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La Fin De La Théodicée

Dans le document tel-00658758, version 1 - 11 Jan 2012 (Page 51-55)

1.1.1. Lisbonne 1755 1.1.2. Les fléaux de Dieu

1.1.3. Du courroux divin aux désordres de la nature

1. 1.1. Lisbonne, 1755

Il est des événements qui font date au sens où ils nous amènent à repenser le monde. Qui s’étonnera, pour ce qui concerne les conditions d’émergence de la victimité, qu’un tel événement ait été une catastrophe, en l’occurrence la destruction en 1755 de la presque totalité de la capitale de l’empire portugais, Lisbonne, sous l’effet conjugué d’un tremblement de terre, d’un incendie et d’un raz de marée ? Evénement marquant, certes en raison du prestige de la cité, l’une des plus importantes du monde du 18e siècle, capitale commerciale de l’Europe, du nombre de victimes (60 000 disparus sur les 235 000 habitants que comptait alors la ville), de l’émoi et du mouvement de solidarité sans précédent qu’il suscita à traversa toute l’Europe, au point que Michel Serres a pu y voir une première expression de l’idée d’Humanité. Evénement peut-être et surtout en raison des réflexions nouvelles qu’il suscita, relatives à une question majeure qui occupait un chapitre important de la réflexion théologique et philosophique, celle du Mal et de son origine.

Mais pour mieux saisir la portée de son impact sur la pensée occidentale, il est nécessaire de revenir brièvement sur les principales modalités selon lesquelles les catastrophes prenaient jusqu’alors sens individuel et collectif.

1.1.2. Les fléaux de Dieu

Pour la société dite traditionnelle des 17ième et 18ième siècles, les choses, nous dit F. Walter (2008), sont relativement simples et clairement posées :

Ici le terme récurrent est celui de « fléau ». Il signifie que les désastres s’inscrivent dans un schéma d’explication où intervient la Providence divine attentive à admonester, punir ou corriger les hommes coupables de transgressions. La maîtrise des forces de la nature lui appartient. 1

Il ne faudrait cependant pas caricaturalement simplifier à l’extrême une telle épistémè, car elle laisse place à des différences sensibles dans l’appréhension des fléaux, selon les cultures religieuses d’abord ; ensuite ne serait-ce que parce qu’existe déjà un ensemble de connaissances empiriques quant aux mécanismes naturels en cause pour lesquelles, par exemple, une épidémie n’est pas exactement la même chose qu’une inondation ou encore la sècheresse et les mauvaises récoltes. Des

1 F. Walter (2008) : Catastrophes. Une histoire culturelle XVI°-XXI°siècle, Seuil, Paris, p. 25.

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pratiques différenciées peuvent, à titre préventif ou de gestion, y être associées. Plusieurs représentations peuvent ainsi coexister dans la société médiévale, y compris chez de mêmes sujets et populations.

Il n’empêche, in fine, toute catastrophe est là (comme d’ailleurs tout événement bénéfique) pour rappeler à l’homme la Providence et est toujours à comprendre comme un avertissement sinon un châtiment, dans la vision apocalyptique de sa décadence pouvant le conduire irrémédiablement au Jugement Dernier. Il s’agit donc de rappeler l’homme à ses devoirs moraux, le Mal résidant avant tout dans les péchés qu’il commet ; et avec comme unique espoir d’y échapper, la Rédemption.

Dans un tel univers socio-moral, tout est comme cela doit être, au point que l’invention par Benjamin Franklin du paratonnerre, sans doute le premier véritable appareil à même de prévenir un danger potentiel, -un risque-, participe à une désacralisation de la foudre et du courroux divin auquel elle est associée, « au point que certains se demandent s’il est licite de se soustraire ainsi à l’action de la colère de Dieu » (F Walter, p. 115). Les premières pratiques d’inoculation, avec la vaccine, ancêtres de la vaccination, susciteront des réactions similaires : « N’est-il pas impie de provoquer volontairement une maladie bénigne alors que la variole existe pour donner le temps à l’homme de s’amender ? » (Walter, p ; 127) ; ou encore pour des tentatives concrètes de freiner l’avancée de coulées de lave lors d’éruptions de l’Etna.

Un problème majeur résultait cependant d’une telle théologie, celui de devoir justifier l’origine divine du Mal. Car si Dieu est Bonté, comment a-t-il pu concevoir un monde qui ne soit pas totalement à son image et génère tant de souffrances, de malheurs et d’injustices ? C’est la question à laquelle tente de répondre ce que le philosophe et mathématicien allemand Leibnitz (1646-1716) dénomme la Théodicée 1, celle de l’existence du mal dans un monde supposé être à l’image de son Créateur, parfait.

