacer capabilité par "droits fondamentaux", "besoin de base",etc); évaluer comment des ressources éducatives supplémentaires pour un pays en développement sont converties, ou non en

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libertés plus grandes pour leur enfants et leur parents […] constitue la réelle alternative analytique soutenue par l'approche par les capabilités ».

Ainsi prendre en compte les facteurs de conversion constitue alors la réelle originalité des travaux de Sen. Notons que si les facteurs de conversion peuvent rendre la ressource opérante, nous pouvons parler de facteurs de conversion positifs. En revanche, certains facteurs peuvent perturber l’opérationnalité de certaines ressources éducatives. Dans un système éducatif comme la France la ressource « tronc commun » peut être perturbée par le fait que des classes de niveaux soient organisées de manière informelle, on pourra parler de facteur de conversion négatif rendant inopérante l’égalité de traitement promu par le tronc commun. Pour qu’une réelle égalité des chances ait lieu, encore faut-il que la ressource formelle « tronc commun » soit associée à des facteurs de conversion positifs.

L’environnement familial de l’individu peut alors être perçu comme un facteur de conversion permettant de rendre opérante une ressource (dans le cadre d’un contexte familial plutôt favorisé), mais peut aussi être appréhendé comme un facteur de conversion négatif. En effet, comme nous l’avons indiqué dans le chapitre précédent, un environnement socioculturel défavorable peut significativement désavantager un individu dans son parcours scolaire. Pour que cet élément n’agisse pas comme un facteur de conversion négatif l’organisation du système scolaire a un rôle important à jouer. Lauer (2003) fait par exemple l’hypothèse que le système éducatif allemand en organisant une première orientation des élèves de manière assez précoce pouvait induire un impact plus important de l’environnement socioculturel sur le parcours d’éducation de l’individu que le système éducatif français, basé sur un tronc commun plus long. Qui plus est, au-delà de la ressource mise en place pour limiter les effets du facteur famille, il est nécessaire que les dispositifs formels soient associés à des facteurs de conversion pour permettre une liberté réelle. En France, faute de moyens supplémentaires significatifs mis en place pour assurer un rythme de progression unique, la ressource tronc commun ne suffit pas à atténuer l’influence de l’environnement socioculturel sur les parcours scolaires36.

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Sachant que, comme nous venons de l’indiquer plus haut, cette ressource est parfois associée à des facteurs de conversion négatifs (des classes de niveaux).

64 - La liberté réelle de choix

Au-delà des questions de ressources et de facteurs de conversion, analyser les libertés réelles des personnes nécessite de prendre en compte leur liberté d’accomplir, entendu comme leur liberté de choix. Ces deux aspects sont liés : sans ressources associés à des facteurs de conversion la liberté de choix des personnes parait limitée. Cette liberté de choix requiert une analyse au delà des seuls accomplissements des individus. Dans le cadre de l’éducation, ce n’est pas la même chose de choisir un parcours universitaire court en raison d’une aversion pour les études longues que de choisir un tel parcours par manque de moyens. De la même manière, il existe également une grande différence entre suivre une formation par choix ou la suivre faute de ne pouvoir poursuivre sa scolarité. Ce phénomène d’orientation subie (plus que choisie) peut avoir des conséquences importantes pour l’individu. De Besses (2007) a par exemple montré qu’une orientation subie était souvent destructrice pour les élèves en termes d’estime de soi. Cette tendance est d’autant plus inquiétante que les élèves possédant une faible estime d’eux-mêmes se résignent souvent à l’échec et à une forme de relégation sociale. Dans le système éducatif français on peut par ailleurs noter que les premiers élèves à devoir choisir une orientation sont ceux ayant les plus mauvais résultats, les étudiants ayant de bons résultats scolaires pouvant maintenir leur espace des possibles plus longtemps en poursuivant plus longtemps leur scolarité dans la voie générale (au moins jusqu’à l’année de terminale). Les « mauvais élèves » sont d’ailleurs ceux subissant le plus grands nombre de refus lors de l’orientation (pour eux l’espace des possibles se ferme de manière plus précoce et plus marquée).

