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La souffrance psychique comme nouveau paradigme

Dans le document tel-00658758, version 1 - 11 Jan 2012 (Page 91-94)

1.2. Citoyenneté. Responsabilité

1.5.1. La souffrance psychique comme nouveau paradigme

1.5.2. Le droit des victimes et la victimologie

1.5.3. Le traumatisme dans tous ses états

1.5.4. Les figures toujours renouvelées de la victimisation

Auschwitz et Hiroshima ont incontestablement participé à l’effondrement de la conception strictement morale du mal. Partant, la sanction des coupables ne pouvait plus se justifier uniquement de la seule monstruosité de leurs actes, mais aussi et peut être surtout du poids de leur responsabilité au regard des autres hommes, et d’abord de ceux qui en furent les victimes directes. Si le procès de Nuremberg, en 1945 n’a laissé presque aucune place aux survivants et privilégié la production de documents écrits, celui d’Eichmann, en 1960, marque un virage dans la place qu’y tiennent les victimes dans le processus pénal, laissant une large part à leur témoignage, non seulement aux fins d’établissement des crimes, mais aussi dans l’expression du caractère hors tout entendement du sort qui leur avait été fait.

Cette place nouvelle participe et témoigne tout à la fois de ce qu’à la souffrance morale, émanation de la centralité de la question de la faute, était en passe de se substituer une toute autre souffrance, la souffrance psychique.

Le traumatisme, devenu désormais psychologique, va y trouver une importance débordant de toutes parts le seul domaine de la psychopathologie et des pratiques expertales et de soin, pour devenir une catégorie générale de l’expérience commune.

1.5.1. La souffrance psychique comme nouveau paradigme

S’il faut en croire Marcel Gauchet (1992), il faut remonter au début du 19ième siècle pour trouver les premiers éléments de développement d’un processus général de transformation radicale

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de la « figure du sujet humain », dont notre individualité moderne est l’aboutissement. Son émergence est contemporaine de l’affirmation du principe de la liberté individuelle comme nouveau fondement de la citoyenneté et de l’affranchissement qu’elle exige du poids des contraintes collectives qui caractérisaient l’ordre ancien. Paradoxalement, alors même qu’elle semblait pouvoir dégager l’homme de ses anciennes oppressions, elle engendre une autre forme d’aliénation :

Cette image de la souveraineté du dedans correspond historiquement à une phase de compromis : pour s’insérer dans le travail de contestation de l’ordre imposé du dessus, elle n’en suppose pas moins secrètement l’appui de cette obligation d’appartenance que par ailleurs elle contribue à ébranler. De sorte que l’advenue des individus émancipés se traduit en profondeur par la ruine des fondements de la possession de soi. L’homme délié de l’assujettissement au collectif est l’homme qui va devoir se découvrir intérieurement asservi. 1

Ainsi la folie, qui apparaissait jusqu’alors comme une forme radicale, extrême, de l’altérité, réintègre-t-elle l’homme comme une possibilité inhérente à sa nature même. D’où la « découverte de l’inconscient » (avec de multiples variantes terminologiques) que l’on trouve au cœur de cette nouvelle modalité de penser l’homme, inconscient venant dire une intériorité fondamentalement divisée, qui ne peut que s’échapper à elle-même. La liberté individuelle fondée sur la conscience et la volonté, à peine affirmée au fondement de la société nouvelle, se découvre un adversaire d’autant plus redoutable qu’il restera par définition à jamais inconnu. Bien avant la psychanalyse, ce paradigme s’est formé à partir des connaissances scientifiques nouvelles relatives aux origines de l’homme, à son organisation somatique et aux lois réglant son activité (M. Gauchet, 1992). La psychopathologie naissante y a également contribué à partir de l’étude des névroses, sur les bases d’abord de l’étude des phénomènes hypnotiques et somnambuliques (H. F. Ellenberger, 1994).

Les sciences humaines pouvaient dès lors prendre la place laissée grandement vacante par les sciences morales. De là tenons-nous en grande partie notre fascination collective pour la

« réalité » psychique :

Au lieu d’une âme inséparable de la notion de péché, une nouvelle catégorie désigne le dedans de la personne : l’esprit, la psyché, le mental, bref, l’intériorité cachée, dissimulée, mais manifestant son existence par des signes multiples, Sacrée comme l’âme, c’est un tabou pour les modernes qui ne peuvent la manipuler sans risque. L’intériorité est une fiction qu’ils ont fabriquée pour dire ce qui se passe à l’intérieur de nous. Mais cette fiction est aussi une vérité : nous y croyons comme d’autres croient en la métempsychose ou au pouvoir magique des ancêtres.2

S’ouvrait ainsi l’histoire du sujet et de la subjectivité, dont l’exploration détaillée déborderait très largement notre propos.

