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L’Etat providence et la socialisation des risques

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1.2. Citoyenneté. Responsabilité

1.2.5. L’Etat providence et la socialisation des risques

La loi de 1898 aurait pu n’être qu’une loi d’exception et le droit nouveau qu’elle promulguait en rester au strict domaine de la législation des accidents du travail. Il n’en fut rien et il suffira de quelques années pour que les principes du droit nouveau s’étendent à deux domaines très différents, -celui des retraites, et celui de la responsabilité de l’Etat-, qui tous deux vont participer à la constitution d’un véritable Droit Social au fondement d’une nouvelle forme de contrat social.

De là le principe d’une véritable sécurité sociale prémunissant tout citoyen, à toute période de sa vie, contre toutes les formes de risques inhérents à la vie commune (les accidents) et, bien au-delà, aux inégalités les plus injustes (maladies, chômage involontaire, invalidité, vieillesse), à charge de la collectivité d’en répartir les conséquences sur l’ensemble des citoyens.

Comment s’opère cette mutation ? Le droit à la retraite avec la loi du 14 juillet 1905 sur l’assistance obligatoire aux vieillards, infirmes et incurables indigents et du 5 avril 1910 sur les retraites ouvrières et paysannes. Même s’il naît dans le prolongement de la législation sur les accidents de travail, il n’en n’est pas la simple extension car il suppose la reconnaissance, non plus d’une perte accidentelle de sa capacité de travail, non plus d’un risque inhérent à une activité particulière, mais celle d’états ou de processus naturels et irréversibles totalement indépendant de la volonté. Il ne s’agit donc plus seulement du principe d’une indemnisation mais de la reconnaissance d’un droit à la subsistance, à la vie, d’un devoir de la société tout entière à l’égard de ses membres.

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La responsabilité de l’Etat va également connaître une révision profonde. Durant tout le 19ième siècle, la notion de risque est inapplicable à l’Etat, au nom de sa souveraineté : il s’impose à tous comme puissance publique sans compensation. L’année 1895, avec l’arrêt Cames et la loi du 8 juin reconnaissant aux victimes d’erreurs judiciaires le droit d’entamer une action en dommages et intérêts contre l’Etat, a commencé de mettre en cause cette puissance et le début du 20ième siècle consacrera cette tendance.

Mais bientôt, on n’aurait plus besoin du recours à la notion d’accident pour penser la responsabilité de l’Etat et l’asseoir sur la notion de risque. Avec les premières lois d’assurance sociale, une notion nouvelle du contrat social se faisait jour. La problématique de la responsabilité se déplaçait sensiblement d’un axe délictuel à un axe contractuel. La question du fait générateur de responsabilité cédait devant la volonté de penser la solidarité des activités et une juste répartition de la charge des dommages qu’elles pourraient occasionner. Conversion évidemment favorable à l’extension de la responsabilité de l’Etat. L’Etat agit en vue du bien commun ; il engagerait sa responsabilité dès lors que ses interventions causeraient un préjudice anormal ou excessif à certains citoyens, dès lors que la charge du service public serait par trop inégalement répartie. Les notions de risque et de répartition des risques devaient servir à penser cette nouvelle pratique de la responsabilité. 1

Plusieurs situations relevant de domaines très différents convergent à cette époque vers ce principe d’une responsabilité sans faute, au sens pénal du terme, à laquelle se substitue celle de risque attaché au social.

C’est cette nouvelle doctrine que le Conseil d’Etat adopte dans l’affaire de l’explosion d’un dépôt militaire d’armes et d’explosifs au fort de la Double-Couronne le 7 mars 1907. L’explosion est responsable de la mort de 14 soldats et 9 civils, de 81 blessés ainsi que de nombreux dégâts matériels notamment des immeubles détruits. Des recours en vue d’indemnisations furent déposés, auxquels le commissaire du gouvernement proposa au Conseil d’Etat de répondre favorablement en raison des fautes commises par l’autorité militaire dans l’organisation du dépôt ; ce sera l’arrêt Regnault-Desroziers confirmé par l’arrêt Couietas le 30 novembre 1923. La nouveauté est que si le Conseil d’Etat répondit favorablement à ces recours, ce ne fut pas en raison d’une quelconque responsabilité de l’armée mais du risque anormal de voisinage engendré par une grande quantité de matériel dangereux, dans de mauvaises conditions, à proximité d’habitations :

Ces opérations effectuées dans des conditions d’organisation sommaires, sous l’empire des nécessités militaires, comportaient des risques excédant de ceux qui résultent normalement du voisinage, et de tels risques étaient de nature, en cas d’accident survenu en dehors de tout fait de guerre, à engager, indépendamment de toute faute, la responsabilité de l’Etat. 2

Le caractère dit accidentel d’un événement laissait encore place à un traitement pénal de ses conséquences en termes de responsabilité pour faute.

