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Les attentats aux mœurs

Dans le document tel-00658758, version 1 - 11 Jan 2012 (Page 70-74)

1.2. Citoyenneté. Responsabilité

1.3.1. Les attentats aux mœurs

L’on a aujourd’hui peine à imaginer, tant pour une très grande majorité d’entre nous le fait parait d’évidence que des contacts à caractère sexuel non consentis et, à plus forte raison des rapports sexuels forcés, puissent ne pas être considérés comme des agressions sexuelles ou des viols, et justifier une condamnation pénale de leur auteur.

Cette représentation n’a pourtant pas, loin de là, toujours été la norme, et c’est tout particulièrement aux travaux historiques de G. Vigarello (1998) que l’on doit d’avoir découvert qu’elle était la résultante très récente d’un ensemble de transformations qui, tout au long des 18ième, 19ième et 20ième siècles, se sont opérées de nos représentations quant à :

- ce qui fait délit ou crime ;

- la place de chacun d’entre eux sur l’échelle de gravité des contrevenances aux lois ;

- les critères de recevabilité d’une plainte pour faits de violence sexuelle, de validité d’un témoignage, de la nature et du statut de ce qui peut faire preuve, etc. ;

- mais aussi de la définition des statuts socio-juridiques de l’homme, de la femme et de l’enfant.

Commentant son travail d’historien, il écrit :

L’enquête révèle très vite, loin de seules comparaisons quantitatives, combien ce sont les limites et le sens du crime, la manière de le définir et de le juger qui sont soumis à l’histoire. La violence sexuelle n’a pas le même contenu juridique à quelques décennies de distance. La sensibilité à la violence n’a pas les critères ni les mêmes degrés, longtemps focalisée sur le statut des acteurs, leur prestige, leur vulnérabilité, admettant longtemps et implicitement une brutalité quasi ouverte envers les dominés. 1

Il a ainsi fallu en la matière plus d’un siècle et demi pour que certains des nouveaux principes édictés par la Révolution française avec le code de 1810 trouvent leur expression concrète et commencent de se voir juridiquement mis en application.

Nous ne retiendrons de cette « histoire du viol » que les principales mutations ayant conduit à sa conception socio-juridique telle que nous la connaissons aujourd’hui.

1 G. Vigarello (1998) : Histoire du viol, p. 8.

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Pour pleinement appréhender ce que le code de 1810 entend réformer et affirmer comme principes nouveaux, il faut ne serait-ce que brièvement faire retour sur l’ordre juridique qui l’a précédé.

Georges Vigarello synthétise ainsi les principes présidant à l’approche judiciaire du viol sous l’Ancien Régime :

Insensibilité relative à la violence, honte de la plaignante, soupçon sur son consentement, indifférenciation régulière du violeur et de la femme dans une identique faute morale, les obstacles à la plainte sont massifs et les raisons pour euphémiser l’acte le sont aussi. 1

Dans cet univers où des conflits surgissent et se règlent sur le champ (au sens propre comme au sens figuré) à coups d’épées, la violence physique semble aussi banale que quotidienne : un mode de règlement des désaccords comme un autre. Quant au viol, il se différencie fort peu des autres violences, sinon dans le code où il est durement réprimé. Mais dans la pratique judiciaire quotidienne, il en va tout autrement :

La violence sexuelle s’inscrit dans un système où la violence règne pour ainsi dire naturellement à propos de rien (à nos yeux), des enfants sont excédés de coups par des adultes ; des femmes par des hommes, ou par d’autres femmes ; des domestiques par leurs maîtres. Parfois l’agresseur casse son bâton, ou son épée sur le dos des victimes, et parfois il la tue. Il paraîtrait bien artificiel, dans de telles conditions, d’isoler le délit sexuel des autres formes d’agressivité constamment présentes, ou latentes dans la vie quotidienne de la société traditionnelle. 2

Et quand un viol fait, chose exceptionnelle, l’objet d’une procédure judiciaire, sa gravité dépend de différents éléments :

- ainsi l’âge, mais plutôt faudrait-il dire la chasteté, de la victime entre-t-il en ligne de compte, le

« ravissement de virginité » étant au principe de gravité du viol en raison des conséquences qu’il a sur le devenir social de la jeune fille. Car la virginité perdue est synonyme pour la victime d’indignité, de honte et de rejet social. A l’inverse, la suspicion de comportements immoraux chez un enfant invalidera par avance toute allégation d’agression de sa part.

- la « qualité » des victimes joue son rôle dans la gravité des sanctions et, plus leur rang social est bas, moins le crime est grave ; inversement, plus celui de l’auteur est élevé dans l’échelle sociale, moins lourde sera la peine, si tant est qu’il soit jugé.

Dans la hiérarchie des crimes, le viol vient d’ailleurs bien loin après les vols de grand chemin dont la gravité tient d’ailleurs moins à la menace qu’ils font peser sur les biens et les personnes qu’au vécu d’insécurité qu’errants et vagabonds suscitent dans les esprits ; et globalement, les atteintes aux biens peuvent être plus lourdement punies que les atteintes aux personnes.

