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L’impératif de témoignage

Dans le document tel-00658758, version 1 - 11 Jan 2012 (Page 86-91)

1.2. Citoyenneté. Responsabilité

1.4.3. L’impératif de témoignage

En apparence à l’opposée de cette tentative axiologique de mise en forme juridique de l’impensable, s’affirme au long du 20ième siècle, comme une nécessité intérieure autant qu’un devoir à l’égard d’autrui, une modalité nouvelle de « survivance » à l’expérience vécue de « l’inhumain » : le témoignage. Sans doute nul autre que R. Antelme a su en restituer l’urgence et le besoin impérieux auxquels il obéit :

Il y a deux ans, durant les premiers jours qui ont suivi notre retour, nous avons été, tous je pense, en proie à un véritable délire. Nous voulions parler, être entendus enfin. On nous dit que notre apparence physique était assez éloquente à elle seule. Mais nous revenions juste, nous ramenions avec nous notre mémoire, notre expérience toute vivante et nous éprouvions un désir frénétique de la dire telle quelle. Et dès les premiers jours cependant, il nous paraissait impossible de combler la distance que

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nous découvrions entre le langage dont nous disposions et cette expérience que, pour la plupart, nous étions en train de poursuivre dans notre corps. Comment nous résigner à ne pas tenter d’expliquer comment nous en étions venus là ? Nous y étions encore. Et cependant c’était impossible. A peine commencions-nous à raconter, que nous suffoquions. A nous-mêmes, ce que nous avions à dire commençait alors à nous paraître inimaginable. Cette disproportion entre l’expérience que nous avions vécue et le récit qu’il était possible d’en faire ne fit que se confirmer par la suite. Nous avions bien affaire à l’une de ces réalités qui font dire qu’elles dépassent l’imagination. Il était clair désormais que c’était seulement par le choix, c’est-à-dire encore par l’imagination que nous pouvions essayer d’en dire quelque chose. 1

Il n’est pas étonnant que cette nécessité de témoigner ait été particulièrement forte chez les survivants des camps d’extermination nazis : extermination conçue sur le mode de la plus familière des usines. Il s’agissait de faire disparaître comme l’on fabrique des biens de consommation : organisation rigoureuse du temps, travail à la chaîne, rentabilisation des équipements, organisation du travail, recyclage des « déchets », etc., une véritable industrie mise au service d’un effacement, d’une disparition se voulant totale et définitive de peuples jugés indésirables sur terre, rejetés hors de « l’espèce humaine » : même plus des étrangers. Bien plus :

La destruction des vies s’accompagne d’un projet de déshumanisation systématique du sujet et de sa mort2 : c’est cette expérience-là, faite par ceux qui n’ont pas survécu, qui est indicible. Elle n’a pas eu de témoin, à la fois parce que les victimes n’ont pas survécu et parce que le projet nazi incluait l’absence de témoins et la destruction, chez les victimes, de la possibilité de s’éprouver humain parmi les humains, de parler et de se parler en présence d’un visage. Le problème des

« Sonderkommandos », si justement posé par Primo Levi, permet de comprendre en quoi la suppression des témoins n’est que l’aspect le plus visible d’un projet consistant à compromettre les victimes et les faire disparaître comme telles. 3

L’on comprend alors mieux en quoi la « survivance » peut ne tenir, chez beaucoup de ceux qui déjà ont survécu de façon improbable à la volonté d’extermination, qu’à la seule possibilité de témoigner ; id est moins celle de contribuer à la construction d’une vérité historique objective ou se voulant telle, -même si elle y participera de façon essentielle-, qu’à tenter de rendre réel, ou plus exactement authentifiable, l’événement : en en construisant une mémoire, c’est-à-dire une représentation partageable et dès lors transmissible. Là ne réside pas la moindre complexité de cette modalité de témoignage…

…comme récit en première personne authentifié par celui qui raconte et qui garantit, par l’acte même le constituant comme témoin, l’existence de l’événement raconté. Une telle définition suppose d’aborder le témoignage au titre, non pas seulement d’un récit, mais d’un acte, un acte engageant la responsabilité du témoin mais aussi celle du ou des groupe(s) recueillant le témoignage, et, plus

3 J.-F. Chiantaretto (2001) : Le témoignage et la figure du témoin survivant : une approche plurielle. Réflexions à partir de Primo Levi, L’Evolution. Psychiatrique, 66, p. 438.