La notion de risque, quant à elle, pose l’événement comme la conséquence naturelle toujours possible d’un certain état des choses : l’accident n’est plus accident, c’est-à-dire une anomalie,

1 F. Ewald, ibid., p. 336-37.

2 Conseil d’Etat, 28 mars 1919, cité par F. Ewald, ibid., p. 337.

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puisqu’il devient une possibilité inhérente à la vie collective dont l’Etat a dès lors pour mission de répartir entre ses membres l’ensemble des conséquences qu’il génère inéluctablement.1

Ici le raisonnement attribue au fait de voisinage une nuisance, sorte d’iatrogénie propre à la vie collective. Et ne feront l’objet de sanction et surtout de réparation que les nuisances excédant une certaine limite. En d’autres termes, une norme prend la place d’une infraction :

On ne juge plus des conduites selon le principe du partage du permis et du défendu, selon le principe général que l’on ne doit pas se causer réciproquement de dommages, mais par rapport à une moyenne, à l’évaluation du tolérable et de l’intolérable, du supportable et de l’insupportable. Et la responsabilité, abandonnant l’examen de la conduite dommageable pour l’administration du rapport social, perd sa référence morale pour devenir, résolument, sociale. 2

Ceci n’est pas contradictoire avec le principe de la prévention, bien au contraire : un risque, une fois connu, dont faire l’objet de stratégies prévenant autant que possible sa survenue de par une modification de l’état des choses.

De même, les mutations profondes que le traitement juridico-social des émeutes connaît en ce début de siècle offre un exemple remarquable du passage qui s’opère à cette époque de la morale à la responsabilité, et de la responsabilité pénale au risque social de la responsabilité sans faute de l’Etat.

La loi du 16 avril 1914 sur la responsabilité des communes en cas de troubles et d’émeutes puis celles du 26 décembre 1914 et du 17 avril 1919 sur la réparation des dommages de guerre généralisent ces nouveaux principes régissant la toute nouvelle responsabilité de l’Etat dans des domaines, en particulier celui de guerre, où la tradition excluait de façon radicale que l’on puisse demander réparation à l’Etat de quelconques dommages : car s’il est une situation où l’intérêt individuel s’efface totalement au profit de celui de l’Etat, c’est bien celui de la guerre : sacrifice, abnégation y prennent le pas sur tout autre considération.

Quant à l’émeute, d’infraction à l’ordre social elle devient risque inhérent au social, comme la contrepartie nécessaire d’une liberté dont tout citoyen bénéficie.

La notion de risque a d’abord servi à penser la situation relativement exceptionnelle des accidents du travail. Au terme d’un débat difficile, il était apparu qu’il pouvait être juste de penser la responsabilité en dehors de la notion de faute et qu’il revenait à la société de décider elle-même, indépendamment des apports de causalité naturelle, des relations d’imputation. Imputer se révélait un acte social ; non seulement il n’y avait jamais d’imputations que sociales, mais il revenait à la société de déterminer la règle de justice à laquelle elles devaient obéir. Dans cette prise de conscience d’un divorce nécessaire entre la nature et la société, il y avait le principe d’une extension indéfinie des notions de risque et de répartition des risques. 3

Le principe juridique de la responsabilité sans faute issu de la généralisation du principe des pratiques assurancielles n’a depuis lors cessé de s’étendre à une multiplicité de plus en plus diverse de risques et à leur couverture systématique par la réparation des dommages que leur survenue peut engendrer, dans un principe de solidarité élargi. Tout ou presque d’un point de vue assuranciel

1 On trouve dans cette conception de la vie collective l’exact équivalent de la théodicée leibnizienne : elle est un bien mais est par nature imparfaite et donc implique des nuisances.

