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Du sexe au genre

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1.2. Citoyenneté. Responsabilité

1.3.4. Du sexe au genre

Il faudra encore de nombreuses décennies et les grands bouleversements des mœurs des années 1970 pour que les principes émergés au 19ième siècle deviennent effectivement opérants.

A l’origine de cette transformation profonde de la société, se trouve le mouvement féministe, qui va trouver dans les violences sexuelles, leur reconnaissance juridique et leur appréhension en termes d’enjeux de pouvoir entre sexes, un levier fort.

Ce sera désormais moins le procès du violeur que celui du viol qu’il s’agira d’instruire en tant que ce dernier participe, s’inscrit et prend sens d’un rapport de domination homme/femme qu’aucune raison naturelle ne justifie. Le problème est un problème de société et relève d’une répartition

1 T. Haustgen et M-L Bourgeois (2007) : L’évolution du concept de mythomanie dans l’histoire de la psychiatrie, AMP, 165, p. 334-44.

2 P. Le Maléfan (2006) : Dupré, père de l’enfant menteur appelé aussi mythomane ou un trouble des conduites au temps de la doctrine des constitutions, L’évolution psychiatrique, 71, p. 447-471.

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inégalitaire des places et des pouvoirs entre les sexes. L’appartenance à l’un ou l’autre et la « fatalité physiologique » que cela implique, les fonctions sociales auxquelles elle est sensée prédisposer, ne sont que des rationalisations naturalistes d’une idéologie fallacieuse au service d’un ordre politique visant à maintenir, en l’état, un ensemble de privilèges attachés à la masculinité. Il faudra désormais parler de genres pour bien marquer la nature politique des « sexes », contre leur naturalisation.

La dénonciation des violences conjugales et de l’inceste prennent le même sens, parce que le couple et la famille sont les espaces par excellence d’apprentissage et de maintien de cette captation du pouvoir par un seul genre : là où le rapport de force peut se jouer au plus intime de la relation et où surtout, peut-être, se transmettent de génération en génération avec le plus de force les stéréotypes sociaux. En outre, la domination est aussi sexuelle, elle s’enseigne et se reproduit très précocement, et l’émancipation des femmes passera aussi par la conquête de leur sexualité propre.

Le procès d’Aix en Provence en 1978 représente en France un révélateur et un catalyseur de cette mutation profonde dans la conception des genres :

- pour la première fois il y est fait référence avec insistance à la souffrance psychique des victimes, aux atteintes graves et durables que le viol peut entraîner. Le viol s’y redéfinit partiellement d’être non seulement une violence de nature sexuelle, mais aussi une atteinte majeure à la personne, à la libre disposition de son corps comme propriété inaliénable. Nous reviendrons plus loin sur ces premières références faites aux conséquences psychiques sur les victimes ;

- le rôle actif qu’y prennent les victimes dans la légitimité de leur plainte, victimes non seulement de viol, mais aussi d’une société inégalitaire entre sexes qui a rendu possible la commission de celui-ci.

Comme pour la question de l’avortement et de sa légalisation, le procès est devenu pour partie un procès politique ;

- au plan plus strictement juridique, sera au cœur des débats la question cruciale de la définition des faits et, partant, des critères de consentement, ou plutôt de non consentement, et où ce qui sera finalement considéré comme signant le viol est, outre la pénétration, « la transgression du refus ».

Cela débouchera rapidement sur la loi de décembre 1980 redéfinissant le viol comme « tout acte de pénétration sexuelle, de quelque nature qu’il soit, commis sur la personne d’autrui, par violence, contrainte ou surprise ». Plusieurs textes de loi ultérieurs confirmeront cette tendance devenue forte.

Ce combat idéologique va également se jouer sur un autre terrain, celui des théories du psychisme, et s’en prendre en particulier à la psychanalyse freudienne ; car le féminisme, posant le problème dans un autre espace que celui de la psychologie, celui de la morale sociale et du droit, ne pouvait que voir dans le modèle freudien du trauma une sorte d’ennemi idéologique à combattre puisqu’il rabattait, selon les analyses féministes, la totalité du problème sur une question d’économie psychique, hors tout enjeu de réalité, au point que l’existence ou non de violences à l’origine des troubles était devenu une question n’ayant plus guère de sens.

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Partant, il pouvait dénoncer en la psychanalyse une alliée objective de positions sociales dont il s’attachait à dénoncer le caractère profondément inégalitaire ; et de voir dans ses thèses relatives au caractère fantasmatique des récits de traumas sexuels une idéologie consistant à exclusivement

« psychologiser » un problème avant tout politique, c’est-à-dire à imputer au sujet, même fut-ce de façon inconsciente, les troubles dont il souffrait.