La réponse que conçoit Leibniz à ce paradoxe dans ses Essais de théodicée fait, au moment de la catastrophe de Lisbonne, autorité ; elle affirme que, par nécessité, Dieu a dû laisser dans le monde une certaine dose de mal sans laquelle ce dernier eut été encore plus mauvais. Il ne s’agit pas pour le philosophe de soutenir que le monde est parfait mais qu’il contient, comme toute œuvre de la création, une part de perfection mais aussi d’imperfection. Dieu, pour Leibniz, aurait fait de son mieux eu égard à ce qu’il était possible de faire, nous dit R.-P. Droit2.

1.1.3. Du courroux divin aux désordres de la nature

C’est précisément cette origine divine du Mal que la catastrophe de Lisbonne vient interroger de façon brutale et susciter un renouvellement dans l’approche de la question de son origine.

Deux grands esprits sont au cœur de l’émergence de cette appréhension nouvelle, bien que leurs points de vue se soient opposés à son propos : Voltaire et Rousseau. Mais au-delà de ces deux figures

1 Leibniz (1710) : Essais de théodicée, Flammarion, 2008.

2 Leibniz l’universel, préface à l’édition 2008, Le Monde de la philosophie.

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emblématiques de l’époque, c’est semble-t-il « toute l’Europe lettrée qui a disserté sur Lisbonne » (F.

Walter, 2008, p. 119).

Parce qu’il exprime avec force les interrogations de son époque, l’histoire a surtout retenu de Voltaire son poème paru en 1856, Poème sur la destruction de Lisbonne, où, dans une attaque frontale de la théodicée leibnizienne, il met en cause l’injustice d’un Dieu pouvant ainsi frapper sans raison des innocents :

Aux cris demi-formés de leurs voix expirantes, Au spectacle effrayant de leurs cendres fumantes, Diriez-vous : « C’est l’effet des éternelles lois Qui d’un Dieu libre et bon nécessitent le choix ? » Diriez-vous en voyant cet amas de victimes :

« Dieu s’est vengé c’est le prix de leurs crimes » ? Quel crime, quelle faute ont commis ces enfants Sur le sein maternel écrasés et sanglants ? 1

Mais c’est semble-t-il pour n’y substituer aucune raison ou tentative d’explication : le mal n’a aucun sens sinon celui qu’on lui accorde et c’est avec cela que doit composer l’homme, avec les souffrances que ce non-sens fait naître en lui. Avec Voltaire c’est une forme de fonctionnalisme de l’existence du mal qui est rejetée, cette lecture de l’histoire qui justifie les événements par ce à quoi ils conduisent, et que, dans la célèbre tirade de Pangloss à Candide, il s’amuse à caricaturer :

Tous les événements sont enchaînés dans le meilleur des mondes possibles : car enfin si vous n’aviez pas été chassé d’un beau château à grands coups de pied dans le derrière pour l’amour de mademoiselle Cunégonde, si vous n’aviez pas été mis à l’Inquisition, si vous n’aviez pas couru l’Amérique à pied, si vous n’aviez pas donné un bon coup d’épée au baron, si vous n’aviez pas perdu tous vos moutons au bon pays d’Eldorado, vous ne mangeriez pas ici des cédrats confits et des pistaches.

Rousseau répondit par une lettre dans laquelle il développa une longue réflexion sur l’irresponsabilité des hommes, Lettre à Monsieur de Voltaire du 18 août 1756, et publiée l’année suivante, à laquelle Voltaire répondit indirectement dans Candide (Dupuy, 2005).

Quels arguments oppose-t-il à Voltaire ? Il impute à l’homme non seulement le mal moral mais aussi l’essentiel du mal physique qui ne tient, hormis la mort, qu’à son agitation et son imprévoyance. Car si le mal physique ressortit à l’ordre naturel du monde, il appartient à l’homme de s’en prémunir, en cessant d’abord de croire qu’il est l’innocente victime de ses caprices. Ce qui suggère à F. Walter le commentaire suivant :

L’intuition rousseauiste constitue assurément une rupture dans la perception du risque. Elle nous projette dans une période nouvelle, non pas en déplaçant unilatéralement vers l’humain la recherche des éléments d’explication du mal quel qu’il soit, mais en mettant en évidence les interactions qui enserrent nature et société. Ce n’est plus Dieu qui punit, mais c’est la frénésie des interventions humaines dans le monde, qui devient contre-productive lorsqu’elle met en péril des équilibres naturels. « Je ne vois pas, écrit le philosophe, qu’on puisse chercher la source du mal moral ailleurs que dans l’homme libre, perfectionné, partant corrompu », alors que le mal physique est inhérent à la création. L’homme n’y a prise, à moins de prétendre, explique Rousseau, « que l’ordre du monde doit