2 F. Ewald, op.cit. p. 338.

3 Ibidem, p. 342.

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peut se transformer en risque, pour autant que le type d’événement en jeu puisse faire l’objet d’un calcul quant à la probabilité de sa survenue

L’expression de « socialisation du risque » regroupe ainsi un ensemble protéiforme de pratiques à visée réparatrice face à des événements dont il est estimé par la société qu’il serait injuste d’en laisser supporter le poids des conséquences par ceux en ayant été victimes, dans la mesure où il n’était pas possible de se prémunir contre eux. L’expression reste cependant ambiguë car ce n’est pas le risque qui est socialisé mais ses conséquences ; quant au terme de risque il semble trop restrictif puisqu’il suppose des dangers déjà recensés comme tels, ce qui n’est pas toujours le cas puisque cette couverture s’étend de plus en plus fréquemment à des situations n’ayant pas encore été appréhendées comme des risques et n’ayant donc pas fait l’objet d’une couverture quelle qu’elle soit.

On peut considérer qu’il y a « socialisation du risque » lorsque l’indemnisation des conséquences dommageables d’un risque est sans lien avec la responsabilité, ou lorsque le financement de cette indemnisation est, soit a priori soit a posteriori, déconnecté de cotisations ou de prélèvements individuels, ou encore lorsque la puissance publique est impliquée dans cette indemnisation, même en l’absence de responsabilité directe dans un dommage. La socialisation des risques est l’œuvre commune du législateur, le cas échéant inspiré ou relayé par les partenaires sociaux, du juge et des assurances ou mutuelles. 1

Elle n’implique cependant pas la disparition des notions de faute et de responsabilité, qui peuvent être ultérieurement recherchées et donner lieu à traitement juridique.

En même temps que le principe de la responsabilité sans faute s’étend, la notion de risque évolue sensiblement : elle infiltre des domaines nouveaux, sa perception se modifie, l’indemnisation des victimes devient un objectif sinon premier, du moins essentiel. Parallèlement, la notion de préjudice acquiert une acception de plus en plus large et diversifiée et se fait non seulement matérielle, physique, mais aussi morale, esthétique, psychologique…

1.2.6. Prévenir

Nous l’avons vu, tout ou presque d’un point de vue assuranciel peut se transformer en risque, pour autant que le type d’événement en jeu puisse faire l’objet d’un calcul quant à la probabilité de sa survenue.

Mais si d’un côté cette extension semble pouvoir être infinie, de l’autre il n’y a au sens strict d’accident que dans la mesure où l’événement est indésirable dans sa nature. Contracter une assurance quant au risque de sa possible survenue n’est au fond qu’un pis aller, et il serait bien préférable qu’il n’advienne pas.

Ainsi, tout système fondé sur l’assurance suppose parallèlement une politique à visée anticipatrice et préventive. La question des accidents de travail en fournit un exemple remarquable : leur prise en compte suppose à la fois leur couverture solidaire et une recherche de sécurisation des conditions de

1 Conseil d’Etat (2005). Rapport public « Responsabilité et socialisation du risque ». Etudes et documents n° 56.

La Documentation Française, Paris.

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travail sans lesquelles le système assuranciel deviendrait rapidement ingérable parce que d’un coût toujours plus élevé, et l’accident une norme, sinon une fatalité, alors que par définition même il est indésirable.

Ainsi, la politique de prévention des risques est intimement liée à la socialisation des risques et représente son complément indispensable.

C’est de ce souci nouveau que sont nées au 19ième siècle tout un ensemble de politiques sécuritaires, au sens le plus large du terme, puisqu’elles touchaient aussi bien à la santé qu’à la paix sociale et à la prévoyance.

L’hygiénisme en est la forme la plus connue mais il est indissociable, parce que participant du même mouvement, de la création des cités ouvrières (véritable politique de sédentarisation des ouvriers autour de l’usine ou de la mine), des politiques en faveur de la famille, de l’épargne, de la cotisation retraite… Les politiques criminelles y trouvent également leur origine. Ainsi le médecin Villermé présentait dès 1830 dans les Annales de l’hygiène publique un premier projet de cité ouvrière fondé sur l’idée de logements sociaux « …réunissant les volontés de prévention (lutter contre la diffusion épidémique), de sécurité (éteindre le foyers de subversion) et de prévoyance (développer chez l’ouvrier le sens de la propriété et de l’épargne en lui permettant l’achat de son logement) ».1

La politique des risques contient en creux sa propre utopie, celle d’une cité ou d’une société idéales, où la vie collective se déroulerait sans heurts et sans plus aucun accident.2

D’où le mythe du risque zéro, sorte de visée asymptotique indissociable de la socialisation des risques ; d’où notre moderne principe de précaution, stratégie préventive prise sur la possibilité non encore advenue d’un accident, quelque soit sa nature.

