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Les figures toujours renouvelées de la victimisation

Dans le document tel-00658758, version 1 - 11 Jan 2012 (Page 98-101)

1.2. Citoyenneté. Responsabilité

1.5.4. Les figures toujours renouvelées de la victimisation

Le féminisme, sur des terrains de lutte aussi variés que le droit à l’avortement, la contestation du pouvoir masculin, le viol, l’inceste, les violences conjugales, etc., a ouvert la voie à de nouvelles façons de penser le politique. Avec lui, le droit devient un terrain privilégié pour des combats et des revendications concernant des enjeux qui ne sont plus seulement sociaux et économiques, mais aussi et surtout « de société ».

Ainsi, sous la pression de multiples sous-groupes, collectivités, populations minoritaires ou non, au titre de l’affirmation et de la défense de leurs droits (droits nouveaux et spécifiques comme ceux de l’enfant, droits non appliqués ou appliqués de façon non égalitaire comme ceux des femmes) notre société est en train de parcourir un à un depuis quelques années tous les espaces qui, par excès ou carence, par abus ou négligence, participent à engendrer et/ou perpétuer de multiples formes de dangerosité et de vulnérabilité. Dans un processus toujours actif, l’on assiste au développement d’une attention croissante :

- à différentes populations (femmes, enfants, handicapés, homosexuels, personnes âgées…) ;

- à différents espaces institutionnels (écoles, institutions pour enfants, armée, hôpitaux, prisons, entreprises, maisons de retraite…) ;

- à des formes de comportements et d’usages ressentis de plus en plus comme étant violents (machisme, sexisme, ségrégations multiples dans l’accès à différents droits, pratiques se voulant initiatiques comme le bizutage…) ;

- à des formes d’abus jusqu’alors non repérées (racket, harcèlements se déclinant en mobbing, bullying…) 2.

Notre société semble ainsi progressivement se revisiter dans toutes ses dimensions au regard des impératifs socio-moraux contemporains.

1 Rechtman, op.cit., p. 184.

2 Pour se faire une idée très complète de ce que recouvre aujourd’hui le champ de la victimologie voir notamment : Audet J., Katz J.-F, 1999 ; R. Cario, 2006 ; G .Lopez (1997, 2010).

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Mais encore, avec la catégorie d’Humanité, les enjeux se mondialisent et donnent lieu à une attention :

- aux grandes catastrophes naturelles qui suscitent des mouvements internationaux de solidarité jusqu’alors inconcevables, comme le séisme en Turquie du 17 aout 1999, celui de Bam (Iran) le 26 décembre 2003 (dont la citadelle entièrement détruite vient de finir d’être restaurée), le Tsunami du 26 décembre 2004, etc. ;

- à ce que l’on dénomme les violences d’états (J. Puget et coll., 1989 ; F. Sironi, 1999, 2007) ; - les guerres ;

- les génocides…

Une nouvelle « catégorie » de victime s’en trouve à chaque fois « inventée », faisant ensuite progressivement l’objet de stratégies préventives et postventives 1 : victimes de harcèlement sexuel, au travail, de voisinage, victimes de racket, de sexisme, de racisme, de discriminations diverses, de violences conjugales, des liens sectaires (L. M. Villerbu et C. Graziani, 2000 ; J.-L. Swertvaegher, 2003 ; etc.), symétriquement d’ailleurs à l’invention de l’agresseur, abuseur, manipulateur, pervers narcissique…

Ces stratégies se réalisent bien évidemment dans des politiques générales mais prennent aussi la forme de guides à usage individuel,

- les uns invitant à se prémunir contre les manipulateurs (I. Nazare-Aga, 1999, 2004 ; R.-V. Joule et J.-L. Beauvois, 2002 ; G. Lopez, 2009, parmi beaucoup d’autres),

- les autres, à usage des victimes et aussi parfois des professionnels, à gérer tant au plan juridique que psychologique les conséquences des différentes formes de victimisation : enfance (S. Lawson, 1996 ; H. Romano, 2004 ; N. Catheline, V. Bedin, 2008), agressions sexuelles (C. Morbois, M.-F.

Casalis, 2002), inceste (I. Aubry, 2009), ou encore généraliste (A. Sabouraud-Seguin, 2001 ; G.

Fischer, 2003 ; C. Damiani et C. Vaillant, 2003…) ; violences intraconjugales (J. Broué et C.