4 Ibid., p. 438.

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Nul témoin, du registre historique jusqu’au registre juridique, ne peut être considéré tel un spectateur qui raconterait en toute liberté ce qu’il a vu. Il est doublement impliqué : par ce qu’il a vécu, par ce qu’il engage de lui-même en témoignant, mais il est aussi doublement responsable, au sens d’avoir à répondre : dans la relation à ceux qui sont impliqués par son témoignage, dans la relation à ceux auprès desquels il témoigne. En d’autres termes, il raconte ce que nul autre ne peut raconter à sa place et engage sa responsabilité de sujet parlant, c’est-à-dire de sujet en relation, quant à la vérité de ce qu’il raconte. Le témoigné participe de la subjectivité du témoin tout en la transcendant. 1

Mais de quoi témoigner ? Il existe un paradoxe inhérent à toute tentative de rendre compte, à soi comme à autrui, de l’extrême d’une expérience ou d’une condition faite.

L’idée d’inhumanité ou de déshumanisation nous est ici de peu d’aide, car c’est bien parce qu’elle atteint à l’homme, avec des procédés que seul l’homme est capable de concevoir, qu’elle reste du registre de l’humain. Celui-ci n’a pas de contraire ou de négatif : l’inhumain, dans son horreur même la plus absolue, reste précisément humain parce qu’il vise et touche à ce qu’il y a de plus humain.

Qu’il le rabaisse, qu’il l’humilie, qu’il l’aliène, qu’il nie ses droits les plus fondamentaux ou le prive de ses besoins les plus élémentaires, il continue de dire l’humain en le déniant à l’autre.

Qu’est-ce qui alors fait l’extrême, l’insupportable autant que l’inacceptable ? Rechtman nous suggère que ce serait « ce point où quelque chose de la condition humaine fut précisément altéré dans la rencontre avec un intolérable absolu », « … ce point au-delà duquel la condition humaine ne serait plus tenable » (p. 166) ; quand être humain n’en vaut plus la peine, quand ayant été amené par la violence subie à trahir les plus fondamentaux de ses engagements2, quand plus rien n’a de valeur sinon peut-être encore le refus vivre l’intolérable.

Ceux qui ont survécu seraient finalement ceux qui ont su mettre la volonté de survivre au dessus de toute autre considération et ont su s’absenter de l’insupportable du quotidien ; et de cela il n’est pas facile de rendre compte, ni d’en revenir…

Une telle expérience est-elle partageable et comment ? La question vaut d’autant plus d’être posée que ce qui pourrait encore, peut-être, réconcilier le survivant avec lui-même, c’est que cette expérience de l’intolérable, il lui soit possible, non de la partager en tant que telle, mais de témoigner de sa possible existence et des ravages qu’elle produit chez celui qui l’a vécue : que l’expérience intime s’y fasse illustrative et démonstrative du caractère insupportable de ce que la condition endurée peut engendrer d’effets mortifères.

La nouveauté3 est ici que c’est la subjectivité qui se fait témoin de la condition d’humanité bafouée, mais une subjectivité dépouillée de l’expérience personnelle, une subjectivité sans subjectif.

Partant, le témoignage ne vaut que par l’effacement de toute référence personnelle ou, si celle-ci subsiste, ce ne peut être qu’au titre d’exemple, d’illustration singulière d’une loi généralisable à l’humanité ; une expérience subjective à la portée universelle, ou se voulant telle, exemplaire d’une condition extrême faite non à un homme mais, à travers lui, à l’humanité toute entière : l’expérience du franchissement des limites qu’il s’est donné, et des effets que cela peut engendrer.

1 Ibid., p. 441.

2 A devoir par exemple transgresser certains tabous, comme l’a montré F Sironi chez les victimes de tortures (F.

Sironi, 1999).

3 Il existe une histoire du témoignage et la forme que prennent les récits de l’expérience des camps, a dû s’inventer (voir R. Waintrater, 2003).

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1.4.4. L’humanitaire

Cette humanité aura bientôt sa politique, l’humanitaire, avec le grand principe qui en fonde la forme contemporaine : d’abord un droit puis, pour certains, une « obligation d’ingérence », à l’encontre de toute souveraineté nationale. Celle-ci représente la mise en œuvre pratique de

« l’humanité » comme condition ; et puisqu’elle transcende toutes les différences, tous les particularismes, sa politique sera de s’adresser à chaque homme, au nom d’un droit universel supérieur à tous les droits locaux. Un principe de solidarité s’affirme, analogue à celui qu’inventa la France du 19ième siècle, à ceci près qu’il vise à s’adresser à tout être humain.

La pratique humanitaire a une histoire et celle que nous connaissons aujourd’hui n’est pas née de rien1. Il lui a fallu en subvertir les formes traditionnelles, incarnées notamment par la Croix-Rouge et se concevoir sur de nouveaux principes : montée en puissance des organisations non gouvernementales (ONG), interventions d’urgences (avec la notion de « crise humanitaire ») en cas de catastrophes et de guerres, sans-frontiérisme, fonction d’alerte et de témoignage des violations des droits de l’homme partout dans le monde, médicalisation puis psychologisation de la souffrance.