Quant à la conception par l’époque du viol lui-même, elle n’a que de très lointains rapports avec la nôtre : il est luxure avant d’être violence, c’est-à-dire péché, atteinte à la morale en non à la personne. Celle-ci en portera d’ailleurs le poids social souvent bien plus que l’auteur lui-même et s’en trouvera moralement souillée, en plus d’être socialement rejetée.

1 Ibid., p.69.

2 Ibid., p.17.

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Un autre élément, nous indique Vigarello, tient une fonction centrale dans cette conception du viol : la volonté de la victime et la façon dont celle-ci est appréciée par la justice, question intimement intriquée à celle du statut social des protagonistes ; élément d’autant plus décisif qu’il s’agira d’une femme ou d’un enfant agressé par un homme.

Ainsi « La victime doit montrer qu’elle a, de bout en bout, physiquement résisté » (G. Vigarello, 1998, p. 51), ce que doivent attester des témoins visuels et sonores ; en cas contraire, il lui faudra faire la preuve d’une moralité et de mœurs sans taches. Seul, dans cette appréciation, est pris en compte le rapport physique, qui prime sur toute autre considération comme d’éventuels comportements de pression, menaces, intimidation, violences, ou encore l’usage d’une arme de la part de l’agresseur.

Quant aux vécus de peur chez la victime et leurs effets paralysants, ils sont totalement méconnus. Un postulat implicite est ici à l’œuvre, accordant à la volonté et au devoir un poids tels que toute agression subie évoque d’abord la possible faiblesse de celui qui en a fait l’objet, entachant sa plainte du soupçon de son éventuel consentement, de son possible mensonge ou de sa duplicité. Ainsi une certitude presque absolue dicte les convictions : « le viol tenté par un homme seul sur une femme résolue serait impossible pour de simples principes physiques : la vigueur féminine suffit à la défendre » (G. Vigarello, 1998, p. 54).

Considérations anatomiques et rapports de forces imaginaires se doublent chez la femme d’un trait de caractère, d’un trait de nature faudrait-il plutôt dire, le « faux abandon », dont Rousseau écrit : « Ce qu’il y a de plus doux pour l’homme dans sa victoire est de douter si c’est la faiblesse qui cède à la force ou si c’est la volonté qui se rend ; et la ruse ordinaire de la femme est de laisser toujours ce doute entre elle et lui » (cité par G. Vigarello, 1998, p. 56)

Consentement libre et consentement extorqué sont ici rendus quasiment équivalents, laissant libre cours aux représentations sociales attachées à la féminité aux dépends des faits eux-mêmes dans leur matérialité propre : « Tout indique qu’elle n’est pas un sujet : son attitude est prédéfinie ; sa défense n’est pas écoutée. Le raisonnement se fait circulaire : insensibilité relative envers la brutalité, insensibilité d’autant plus marquée que la victime ne semble pas crédible. » (G. Vigarello, 1998, p.57)

Le statut social de la victime joue également d’une autre façon : ainsi, bien que le viol constitue en théorie une exception, une femme ne peut, en son nom propre, déposer plainte car elle n’a pas véritable titre de personne pour le droit, sinon comme « épouse de ». Partant, l’atteinte est avant tout celle subie par son mari, si bien que le rapt, entendu comme la privation de sa femme infligée au conjoint, constitue un modèle de représentation dominant du viol comme enlèvement ou vol, reléguant la violence faite au corps de l’agressée à une place insignifiante. Dans cette logique, il est appréhendé comme une sorte d’adultère forcé, et c’est le préjudice causé au mari qui est pris d’abord en compte. Comment penser un crime à l’égard d’un être qui ne s’appartient pas réellement, qui est toujours conçu peu ou prou comme la propriété d’un autre ?

L’on pourrait croire que les attentats commis sur les enfants connaissent un sort plus favorable à leurs victimes. Il n’en est rien, même si leur jeune âge constitue incontestablement un facteur de plus grande gravité du crime. Bien plus, l’enfant est très souvent jugé a priori suspect, et

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l’on s’attachera à rechercher chez lui une possible « maturité sexuelle » qui, si elle est « avérée », discrédite immédiatement ses allégations pour cause d’immoralité, aux dépends là encore de l’établissement des faits eux-mêmes.

L’intérêt accordé aux conséquences des violences sur les enfants viendra d’un tout autre champ que celui des violences sexuelles, -les violences éducatives-, dont l’émergence est contemporaine d’une limitation juridique de la puissance paternelle. La maltraitance s’inventera à partir de la figure de l’enfant martyr, contemporaine des révisions que connaît la loi sur l’autorité paternelle (Vigarello, 2005). Et il faut attendre la loi du 24 juillet 1889 « relative à la protection des enfants maltraités ou moralement abandonnés », pour que se dessine un nouveau délit, celui des violences éducatives à enfants, ainsi qu’une nouvelle sanction permettant au juge civil de prononcer la déchéance de la puissance paternelle ; et un autre texte de loi n’allait pas tarder à être déposé visant à doubler ce traitement civil d’un traitement pénal possible des mêmes délits1. Quant aux violences sexuelles, elles ne commenceront d’être effectivement prises en compte dans leur réalité et leur gravité que très récemment.

