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L’égalitarisme libéral des ressources, les apports de Rawls, Dworkin et Brighouse

Chapitre 1 : Inégalités et éducation : les apports de la Justice sociale

2. Les différentes théories de la justice sociale applicables à l’éducation: une revue de littérature

2.2 L’égalitarisme libéral des ressources, les apports de Rawls, Dworkin et Brighouse

John Rawls a construit sa théorie en opposition à l’utilitarisme en cherchant les bases morales d’une théorie de la « justice comme équité » (Rawls, 1971). Dans une de ces princpales œuvres, Théorie de la justice (publié en 1971), il indique en effet que son objectif est « d’élaborer une théorie de la justice qui représente une solution de rechange à la pensée

utilitariste » (Rawls, 1971, p.49). Son approche pose deux principes de justice :

Premier principe :

« Chaque personne doit avoir un droit égal au système le plus étendu de libertés fondamentales qui soit compatible avec l’attribution à tous de ce même ensemble de liberté » (principe d’égale liberté)

Deuxième principe : Les inégalités d’avantage socioéconomique ne sont justifiées que si :

- « elles contribuent à améliorer le sort des membres les moins avantagées de la société » (principe de différence)

- « elles sont attachées à des positions que tous ont des chances équitables d’occuper » (principe d’égalité des chances)

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La notion de liberté individuelle est la plus importante dans l’œuvre de Rawls, il est nécessaire qu’une liberté semblable soit accordée à toutes et à tous. Ainsi il existe une priorité de la liberté fondamentale sur le principe d’égalité des chances qui est elle-même prioritaire sur l’égalisation des ressources. Ces principes de justice seraient obtenus, selon Rawls, dans un contexte de « voile d’ignorance » qui vise à interroger les individus sur la société qu’ils souhaiteraient, sans connaitre la situation qu’ils occuperaient dans cette société.

Selon ces principes, une société sera alors considérée comme juste lorsqu’elle égalisera entre les individus un ensemble de biens premiers. Ces biens premiers sont, selon Rawls, (1971, p 122) « tout ce qu’on suppose qu’un être rationnel désirera, quels que soient ses autres

désirs » c'est-à-dire les droits, les libertés et les possibilités offertes, les revenus et la richesse.

Ainsi cette théorie est à rapprocher d’un certain égalitarisme des ressources dans la mesure où elle propose d’égaliser les ressources des individus pour qu’ils puissent mettre en œuvre leurs plans rationnels de vie. Le second principe renvoie notamment à l’objectif social du « maximin » (principe de la maximisation du minimum), la société doit opérer une distribution des biens premiers en s’assurant qu’une plus grande quantité est accordée aux plus défavorisés (sous réserve que soient respectés les principes de liberté de base et d’égalité des chances).

La vision de Rawls s’oppose ainsi au principe « agrégationniste » de l’utilitarisme, l’objectif n’étant plus de maximiser une somme mais de prendre en compte les inégalités des chances et des libertés. Par ailleurs, l’objectif de Rawls est également d’assurer une forme d’égalité dans les conditions de départ. Il s’oppose donc à une évaluation des inégalités par les résultats, comme le préconise la théorie utilitariste (via la mesure des résultats que représentent les satisfactions personnelles).

La société est donc responsable d’une équité dans la répartition des ressources, donc d’une priorité accordée aux personnes les plus démunies, le principe d’égalité des chances étant tout de même subordonné au principe d’égale liberté pour tous17

. Selon Meuret (1999, 2000) il est possible de reconstruire la position Rawlsienne dans le champ de l’éducation, notamment à travers le second principe de justice. Selon Waltenberg (2008), à partir du moment où les libertés fondamentales ne seraient pas menacées, le second principe pourrait guider les politiques éducatives, notamment, les ressources éducatives pourraient être distribuées de manière à ce que tous les élèves (quelque soit leur environnement) soient capables d’atteindre un niveau minimal d’éducation (maximiser le niveau minimal d’éducation) et que

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Bien que Rawls refuse que sa théorie soit interprétée dans un champ particulier tel que le champ de l’éducation, il considère que l’école est amenée à jouer un rôle fondamental dans la société en participant à la liberté des individus et à la cohésion sociale.