Conclusion

Ce paradigme de « l’assurance tous risques » a profondément modifié notre rapport aux événements funestes qui, de sanction divine de nos écarts moraux, sont devenus des aléas naturels vis-à-vis desquels il convient individuellement de faire montre de prévoyance, pour accéder enfin au statut socio-juridiques d’accidents. C’est d’abord par les accidents collectifs, puis par ceux du travail, tous rançons du progrès technologique, que cette dernière conception a émergé autour du concept juridique nouveau de la responsabilité sans faute, puis s’est développée au point de devenir un mode généralisé de gestion de toutes formes de désordres et de leurs conséquences. Une première figure de la victime, au sens contemporain du terme, en est née, l’accidenté.

Avant que les accidents du travail ne soient indemnisés par des assurances sociales, les salariés devaient se porter en justice contre leurs patrons… L’ouvrier devait faire reconnaître aux yeux de tous que son patron avait « tort ».

Avec l’assurance accident, ce combat change de nature : il va s’agir pour l’ouvrier d’obtenir un maximum d’argent de son incapacité. A la personne du juge succède celle de l’expert : celui qui vous

1 (1989) 200 ans de prévoyance, p. 66.

2 Charles Fourier et ses phalanstères, Fustel de Conlanges et sa Cité antique…

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donnera votre identité assurantielle, qui vous désignera la case du barème où, selon les critères retenus, « objectivement » vous avez votre place. 1

D’où, nous le verrons en détail plus loin, la naissance d’une victimologie expertale dont il nous faudra retrouver la trace et les développements, rencontre difficile entre la médecine et le droit, chargée d’emblée de toutes les suspicions2, dont allait bientôt naître la notion de sinistrose.

1.3. Les violences sexuelles et la question du genre.

PLAN :

1.3.1. Les attentats aux mœurs 1.3.2. Du viol

1.3.3. Entre idéologie et rationalité ; la naissance de la médecine légale 1.3.4. Du sexe au genre

Il n’était guère concevable de ne pas traiter, dans cette histoire de la constitution de la victimité, du domaine des violences sexuelles tant celles-ci ont été, et restent, l’enjeu de positionnements théoriques, éthiques et cliniques pour le moins contrastés dans le champ de la psychologie et de la psychopathologie. L’on pensera tout particulièrement au rôle des agressions sexuelles infantiles dans l’étiologie des névroses, question toujours débattue. Il n’était donc pas sans intérêt de tenter d’éclairer d’un regard historique et anthropologique ces controverses, ne serait-ce que pour dessiner la toile sur le fond de laquelle elles sont nées, se sont jouées, et continuent aujourd’hui de le faire.

Le champ pénal représente un autre espace de formation de la victimité, suivant des modalités sensiblement différentes de celles que nous avons jusqu’à présent examinées. Car ici ce n’est pas un devoir de solidarité avec l’idée nouvelle de responsabilité sans faute qui se trouve en jeu, mais la reconnaissance et la réparation de préjudices occasionnés par des actes fautifs et juridiquement condamnables. Or la sanction des délits a longtemps pris le pas sur toute autre considération, dans un processus judiciaire où la victime ne se voyait comme telle accorder que très peu, sinon aucune place, hormis celle de plaignant et, quand elle était entendue, de témoin ; si bien qu’un lent et long cheminement sera nécessaire à l’émergence d’un souci collectif pour la victime d’agression et la prise en compte des retombées multiples, dont celles psychiques, dont elle peut durablement souffrir.

1 F. Ewald, ibid. p. 178-79.

2 Revue des accidents du travail. Exagération et simulation des accidents du travail, Annales d’Hygiène publique et de médecine légale, 1905, p. 196-99.

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Nous allons voir que l’histoire de la constitution du viol, dans son acception contemporaine, est indissociablement liée à celle des statuts socio-juridiques de la femme et de l’enfant et de l’homme, comme père et mari.

C’est donc toute une question anthropologique qui se profile et se travaille à travers cette histoire, celle du découpage de toute collectivité humaine en sous-groupes différenciés ; question des classes sociales, terme que nous reprenons bien sûr à K. Marx mais en en élargissant le sens et le principe à toutes les catégories sociales le composant, renvoyant à des luttes qui ne sont pas qu’économiques.

Et c’est tout particulièrement aux critères définitoires des genres et des générations (du moins l’une d’entre elles) et à leur évolution, que nous conduira ce bref historique consacré aux agressions sexuelles.

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