1 Cité par Dupuy (2005) : Petite métaphysique des tsunamis, Seuil, Paris p. 50.

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changer selon nos caprices, que la nature doit être soumise à nos lois, et que, pour lui interdire un tremblement de terre en quelque lieu, nous n’avons qu’à y bâtir une ville ? 1

S’il serait sans doute très exagéré d’y voir les prémisses de nos modernes politiques d’urbanisme et d’aménagement du territoire, ou encore de prévention des risques naturels, il n’empêche que l’on trouve chez Rousseau les éléments d’une réflexion sur les modalités dont l’homme habite le monde et un premier souci d’anticipation des dangers auxquels il s’expose à ne pas, au moins, tenter de se prémunir, sinon de la Nature, du moins de son insouciance.

Sans quitter votre sujet de Lisbonne, convenez, par exemple, que la nature n’avait point rassemblé là vingt mille maisons de sis à sept étages et que si les habitants de cette grande ville eussent été dispersés plus également, et plus légèrement logés, le dégât eut été beaucoup moindre, et peut-être nul. Tous eussent fui au premier ébranlement, et on les eût vus le lendemain à vingt lieues de là, tout aussi gais que s’il n’était rien arrivé. 2

Kosselleck évoque à ce propos un changement dans le rapport de l’homme au temps : jusqu’au milieu du 16ième siècle l’histoire est celle des attentes, attente de la fin du monde sur le modèle du Déluge notamment. Cette perception se modifie progressivement et au lieu de prophétiser l’advenue de ce qui est déjà écrit, l’imminence répétée de la fin du monde telle qu’elle a déjà eu lieu, il s’agit de prévoir l’avenir pour en modifier l’orientation par le progrès et la nouveauté. Et Walter d’ajouter :

Avec la profanisation, l’homme est seul, sans le secours de la Providence et face à son histoire. Il s’est arrogé l’immense tâche de contribuer à l’éradication des calamités dont il prétend maîtriser le processus et édulcorer la fatalité.3

Le séisme n’a pas que détruit la capitale portugaise : un ordre du monde s’en est trouvé également ébranlé, celui fondé sur la Providence divine et tel que la Théodicée s’était efforcée de le penser dans son caractère paradoxal. S’il n’a bien évidemment pas suffi à lui seul à engendrer une telle révolution (la philosophie des Lumières en constitua préalablement une étape essentielle), son écho a été suffisamment fort pour qu’il fasse symboliquement date.

La fin de la théodicée inaugure un autre univers de significations pour lequel les événements qui affectent l’homme, qu’ils soient heureux ou malheureux, s’inscrivent dans une nouvelle représentation du monde fondée sur l’idée de lois naturelles qui, en elles-mêmes, ne sont porteuses d’aucune intention. La nature, à la différence de Dieu, n’exprime aucun message à l’adresse de l’homme, n’a aucune volonté à son égard : ni bienveillante, ni malveillante ; elle suit en quelque sorte son bonhomme de chemin, sa logique propre, qui n’a que faire de ceux qui « l’habitent ». C’est à eux de se prémunir contre ses désordres s’ils en sont dérangés et mécontents. Le « mal naturel ou

« physique » ne ressortit pas au « mal moral ».

Mais il faudra une longue et lente évolution pour qu’un autre ordre s’y substitue, sur des prémices sensiblement différentes, que les 19ième et 20ième siècles vont s’attacher à élaborer et formuler dans les domaines les plus divers. Car si la fin de la théodicée représente une rupture

1 F. Walter, p. 120-121.

2 J.-J. Rousseau : Lettre sur la Providence, in Lettres philosophiques, cité par Dupuy, p. 41-42.

3 F. Walter, p. 131.

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majeure dans la pensée, il faudra, pour qu’elle se réalise et donne lieu au développement de nouvelles épistémès, qu’un ensemble complexe d’évolutions dans le domaine des mentalités collectives s’opèrent. Il consistera en une série de « dénaturalisations » et de déplacements que l’abandon de la théodicée avait certes préparés, mais qui restaient entièrement à concevoir dans l’ordre de notre espace socio-moral.

Du croyant au citoyen, du citoyen au genre, de l’individu à l’humain, de l’humain à l’ethnie, nous allons voir que nous n’avons depuis cessé de parcourir nos catégories ontologiques pour les dépositiver, c’est-à-dire les libérer des restes de la vision transcendantale qui les avait jusqu’à la théodicée conçues. L’on pourrait reprendre ici les analyses de J. Ellul sur le passage du statut au contrat 1.

C’est ce long cheminement que nous allons dans ce chapitre sommairement nous efforcer de retracer, concernant les domaines qui nous intéressent plus particulièrement parce qu’ils ont chacun activement participé à la constitution de la victimité telle que nous la connaissons aujourd’hui.

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