• Aucun résultat trouvé

Le mal social. L’accident

Dans le document tel-00658758, version 1 - 11 Jan 2012 (Page 57-60)

1.2. Citoyenneté. Responsabilité

1.2.3. Le mal social. L’accident

Cette dualité rassurante opposant la faute à l’accident va pourtant se trouver mise en question par une nouvelle catégorie d’événements accidentels, non imputables aux aléas naturels, mais provoqués au contraire par l’activité humaine elle-même et à ce qui en constitue pour l’époque l’un de ses aspects les plus positifs parce que contribuant au bien commun, la technologie.

Car si, avec l’industrialisation, la société du 19ième siècle découvre avec l’euphorie qui convient le progrès technologique et ses merveilles, elle voit se développer de façon beaucoup plus mitigée, son revers, sa face sombre, à savoir les accidents liés à ses inventions les plus novatrices. Non bien sûr, nous l’avons vu, que ceux-ci n’aient jamais existé avant elle. Mais c’est qu’ils prennent à cette époque un sens sensiblement différent de celui qu’ils pouvaient jusqu’alors avoir ; d’abord parce qu’à la différence des événements naturels comme les catastrophes ou les épidémies, ils sont la conséquence de l’œuvre humaine et apparaissent comme une sorte de contrepartie à des progrès

1 Ibidem, p. 87.

tel-00658758, version 1 - 1 1 Jan 2012

dont l’ensemble de la société bénéficie ; ensuite et surtout parce qu’ils semblent de plus en plus, à tous, iniques. La véritable nouveauté est que ces événements soient devenus inacceptables, effets d’un sort injuste parce qu’immérité.

Devoir penser un accident qui ne soit le fait ni de la nature, ni d’une faute, mais de la société elle-même, de la vie en collectivité et au nom de son bien-être, constituait un nouveau et considérable défi puisqu’il heurtait le principe libéral de la responsabilité de chacun de son sort.

Voilà que l’imputation naturelle, individuelle, des avantages et des charges n’apparaissait plus tout à fait juste. On pouvait justifier les inégalités, qu’il y ait des riches et des pauvres, dès lors que les riches auraient individuellement gagné leur richesse et les pauvres, non moins individuellement, mérité leur pauvreté. Mais dans la mesure où il apparaissait que les maux se répartissaient selon les lois sociales relativement indifférentes à la bonne ou mauvaise conduite de chacun, c’est le principe de la justice libérale qui se trouvait en question. 1

Une nouvelle exigence de justice se fait jour dont les fondements restent à poser ; question de justice sociale visant à rétablir ce que la société a engendré malgré elle comme injustices et inégalités, ce d’autant plus que le calcul récemment inventé des probabilités va montrer que les accidents se produisent suivant une régularité statistique implacable et qu’ils échappent ainsi aux comportements individuels.

C’est la technologie de l’assurance, en plein développement, qui va fournir les principes suivant lesquels l’on va s’attacher à corriger ce que les progrès industriels, ou supposés tels, engendraient comme effets indésirables. Dès lors, l’accident sera de plus en plus appréhendé comme un risque iatrogène, évaluable, quantifiable et donc assurable :

Prodigieuse fortune de la notion de risque ! Originellement catégorie de l’assurance, elle allait devenir une catégorie sociale générale. Elle ne sert pas seulement à penser ce qui serait, en soi, des accidents ; c’est plutôt parce que certains événements sont pensés comme des risques qu’ils deviennent des accidents. Le processus d’accidentalisation des événements individuels et sociaux est directement lié à la diffusion de la notion et des pratiques du risque. 2

Tout ou presque d’un point de vue assuranciel peut se transformer en risque pour autant que le type d’événement en jeu puisse faire l’objet d’un calcul quant à la probabilité de sa survenue.