Durant tout le 18ième siècle, les pratiques judiciaires à l’égard du viol obéiront à cette configuration générale et un premier grand tournant se produit avec la Révolution de 1789 qui, sur les bases des principes énoncés par la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, élabore une vision radicalement nouvelle du droit, même si, Vigarello le montre bien, elle s’appuie sur des évolutions déjà repérables dans la seconde moitié du 18ième siècle. L’on y voit en effet notamment se dessiner timidement une révision de l’échelle des crimes (dans le sens d’une prise en compte plus importante des crimes de sang et des violences physiques) et l’on commence à solliciter la médecine aux fins d’établissement de certains délits sur des éléments plus objectivables (comme la défloration avec l’examen de l’hymen).

1.3.2. Du viol

Mais c’est d’abord une nouvelle vision du droit que promeut la période révolutionnaire parce qu’en en rupture profonde avec l’approche essentiellement morale que l’Ancien Régime avait du viol et plus généralement de tout crime :

1 Il eut fallu consacrer une même étude à une autre de nos catégories sociales essentielles, l’enfance, dont P.

Ariès a si bien su montrer que, loin d’être un fait de nature, il était un âge socialement construit. L’enfance dans sa conception moderne naît du statut particulier et des droits spécifiques qui lui sont accordés à partir du moment où il acquiert une valeur non seulement au sens affectif du terme, mais où l’on conçoit que son devenir tient à l’attention particulière qu’il convient de lui porter, et qu’il se met à faire l’objet d’une visée éducative.

Une vaste enquête conduite en 1891 à la demande des Affaires criminelles et analysée à l’occasion du centenaire de la loi par J-J Yvorel offre une image particulièrement éclairante des pratiques judiciaires en la matière entre 1887 et 1891. Elle en révèle leur caractère éminemment fluctuant car établi sur des critères variables d’une affaire à l’autre : même si trois grandes catégories se dégagent, celle des châtiments légitimes car utiles au maintien de l’autorité, celle des abus de correction, celle enfin des violences illégales et délictueuses. L’on pourra se reporter au numéro spécial très complet de la Revue d’histoire de l’enfance irrégulière, 1999, N° 2, consacré à la loi du 24 Juillet 1889.

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Elle porte sur une vision nouvelle du droit, une façon largement révisée de désigner la victime et de calculer la peine. Le code révolutionnaire déplace les références du jugement, substituant au thème du péché celui du danger physique et de la menace sociale, s’attachant moins au blasphème qu’au risque pesant sur la communauté. La violence est autrement repérée. L’approche du viol pourrait en être de part en part révisée. 1

Une ligne de partage se dessine entre le vice privé qui, s’il est librement consenti, ne concerne que ses acteurs, et le crime public en tant qu’il constitue une atteinte à l’ordre social, et non plus moral : le souci de la sécurité se substitue peu à peu à celui de la moralité. Le viol s’en trouve de facto redéfini :

Il appartient à ce que le code de 1791 appelle pour la première fois les « crimes et attentats contre les personnes », en les distinguant des « crimes et délits contre les propriétés », les deux seules catégories reconnues pour qualifier les « crimes contre les particuliers ». 2

La victime en voit sa représentation transformée, au moins au plan théorique, moins englobée dans un univers de faute auquel elle participait jusqu’alors. Ensuite, faisant de la personne le seul et unique propriétaire d’elle-même, il s’en trouve redéfini comme une atteinte à la personne propre de la victime. Enfin le principe d’égalité entre citoyens instaure a priori une égalité de traitement pour des faits similaires, quelque soit le statut social des protagonistes.

Là encore cependant, un long temps de gestation sera nécessaire entre l’affirmation de ces principes et leur application, temps durant lequel les pratiques antérieures garderont beaucoup de leur actualité. Ainsi Vigarello relève t-il que très longtemps encore l’acte ne sera essentiellement perçu que sous l’angle de son seul auteur et bien peu selon la perspective de sa victime, le non consentement restant un critère différenciateur très relatif entre crime et non crime puisque le consentement libre et le consentement extorqué sont encore grandement équivalents. Quant à l’idée de violence morale, si déterminante dans la compréhension de la difficulté des victimes à se défendre, elle émerge à partir de la seconde moitié du 19ième siècle mais reste de l’ordre de la réflexion juridique, sans véritables effets sur les pratiques judiciaires au quotidien.

Ainsi, à partir de 1880 une nouvelle distinction commence timidement de se former entre les viols sur enfants et les viols sur les femmes, les premiers semblant insensés et incompréhensibles et plus référés à la perversité morale. Mais l’on mesurera le chemin que les esprits auront du parcourir quand l’on sait, qu’encore en 1925, ceux-ci semblaient impossibles en raison de la disproportion entre les organes sexuels adultes et l’anatomie de l’enfant.

1.3.3. Entre idéologie et rationalité, la naissance de la médecine

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