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simultanément les élèves les plus doués aient la possibilité d’atteindre le sommet du système scolaire. Pour Verhoeven et Dupriez (2008), l’égalité de traitement et notamment la possibilité d’un tronc commun d’enseignement peuvent être perçus comme une manifestation possible des principes de liberté de base et d’égalité des chances. Par ailleurs, les politiques de compensation et de différenciation, en visant prioritairement l’amélioration des conditions scolaires de base des plus défavorisés, pourraient être appréhendées comme l’illustration la plus aboutie du principe de Rawls d’égalité équitable des chances, voire comme l’incarnation du principe de différence.

Ainsi en France, les conventions d'éducation prioritaires (CEP) passés entre l'Institut d'études politiques (IEP) de Paris et les Zones d’Education Prioritaire (ZEP) pourraient être perçues comme une application de ce principe de différence (parfois appelés principe d’équité voire « principe de discrimination positive ») : l’objectif est d’assurer un accès particulier à une

formation pour les individus provenant des Catégories Socio-Professionnelles

« défavorisées ».

Lorsqu’une bonne allocation des ressources est assurée, l’individu est alors considéré comme entièrement responsable de ses choix et de l’utilisation des ressources dont il dispose.

Or, si Sen (1992) reconnaît que cette théorie fait véritablement un pas dans le bon sens pour estimer l’égalité, en s’intéressant non plus aux seuls résultats accomplis (comme par exemple le revenu ou le bonheur dans le cas Welfariste) mais aux moyens pour accéder à une liberté globale (les biens premiers), il n’en reste pas moins qu’une égalisation des ressources n’aboutit pas forcément à une égalisation des libertés réelles18

.

En effet, du fait de la diversité humaine, il existe une variation d’aptitude à convertir des ressources en libertés réelles. Les écarts liés au sexe, à l’âge, à l’hérédité et à d’autres caractéristiques nous donnent des possibilités véritablement différentes de construire la liberté dans notre vie: doter deux individus des mêmes biens premiers ne garantit pas qu’ils disposent d’une liberté égale de les utiliser comme il leur convient. Supposons que nous attribuons le même revenu à deux individus, l’un évolue dans un milieu rural, isolé et l’autre dans un milieu urbain avec un accès à un certain nombre de commodités. Ces deux personnes, qui ont pourtant les mêmes revenus n’auront certainement pas les mêmes possibilités de convertir leurs ressources en libertés réelles de fonctionner (par exemple la personne en milieu rural devrait avoir plus de frais liés au coût de transport pour accéder aux différentes commodités).

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En effet, comme le note Sen : « En se concentrant sur les moyens de la liberté et non sur son étendue, son effort pour

fonder la société sur la justice ne va pas jusqu’au bout, ne parvient pas à accorder toute l’attention qu’il convient à la liberté en soi. » (Sen, [1992] 2000, p. 146)

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Ainsi la conversion du bien premier en possibilité réelle de choisir notre vie dépend de caractéristiques telles que nos traits personnels (handicaps, talents etc.) et notre environnement (naturel, social ou institutionnel). Dans le cadre de l’éducation, prenons l’exemple de la mesure prise au nom de l’équité en France présentée précédemment: les conventions Z.E.P. de l’I.E.P. de Paris. Même en appliquant le principe d’équité envers les jeunes des quartiers « sensibles », pour qu’ils accèdent au même bien premier que des jeunes issus de milieux favorisés -les cours de sciences politiques- rien ne nous indique qu’une fois leur diplôme en poche, ils aient strictement les mêmes chances d’accéder aux mêmes emplois. Certaines études ont montré par exemple que les enfants de milieux favorisés bénéficiaient d’un ensemble de relations sociales et de réseaux de connaissances importants, ce qui est un avantage non négligeable pour un accès à l’emploi. D’autres indiquent qu’en France, à diplôme égal, les jeunes issus de l’immigration ont moins de chances d’éviter le chômage ou de trouver un travail correspondant à leur qualification (Silbermann et Fournier, 1999).

Ainsi, la conversion de ces biens premiers peut aller de pair avec de graves inégalités dans les libertés réelles dont jouissent les individus différents.