D. Fassin et R. Rechtman (2007) , dans leur ouvrage L’empire du traumatisme, se sont particulièrement attachés à retracer le mouvement très récent qui a conduit à concevoir la santé mentale comme un besoin aussi fondamental que les autres besoins élémentaires traditionnellement assurés par l’humanitaire.

C’est semble-t-il le tremblement de terre de 1988 en Arménie qui fait catalyseur et qui révèle, comme une évidence, la nécessité d’une prise en charge de la souffrance psychologique des populations sinistrées.

La psychiatrie humanitaire allait en naître et cela bien avant que la notion de traumatisme ne vienne en asseoir une certaine forme de légitimité. De nouveaux humanitaires (les psy) pour des missions et des modes d’intervention spécifiques à destination de ce qui se réfléchit comme des nouveaux besoins, complémentairement à ceux plus traditionnellement couverts par les missions humanitaires.

Cette psychiatrie va se déployer très rapidement sur de multiples terrains et domaines d’intervention, découvrant les problèmes inhérents à son exercice ainsi que ses méthodes, à la mesure des populations auxquelles elle sera confrontée. Son champ débordera très vite celui d’une psychiatrie de l’urgence et de la catastrophe (comme il existe une médecine de catastrophe dont R.

Noto fut l’actif promoteur2) pour s’intéresser à ce qu’il est difficile de désigner d’un terme générique, celui de « traumatismes » même au pluriel, qui, bien que communément adopté, semble souvent réducteur au regard de la complexité des problématiques et des enjeux en cause : victimes de catastrophes naturelles, populations de réfugiés, survivants de génocides, victimes de violences d’état, populations sous la guerre, enfants-soldats…, justifieront chacune l’invention de dispositifs et d’approches cliniques originales au croisement de disciplines comme la psychologie, la sociologie, la

1 Voir P. Ryfman (2008) : Une histoire de l’humanitaire, La découverte, Paris.

2 Voir à ce propos : Audet J., Katz J.-F (1999) : Précis de victimologie générale, Dunod, Paris.

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psychopathologie, la psychanalyse, l’anthropologie. Comme nous n’y reviendrons pas, l’objet de ce travail étant ailleurs, mentionnons, pêle-mêle, quelques travaux de référence : M.R. Moro (2002) ; O.

Douville (2008) ; C. Lachal (2006) ; C. Lachal, L. Ouss-Ryngaert, M.R. Moro (20 03); B. Doray et C.

Louzoun (1997) ; F. Maqueda (1999, 2008)…

1.4.5. L’ethnos

Mais comment et sur quoi fonder un droit transcendant tous les droits locaux, comment penser un homme hors toutes singularités, défait de sa culture, quand l’on sait que la conception même de l’Homme connaît d’infinies variétés ? Comment s’entendre sur la définition de l’humanité et de ses droits quand toute tentative se heurte au fait que toutes les collectivités humaines, d’une part n’en partagent pas nécessairement le projet, d’autre part, si elles le partagent, n’en développent pas nécessairement la même conception et n’y mettent pas les mêmes priorités.

Cette pensée de l’universalité recèle une forme de paradoxe dont elle n’a pas tout de suite pris conscience, qui tient à ce que, pour s’exercer, elle se trouve contrainte de concevoir la diversité humaine comme l’une de ses caractéristiques constitutives. Car les frontières ont beau en théorie être des lieux de rencontre (F. Maqueda, 2008)), en pratique elles prennent bien souvent la forme de mûrs et participent au contraire d’un refus de toute altérité ; et, intérieures à une communauté, elles se font ghettos ou multiples modalités d’exclusion ou de « fracture sociale », quand ce n’est pas une volonté génocidaire, de « meurtre du frère » plus que du père, ou encore « destruction de l’ensemble des repères symboliques qui font tenir la langue, la mémoire et le corps » laissant ceux qui sont saisis par cette mélancolie du lien « pris dans des violences et des sidérations, des inhibitions redoutables » (O. Douville, 2006, p. 214).

Ce sont les « conflits », entre guerres civiles et génocides1, comme ceux de l’ex-Yougoslavie et du Rwanda qui, entre autres choses, rappelleront ce que le projet humanitaire avait un instant oublié : que nos frontières ne sont jamais que des compromis historiques transitoires et toujours révisables, et qu’il n’est d’humanité que dans la diversité de ses cultures.

1 Pour une discussion approfondie du terme de génocide et de celui d’ethnocide, voir J.M. Chaumont (2002), op.cit.

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1.5. L’invention de la victimité contemporaine

Cependant, cette légitimité nouvelle de la victimologie et l’acception désormais sereine des troubles post-traumatiques résultent moins d’une révision des théories psychiatriques et psychanalytiques que de la normalisation de la question des victimes et de la diffusion de la représentation du traumatisme dans le monde profane…

Ce sont les victimes qui justifient la victimologie, et non l’inverse. (Fassin et Rechtman, L’empire du traumatisme, p.

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PLAN :

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