Mais le fait le plus remarquable est que l’assurance, dans ses principes, propose un mode de traitement des accidents radicalement différent de celui offert par la pratique juridique de la responsabilité fondée sur la faute, sans pour autant véritablement la concurrencer :

Dans la logique des jugements de responsabilité, le juge part de la réalité de l’accident, du dommage, pour en inférer l’existence de sa cause, dans une faute de conduite. Il suppose que sans faute il n’y aurait pas eu d’accident. L’assureur fonde ses calculs sur la probabilité objective d’un accident indépendamment de toute volonté : peu importe qu’il relève de la faute de l’un ou de l’autre, qu’on eût pu l’éviter, le fait est que quelle que soit la bonne ou mauvaise volonté des hommes, quoi qu’ils

1 Ibidem, p. 90.

2 Ibidem, p. 20.

tel-00658758, version 1 - 1 1 Jan 2012

aient pu vouloir faire ou ne pas faire, l’accident se produit avec telle ou telle régularité. La raison juridique procède d’une vision morale du monde […] L’attitude de l’assureur est, au contraire, toute de constat : peu importe ce qui serait si…, le fait est qu’il y tant d’accidents de travail ou de la circulation par an, que quel que soit le souhait que l’on puisse formuler, les chiffres se répètent avec une accablante régularité […] Ce qui ne veut pas dire que les accidents soient inévitables, ni qu’ils relèvent d’une quelconque fatalité, mais que leur perception juridique en termes de faute et de responsabilité n’est pas la seule possible et qu’elle n’est peut-être ni la plus pertinente ni la plus efficace. 1

Bien plus qu’une solution d’ordre technique, l’assurance promeut des principes venant concurrencer ceux de la raison juridique et apporte une solution d’ensemble d’ordre finalement politique.

Elle aura son théoricien, Adolphe Quételet (1796-1874), qui y trouvera les fondements d’une sociologie fondée sur des principes de moyenne arithmétique appliquée à l’étude des phénomènes sociaux appréhendés, non pas dans leurs causes, mais dans leurs régularités, et donnant lieu à des notions comme celle de l’homme moyen construit sur des normes statistiques.

Ainsi, la notion juridique de responsabilité, dont le fondement en droit était la faute, se voit profondément infléchie dans le sens d’une « responsabilité sans faute » :

Le mécanisme général de l’assurance lui a fourni un modèle abstrait débarrassé d’ancrages locaux ou corporatistes, fondé sur les calculs actuariels des risques et permettant un traitement financier rationnel de la répartition de leur charge. 2

Autant la raison juridique personnalise l’accident en en recherchant la cause sous la forme d’une faute imputable, autant l’assurance la dilue en la rapportant à un fait de régularité dans une population donnée :

Lorsque le législateur prononce une obligation d’assurance, il avoue le mythe de la volonté juridique.

La conduite de chacun, quand bien même elle aurait toujours été immaculée et irréprochable, révèle en elle-même et pour les autres un risque sans doute infime, mais qui n’en existe pas moins. 3

Et si, pour l’assurance, le risque est collectif, sa couverture l’est également : « l’opération propre de l’assurance est la constitution de mutualités, consciente dans les cas de mutuelles, inconscientes dans celui des compagnies à prime. » (F. Ewald, 1986, p. 176)

Une autre caractéristique de l’assurance est que ce qui est assuré n’est pas le dommage, comme en justice, mais un capital, c’est-à-dire une indemnité nécessairement arbitraire par rapport au préjudice : « l’assurance, la mise en risque du dommage, passe par un dédoublement de ce qui est vécu et de ce qui sera indemnisé. » (F. Ewald, 1986, p. 178) L’indemnité est ainsi forfaitaire, fixée par avance et fonction du capital.

Ainsi l’assurance propose une forme inédite de justice puisqu’elle substitue à l’idée de cause celle de répartition de la charge entre la population des assurés. A la répartition naturelle des biens et des maux auxquels chacun se prémunissait comme il l’entendait, à la division en causes naturelles, aléatoires et causes condamnables des dommages, l’assurance offre une voie nouvelle :

1 Ibidem, p.176.

2 Ibidem, p. 176.

3 Ibidem, p. 177.

tel-00658758, version 1 - 1 1 Jan 2012

L’idée de risque ne désigne pas ce que serait la cause d’un dommage mais la règle selon laquelle on en répartira la charge. L’assurance propose une règle de justice qui n’a plus comme référence la nature mais le groupe, une règle sociale de justice que le groupe est libre de fixer. 1

Dans le document tel-00658758, version 1 - 11 Jan 2012 (Page 57-60)