Notons toutefois que la liberté de choix, particulièrement dans le champ de l’éducation, peut se confronter au problème de préférences adaptatives. En effet les préférences et particulièrement les préférences des enfants risquent fort d’être socialement déterminées. Comme le rappelle Saito (2003) :

« Ceci est important parce que la position sociale et culturelle d'un individu - respectivement

sa situation dans son ensemble de capabilité réel dans le présent - a tendance à fonctionner comme une prédétermination de choix raisonnables à faire (Bourdieu et 1977 Passeron). Ceci pourrait être considéré comme un problème "de préférences adaptatives" (Sen 1999) - c'est- à-dire de désirs adaptés à la privation 37» (Saito, 2003, p.276)

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Qui plus est, de Besses (2007) montre que lorsque les élèves intériorisent leur échec, ils trouvent alors judicieux de s’orienter dans telle ou telle voie pour « échapper à une affectation

imposée ». Les choix de ces individus relèvent alors davantage d'un choix adapté que d'une

réelle préférence. Ainsi, tout comme le rappelle Bonvin et Farvaque (2008), disposer d’un espace d’opportunités plus large influence nos préférences et permet de les rendre moins dépendantes de notre environnement socioculturel : « il faut postuler que les préférences de la

personne évolueraient si ses opportunités s’élargissaient » (Bonvin et Farvaque, 2008, p. 24-

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Notons également que pour dépasser cette limite des préférences adaptatives, il est possible a minima de se centrer sur la privation de la liberté de choix (choix subi) plutôt que sur l’évaluation de l’espace de choix (ensemble des alternatives au choix et choix véritablement préféré).

D'une manière plus générale, selon Verhoeven, Orianne et Dupriez (2007), un système éducatif « capacitant » serait:

- une prise en compte des réalisations effectivement atteintes, donc des fonctionnements atteints ( qui seraient à mettre en perspective avec ressources octroyées au départ)

- une prise en compte des facteurs de conversion individuels (capacités individuelles), sociaux (habitus et construction scolaire des compétences) ou environnementaux (opportunités éducatives réelles)

- une attention portée à la liberté réelle de choix. Il semble que ce dernier élément permette de relier les fonctionnements atteints à une dimension de choix (donc de mesurer des « fonctionnements affinés »)

- L’analyse dynamique des possibilités

Au-delà de la prise en compte des facteurs de conversion et de la liberté de choix des personnes, une troisième dimension mérite d’être soulignée dans l’application de la théorie de Sen à l’éducation : la notion de parcours. Cet aspect permet de mettre en perspective la dimension dynamique des capabilités. Verhoeven, Orianne et Dupriez (2007) montrent ainsi comment les choix éducatifs amènent à certains parcours de formation plus ou moins réversibles. Cette notion de réversibilité de parcours semble fondamentale dans une approche

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par les capabilités. En effet, que dire en termes de capabilités d’une décision éducative librement choisie menant à une voie de formation et d’insertion irréversible ?

De fait, une trajectoire irréversible limite substantiellement les opportunités d’une personne. Ce dernier aspect peut être rapproché des notions de valeur d’options (« option value ») de l’éducation dans la mesure où une décision éducative réversible permet d’augmenter le bien- être d’un individu (Stange, 2012). Ces options permettraient alors aux individus d’apprendre sur leurs préférences et leurs aptitudes et les rendraient moins dépendants de leur environnement familial.

Cette dimension trajectoire a été également exploitée empiriquement dans le champ de l’insertion professionnelle par Farvaque et Oliveau (2004). En analysant l’insertion professionnelle des jeunes faiblement diplômés par la méthode des trajectoires-types ces derniers ont constaté qu’en France « les libertés ou opportunités réelles se renforcent entre elles, tandis que les manques de liberté et les choix contraints semblent cumulatifs et débouchent sur des trajectoires d’exclusion » (Farvaque et Oliveau, 2004, p. 49).

Les notions de trajectoires et d’irréversibilités de parcours permettent ainsi de mettre en perspective l’aspect dynamique des capabilités en étudiant les fermetures et ouvertures des possibilités réelles dans le temps. Cet aspect dynamique peut aussi bien être mis en avant par des analyses qualitatives telles l’étude des tournants biographiques des trajectoires des personnes (Zimmerman, 2008) que par des analyses quantitatives via des données longitudinales renseignant sur les trajectoires individuelles.

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