Guèvremont, 1989 ; D. Welzer-Lang, 1992 ; D. G. Dutton, 1996 ; K. Souffron, 2000 ; S. Torrent, 2001 ; I. Coté et al, 2005 ; M.-F. Hirigoyen, 2005 ; L. Daligand, 2006 ; B. Prieur, S. Guillou, 2007 ; etc.)

Il en est de même pour le traumatisme : celui-ci ne tient plus son développement possible aux avatars de l’ontogenèse et au passage obligé par les différents stades de maturation psycho-sexuelle, mais, vient désormais désigner un risque psychique et se décline en autant de formes de violences possiblement à son origine : traumatisme de l’inceste, du viol, du harcèlement, de l’accident de la circulation, de la prise d’otage, de la torture, des violences d’état...

Ce sont ainsi nos valeurs collectives qui vont se trouver à chaque fois interpellées et, sous le couvert de la reconnaissance des victimes, se développe un profond mouvement d’affirmation du droit des personnes et des communautés. Car plus rien ou presque dans notre monde n’est plus donné d’évidence, plus aucune essence positive ne vient rationaliser nos constructions sociales : tout

1 Terme de plus en plus usité notamment au Canada pour désigner les pratiques visant à prévenir la récidive, pratiques distinctes de la prévention qui vise, elle, à empêcher la survenue des comportements ciblés.

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se discute, se contractualise, se conteste ; tout exige une entente (du contrat dirait Jean Gagnepain, 1988) dont la mise en cause est toujours à tout moment possible. Dans une telle société, le droit ne peut qu’être omniprésent au titre d’un tiers garantissant les engagements pris, quand il y en a eu, ou contraignant, par ses jurisprudences, à les mettre en forme quand ils font défaut. Deux formes essentielles de revendication en ressortent :

- celles des « lésés de la justice », émanant d’ayants droits injustement traités revendiquant un traitement juste de leur cause

-celles des « exclus du droit », revendiquant un accès à celui-ci qui leur est refusé.

La « concurrence des victimes » (J.-M. Chaumont, 2002) y trouve là ses racines profondes et si l’on a pu critiquer la judiciarisation croissante de notre société, au moins doit-on lui reconnaître le mérite d’ouvrir à des arbitrages et des reconnaissances jusqu’alors impossibles. Comme l’a relevé C. Jonas :

«… d’une certaine manière, la victime n’existe que lorsque sa situation est reconnue par la société. La meilleure reconnaissance sociale possible est l’existence d’un texte répressif qui, en quelque sorte, définit la situation de victimisation.» (C. Jonas, 1996, p. 47).

Le traumatisme psychique à chaque fois, y jouera la même fonction que joua en son temps la névrose traumatique en pratique expertale : l’affirmation d’un lien d’imputabilité entre un événement et un tableau clinique, non plus alors sur la base des stigmates physiques, mais de troubles exclusivement psychologiques (D. Fassin et R. Rechtman, 2007).

Conclusion

Tout à la fois nouvelle dimension existentielle et nouvelle modalité de rendre compte à soi-même et à autrui d’un certain registre d’expérience, la victimité, pour émerger comme telle dans les configurations multiples que nous lui connaissons, obéit à deux mouvements :

- celui d’une « dés essentialisation », ou d’une « dé naturalisation », de nos catégories constitutives du sujet et de ses appartenances sociales, dans le passage d’états de nature à des états sociaux : de l’individu au citoyen, du citoyen au genre, du genre à l’espèce, de l’espèce à l‘ethnie. Chacun de ces passages a nécessité et produit, pour se réaliser, des modes renouvelés de penser les questions et de les mettre en problèmes : de la compassion à la solidarité, de la culpabilité à la responsabilité, du mal au malheur, de la prédestination à l’accident, de la prévoyance à l’état providence, de la nature au droit… ;

- celui du primat récemment accordé à l’expérience subjective de l’expérience victimale. La souffrance est devenue avant tout psychique et c’est sur les bases de ce paradigme nouveau que la victimité s’est reconfigurée autour notamment des notions de traumatisme et de victime, qui viennent à la fois dire un mode valorisé de dommage et sa prise en charge.

L’intolérable comme refus collectif, et l’insupportable comme expérience intime, en forment les deux grandes figures.

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PARTIE A

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