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L’invention de la victimité contemporaine

Dans le document tel-00658758, version 1 - 11 Jan 2012 (Page 48-51)

1.5.1. La souffrance psychique comme un nouveau paradigme 1.5.2. Le droit des victimes et la victimologie

1.5.3. Le traumatisme dans tous ses états

1.5.4. Les figures toujours renouvelées de la victimisation

1.6. La subjectivation de l’expérience. L’ère du traumatisme

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Introduction

La signification que revêt le terme de victime dans les cultures grecques et latines est trompeuse, même si elle reste l’une des figures actuelles possibles de la victimité contemporaine. Car sur bien des aspects il y a loin de la victime sacrificielle des tragédies antiques à « notre » victime, figure devenue incontournable de notre espace sociétal, que ce soit dans les domaines juridique politique, social, médical, psychologique…, enjeu et objet de réflexions, de dispositifs et de pratiques multiformes. La victime telle que nous la connaissons ne pouvait s’inventer que dans un certain univers socio-moral pour lequel le fait d’être injustement spolié ou préjudicié impose en retour un devoir de justice et de réparation de la part de la collectivité, selon un principe de solidarité entre ses membres.

L. Crocq, à qui l’on doit plusieurs articles de fond sur l’histoire des représentations de la victime depuis l’antiquité, écrit ainsi :

En trente siècles, depuis les temps de la Bible et des premières légendes grecques, la société est revenue de son attitude « sacrificielle » à l’endroit de la victime. Dans notre société occidentale et dans le monde civilisé, la société reconnaît la victime en tant que telle, l’écoute, la soigne, lui manifeste sa compassion, lui apporte son soutien matériel et moral, juridique même. Elle l’accueille, aménage son retour dans la communauté des vivants, et des vivants parlants, identifiables comme partenaires d’un dialogue. Elle lui accorde sympathie, justice et réparation. 1

Il fallait ainsi que de profondes mutations s’opèrent dans notre regard sur le monde et ses désordres, que ceux-ci soient le fait des hommes ou de la nature, pour que naisse et s’impose cette figure devenue centrale dans notre espace sociétal actuel.

Le développement du sentiment compassionnel est souvent mis en avant dans cette émergence, compassion qui, selon Tocqueville, serait contemporaine de la société démocratique, du fait de l’égalité qu’elle instaure entre ses membres. Rousseau avait fait de cette sensibilité à l’égard de la souffrance d’autrui, qu’il dénommait la pitié, un « sentiment primitif », une disposition naturelle formant la matrice à partir de laquelle le lien social se constitue (M. Revault d’Allonnes, 2008) ; mais c’est la société démocratique qui, suivant Tocqueville, lui aurait donné la possibilité de se développer pleinement. Car il faut pouvoir reconnaître en l’autre notre semblable pour s’identifier à sa peine et faire nôtres ses souffrances. D’où son intime parenté avec la valeur nouvelle de citoyenneté promue par la Philosophie des Lumières, puis par le régime républicain s’inventant à partir de 1789 en France.

Nous verrons cependant que faire de la compassion le « moteur » profond du souci pour les victimes est loin de suffire à rendre compte de toutes les dimensions de la victimité contemporaine : car si dans la compassion il y bien identification au vécu de dommage, encore faut-il que le dommage ait une existence socialement reconnue et que l’on s’attache à en rechercher des éléments objectivables qui permettent de le « convertir » en préjudices indemnisables. Or les dommages n’ont longtemps

1 L Crocq (2005f), Réflexion sur la victimologie.

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concerné que la seule personne en ayant fait l’objet, charge à elle d’avoir été « prévoyante », c’est-à-dire d’avoir su anticiper la survenue toujours possible d’événements malheureux.

Ce qui va progressivement émerger tout au long du 19ième siècle et rendre compte de l’émergence de la notion de traumatisme et de son importance croissante, est l’impératif nouveau d’une prise en compte collective et solidaire des conséquences néfastes de certains événements sur les personnes les ayant traversés, allant de la catastrophe naturelle à la maladie, en passant par les multiples atteintes aux droits individuels et collectifs.

C’est ce que désigne le néologisme de victimité : l’émergence et l’affirmation de nouvelles modalités de penser et d’organiser le rapport de l’homme à l’aléa ou au désordre, à l’accident. Ce souci donnera progressivement lieu à la mise en œuvre d’un ensemble protéiforme de politiques, politiques visant un certain état plus ou moins problématique du social qu’elles s’attachent chacune avec leurs propres modalités opératoires à réduire. En ce sens, la victimité, comme condition possible, est sous-tendue par l’ensemble mouvant des conditions sociales (qui, nous le verrons en détail dans le chapitre 3, supposent leur répondant au plan psychique) de possibilité pour tout un chacun d’advenir comme sujet de droit. Ce pourquoi la victimité doit être conçue non seulement comme un état pouvant concerner tout un chacun, -être victime-, et comme un véritable « régime », au sens d’un mode général de gestion par l’ensemble de la société des phénomènes de victimisation et de leurs retombées individuelles et collectives.

C’est donc l’émergence et la formation de cette victimité que nous allons nous attacher à appréhender, en nous appuyant sur des études d’anthropologie et d’histoire de notre espace moral1. Nous prendrons à titre d’exemple quelques domaines dans lesquels la victimologie et la psychotraumatologie se sont inventées et se trouvent aujourd’hui particulièrement engagées, tant au plan théorique et clinique que de la création de dispositifs nouveaux d’intervention. Nous nous intéresserons donc successivement :

- à la catastrophe comme construction culturelle et aux évolutions récentes dans sa conception et son appréhension ;

- aux accidents de travail, au droit nouveau auxquels ils sont à l’origine et à l’extension du principe de ce droit à tout un ensemble de situations ;

- à l’histoire du viol et, à travers lui, à une reconsidération profonde des genres sociaux d’épouse, de mère, d’enfant, de père, de mari, avec notamment l’émergence des maltraitances sexuelles et physiques et leur judiciarisation progressive ;

- à l’émergence et l’affirmation de la catégorie d’Humanité avec son corollaire, le crime contre l’humanité, car avec ces catégories nouvelles, ce n’est plus le genre mais l’ethnos qui se trouve être à l’origine d’autres formes de victimité ;

- nous verrons enfin l’ensemble de ces évolutions traversées elles-mêmes par un paradigme nouveau les réinterpréter toutes, la subjectivité, autour et à partir d’une catégorie nouvelle, celle de la souffrance psychique.

1 Cette formulation doit tout ou presque au sous-titre du recueil dirigé par Fassin et Bourdelais et intitulé Les constructions de l’intolérable, 2005.

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