Venons-en immédiatement à ce qui apparaît comme l’une des conséquences récentes de ce primat accordé au sujet, et qu’Ehrenberg a dénommé « la fatigue d’être soi ». Il s’interroge :

1 M. Gauchet (1992) : L’inconscient cérébral, p. 13-14.

2 A. Ehrenberg (1998) : La fatigue d’être soi. Dépression et société, Odile Jacob, Paris, p. 17-18.

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Pourquoi et comment la dépression s’est-elle imposée comme notre principal malheur intime ? Dans quelle meure est-elle révélatrice des mutations de l’individualité à la fin du 20ième siècle ? 1.

Sa réponse est qu’elle une maladie de la responsabilité :

La dépression amorce sa réussite au moment où le modèle disciplinaire de gestion des conduites, les règles d’autorité et de conformité aux interdits qui assignent aux classes sociales comme aux deux sexes un destin ont cédé devant des normes qui incitent chacun à l’initiative individuelle en l’enjoignant à devenir lui-même. Conséquence de cette nouvelle normativité, la responsabilité entière de nos vies se loge non seulement en chacun de nous, mais également dans l’entre-nous collectif. 2

P. Bruckner ne dit pas à sa manière autre chose lorsqu’il relève :

Comment ne pas voir en effet que la victoire de l’individu sur la société est une victoire ambiguë et que les libertés accordées au premier –libertés d’opinion, de conscience, de choix, d’action- sont un cadeau empoisonné et la contrepartie d’un terrible commandement : c’est à chacun désormais qu’est dévolue la tâche de se construire et de trouver un sens à son existence… 3

Ce n’est alors plus, selon A. Ehrenberg, « l’autorisé et l’interdit » qui dictent nos conduites, mais

« le possible et l’impossible » dans une normativité non « plus fondée sur la culpabilité et l’interdit, mais sur la responsabilité et l’initiative ». (p.16) C’est ce pourquoi de la notion de souffrance psychique s’est progressivement substituée celle de souffrance morale car elle correspond au primat accordé à l’intériorité comme lieu topique de son origine.

Mais il fallait aussi, pour qu’elle prenne la signification qu’on lui accorde aujourd’hui, qu’elle ne tienne aussi à la réintégration dans la subjectivité des facteurs externes, ou, autrement dit, des effets sur le sujet de la « précarité du monde », c’est-à-dire de tout ce qui fait obstacle à cette réalisation obligée de soi :

Parler de souffrance psychique revient alors à inscrire dans le langage l’incorporation subjective des inégalités sociales objectives. Ce qui permet à D. Fassin une exégèse éclairante : « lorsque le psychiatre, le psychologue, l’éducateur ou l’assistant social, désignent comme souffrance psychique les symptômes ou les sentiments qu’exprime une personne, ils produisent un effet social qui implique l’individu concerné mais aussi au-delà de lui la condition qui est la sienne. La tristesse, l’acte agressif ou la consommation de drogues, se trouvent interprétés dans un langage qui lie le social et le psychique. » Comment se fait-il qu’une souffrance en rapport avec la condition sociale soit qualifiée de

« psychique » alors qu’elle correspond assez exactement à « la souffrance d’origine sociale » décrite par Freud dans malaise dans la civilisation ?... Tout se passe comme si, à notre époque, cette souffrance d’origine sociale, ordinairement déniée, réapparaissait maintenant en force sur le mode de l’affect douloureux.4

Tout se passe effectivement comme si s’opérait une réincorporation de la dimension sociale que le primat quasi exclusif accordé dans un premier temps par la psychologie au sujet et à la subjectivité, avait occulté comme dimension constitutive de l’être. Nous sommes désormais également en souffrance de ne pouvoir advenir à la réalisation de nous-mêmes pour autrui.

1 Ibid., p. 9.

2 Ibid., p. 10-11.

3 P Bruckner (1995) : La tentation de l’innocence, Grasset, Paris, p. 33.

4 J. Furtos (2001) : Précarité du monde et souffrance psychique, Rhizome, N° 5, p. 3.

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