Par ailleurs, la théorie des biens premiers pose la question de la responsabilité individuelle : lorsque la société a opéré une égalisation des biens premiers, les situations des individus relèvent uniquement de la responsabilité individuelle. Or, à partir du moment où le jeune d’origine immigré a eu accès à un certain bien premier (suivre une formation à l’I.E.P.) doit- on le tenir comme seul responsable d’une mauvaise insertion sur le marché du travail sachant les difficultés des jeunes issus de l’immigration par exemple ?

Les travaux de Rawls ont ouvert le champ aux analyses alternatives au Welfarisme de la justice distributive. En éducation, les travaux de Brighouse sur l’analyse de la justice s’inscrivent clairement dans la lignée des travaux de Rawls. Tout comme ce dernier, il considère en effet que :

« Les enfants avec des dons naturels et de la bonne volonté pour l’apprentissage semblables,

devraient avoir les mêmes chances de réussite dans l’éducation, quelle que soit leur position initiale dans le système social19» (Brighouse, 2000, p.128).

Pour ce faire, il propose l’égalité des ressources comme point de départ de la justice dans le champ de l’éducation. Selon lui, qui plus est, les enfants avec le même niveau de talent mais de classes sociales différentes devraient avoir les mêmes ressources éducatives. Par ailleurs, les enfants moins dotés naturellement (dyslexiques par exemple) devraient recevoir des

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ressources additionnelles considérables. Afin d’évaluer le degré d’égalité des systèmes éducatifs, il introduit la notion de « ressources éducatives efficaces », une ressource est dite efficace si elle peut être utilisée dans l’éducation de l’élève spécifique auquelle elle a été destinée.

Il s’agit bien là d’une conception plutôt ressourciste de l’égalité à l’école, impliquant donc toutes les limites que nous venons d’exposer. Notons toutefois dans son analyse un véritable intérêt pour l’étendue de la liberté des élèves. L’école devrait non seulement s’assurer que la qualité des inputs éducatifs et les décisions scolaires ne dépendent pas systématiquement du niveau scolaire des parents mais également permettre aux individus de se forger une véritable autonomie par rapport à leur environnement familial (Brighouse, 2000).

Parmi les théories de la justice post-Rawlsienne ayant trouvé un certain écho, la théorie de Dworkin apparaît également comme une approche plutôt ressourciste de l’égalité des chances. Tout comme Rawls, cet auteur considère que le bien-être n’est pas l’attribut pertinent à égaliser. Il propose donc une égalité des ressources mises à la disposition des individus comme solution alternative à l’égalité du bien-être. Il s’écarte cependant d’une approche purement rawlsienne en prenant en compte les talents des individus. Ces travaux renvoient notamment à la mise en œuvre de procédures cherchant à égaliser des paniers de ressources

étendues composées à la fois de ressources externes classiques et de ressources difficilement

transférables d’un individu à l’autre (talents, handicaps, milieu familial etc) appelées ressources circonstancielles (ou ressources internes). Il cherche alors le montant approprié de ressources externes qui pourraient compenser l’inégalité des ressources internes (Dworkin, 1981). Deux processus sont alors mis en œuvre, dans la lignée de l’hypothèse du voile d’ignorance rawlsien : tout d’abord les ressources externes sont échangées par un mécanisme de ventes aux enchères où les individus sont au départ identiquement dotés, dans un second temps, un mécanisme d’assurance permet aux individus de se prémunir contre un risque de défaut de talents ou de ressources internes. Les individus sont alors responsables de l’utilisation de leurs ressources externes et de l’importance accordée aux ressources internes (lors du mécanisme d’assurance). Il se distingue ainsi également d’une approche rawlsienne en intégrant de façon cruciale la question de la responsabilité. Dans cette conception de la justice, les inégalités de situations individuelles relevant des préférences ou des ambitions, et donc mettant en jeu la responsabilité individuelle, ne sont pas du ressort de la justice et ne doivent en conséquence pas faire l’objet d’une quelconque compensation en matière de ressources externes. Les travaux de Dworkin vont ouvrir le pas à un certain nombre de

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travaux en économie normative mettant l’accent sur l’aspect crucial de la responsabilité lors de l’évaluation des inégalités.

2.3 L’égalitarisme des opportunités et la responsabilité individuelle : les apports de

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