La dissimulation par les psychiatres et les psychanalystes de la vérité sur les abus sexuels devint le leitmotiv des protecteurs de l’enfance maltraitée, établissant une continuité dans la conspiration du silence des premiers psychiatres, d’Esquirol à Freud.1

De même, le féminisme a pu voir dans le privilège accordé au « phallus » dans la maturation une forme d’autant plus insidieuse que subtile de valorisation des critères de masculinité aux dépends de ceux de la féminité.

Que cette critique a posteriori ait pu être injuste à l’égard de Freud n’enlevait rien à sa pertinence au sens où, une fois la question du trauma dégagée de ses enjeux politiques, toute doctrine continuant d’assimiler à une névrose les troubles consécutifs à une agression sexuelle ou à un inceste se faisait le soutien objectif de positions conservatrices dans un débat devenu de société.

Ou bien il revenait aux courants de la psychologie incriminés d’œuvrer à l’élaboration d’un corpus clinique et notionnel permettant de clairement distinguer troubles névrotiques et troubles consécutifs à des violences effectives ; ou bien de se déclarer incompétents en une matière ne relevant pas de son domaine.

En outre, les enjeux de toute prise en charge psychologique de ce qu’il fallait dès lors désigner comme des victimes au sens juridique du terme, s’en trouvaient également déplacés puisqu’une telle prise en charge devenait une sorte de prolongement naturel de l’action judiciaire dans un processus général de restauration ; à l’opposé de l’idée de psychothérapie véhiculant peu ou prou la représentation d’un sujet (au moins en partie) responsable de ses troubles. Son objet même, ses constructions et ses méthodes, ne pouvaient que se déplacer, sinon encore une fois à risquer d’assimiler implicitement séquelles traumatiques et psychonévrose.

De même quand J.-M. Masson, dans Le réel escamoté, ouvrage pour le moins polémique, fait le reproche à Freud et à ses « exécuteurs testamentaires » et historiens officiels comme Jones d’avoir littéralement caviardé une part non négligeable des lettres de Freud à Fliess, il ne s’insurge pas seulement contre le fait qu’ait été soustrait à la communauté scientifique un matériel historiquement important, mais aussi qu’ait été gommé tout ce qui dans cette correspondance semblait avoir trait aux hésitations de Freud quant à la réalité des abus sexuels sur enfants : de défendre, au prix d’un détournement, la thèse du caractère fantasmatique de ces allégations, contre un certain nombre d’évidences, pour la défense d’un certain ordre social fondé sur la toute puissance paternelle. La thèse de Masson quant aux raisons d’un tel caviardage serait qu’il aurait visé à cacher ce qui ne serait qu’un recul de Freud face aux résistances que sa neurotica suscitait ; recul parce que Freud ne pouvait pas ignorer la réalité des abus sexuels relatés par ses patients, ne serait-ce que

1 D. Fassin, R. Rechtman, op. cit., p. 127.

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parce que lors de son séjour à Paris chez Charcot, il avait assisté aux leçons de médecine légale que dispensait P. Brouardel à la morgue et dont l’un des thèmes était celui des violences sexuelles à enfants.

Que la thèse soutenue par Masson soit contestable sur de nombreux points n’est pas ici la question1, et c’est plutôt celle de ce qui au fond fait pour Masson scandale qui nous intéresse. Certainement la persistance de positions psychothérapiques se revendiquant de Freud et se refusant à admettre la réalité de tels abus ; mais moins au titre de théories que des positions politiques dont elles se font le soutien, involontaire sans doute, mais le soutien malgré tout. C’est peut-on penser le primat non discuté apporté au sujet psychique par rapport au sujet de droit qui interroge et qui heurte. Ce n’est pas fantasme contre réalité mais psychologie contre droit car, pour le regard moderne, continuer de ne pas se préoccuper, avant toute autre considération, du caractère fantasmatique ou de réalité d’abus sexuels à enfants, revient à continuer de privilégier un regard et une approche strictement psychologiques, aux dépends de ce qui en font un délit ou un crime.

La préoccupation thérapeutique à destination des victimes viendra peu après, mais elle n’est pas première. Le discours et les pratiques « féministes » se veulent avant tout dénoncer l’aliénation politique d’un genre par un autre ; et si souffrance il y a, elle trouve d’abord son exutoire sur le terrain de la lutte pour la conquête d’une égalité des droits, et non dans l’espace intime de la consultation.

Cependant très vite des centres se mettront en place afin de prendre aussi en charge les retombées psychiques des violences sexuelles. Une clinique nouvelle s’en inventera, comme celle des violences conjugales et de leurs cycles.

1.4. L’humanité. L’humanitaire. L’ethnos

1.4.1. L’irreprésentable

1.4.2. La naissance de l’Humanité 1.4.3. L’impératif de témoignage 1.4.4. L’humanitaire

1.4.5. L’ethnos

1.4.1. L’irreprésentable

Aurions-nous oublié la question du Mal que le 20ième siècle se serait chargé de façon particulièrement violente de nous la rappeler :

1 Voir notamment l’article de F Gantheret (1988) : Habemus Papam !, Nouvelle Revue de psychanalyse, n° 38, p.47-72.

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La Shoah et la menace nucléaire, ces deux monstruosités que nous a léguées le 20ième siècle, ont en commun d’avoir précipité le mal moral dans le monde de la nature, réalisant une sorte de double satanique de la théodicée. Avant Lisbonne, même les tremblements de terre dépendaient du mal moral, puisqu’ils représentaient le châtiment d’une transgression éthique. Dans l’ère ouverte par Auschwitz et Hiroshima, la mise à mort programmée de dizaines de millions d’innocents passe désormais pour un fait de nature. Comment pourrait-il d’ailleurs en être autrement ? Rien dans ce que nous appelons la morale ou l’éthique n’est assez fort pour supporter le poids de l’énormité du mal qui s’est manifesté au siècle que nous venons de quitter. 1

La mise au même plan de ces deux catastrophes morales a pu être vivement contesté au titre de qu’elles étaient sous-tendues par deux projets radicalement différents : la fin de la guerre contre le Japon justifiant l’usage de la bombe atomique comme « un mal nécessaire », et l’extermination systématique et méthodiquement organisée de peuples entiers, en particulier le peuple juif.

Ce qui pourtant justifie ici leur assimilation est que chacune à sa façon nous a précipités dans l’imminence de notre fin comme espèce, dans un processus de destruction entièrement déterminé par nous-mêmes. La catastrophe finale est déjà là et nous en serons les probables responsables. Or chacune prend sens pour le 20ième siècle d’en avoir réalisé dans leurs principes deux des modalités possibles :

- la fin physique de l’espèce, la disparition désormais à tout moment possible de toute vie sur terre, voire de la terre elle-même ;

- l’abolition de toute limite morale, jusqu’au droit de nier, pour ce qui concerne les camps d’extermination, l’appartenance d’un peuple à l’espèce humaine et d’organiser sa disparition.

Evoquant Günther Anders, le premier penseur sans doute à avoir ainsi rapproché Hiroshima d’Auschwitz, Dupuy affirme :

Il n’a pu faire cela que parce qu’il a compris comme Hannah Arendt et sans doute avant elle, que, passés certains seuils, le mal moral devient trop grand pour les hommes qui pourtant en sont responsables et qu’aucune éthique, aucune rationalité, aucune norme que les hommes puissent se donner n’a la moindre pertinence pour évaluer ce qui s’est passé. 2

Comment dire l’indicible, sinon en faisant de ces catastrophes préméditées la mesure même du mal ? Car tout essai d’explication qui les rapporterait, et donc les réduirait, à des catégories de l’entendement, en abolirait leur caractère de mal absolu. Toute échelle de mesure en relativiserait de facto l’horreur.

L’on sait les controverses qu’ont suscitées les positions d’H. Arendt quant aux motifs d’un Eichmann à avoir participé sans états d’âme à l’œuvre d’extermination nazie. Là où la vision morale traditionnelle du mal supposait, soit son irresponsabilité, soit sa monstruosité, elle met à jour une effarante et paradoxale banalité, une forme de conformisme sans imagination, peu soucieux d’autrui plus par défaut d’empathie que par véritable hostilité. L’on conçoit ce qu’a pu avoir d’insupportable cette disproportion radicale, monstrueuse en elle-même, entre l’énormité morale des actions commises et le caractère dérisoire de leurs motifs, tels qu’Arendt les avait analysés.

1 J.-P. Dupuy (2005), op.cit., p. 70.

2 Ibid., p. 80.

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Aujourd’hui encore, ces questions suscitent des positions fortes, comme en témoigne la polémique récente qu’a provoquée une exposition publique conçue autour des 4 photographies prises clandestinement d’Auschwitz par des déportés appartenant sans doute aux Sonderkommandos, ces équipes de déportés chargés de « travailler » aux fours crématoires (G. Didi-Huberman, 2003). Les débats sont ainsi loin d’être clos quant à la légitimité de toute tentative de représentation de ce que furent les camps et de l’éventuelle forme que l’on peut lui donner.

Il fallait bien pourtant tenter de trouver de nouvelles formules à même d’appréhender, malgré tout, quelque chose de ce qui semblait ne pouvoir ressortir à aucune catégorie de l’entendement et de la morale.

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