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Les principales figures de l’accident

Dans le document tel-00658758, version 1 - 11 Jan 2012 (Page 60-64)

1.2. Citoyenneté. Responsabilité

1.2.4. Les principales figures de l’accident

Cet Accident, s’incarne au 19ième siècle en deux formes hautement symboliques selon qu’il occupe comme scène la vie civile ou le monde du travail, avec l’usine et l’entreprise. Ce sont les accidents de chemin de fer et les accidents de travail, dont nous verrons dans la partie suivante qu’ils sont à l’origine des premières constructions théoriques autour de la notion de traumatisme. Ceux-ci, selon les pays, leur sensibilité et leurs principes juridiques, vont plus ou moins activement susciter la réflexion et cristalliser les débats.

1. 2. 4. 1. Catastrophes ferroviaires

C’est d’abord à travers les plus spectaculaires pour l’époque d’entre eux, les accidents ferroviaires, que cette sensibilité nouvelle émerge et se forme. L’enthousiasme initial que suscita l’invention du chemin de fer fut en effet rapidement pondéré par la découverte des multiples problèmes de sécurité que son fonctionnement occasionnait : incidents d’exploitation et accidents se multiplient, aussi dramatiques que spectaculaires, comme celui qui frappe le 8 mai 1842 le train Paris-Versailles dans la tranchée de Bellevue près de Meudon et fait 55 morts, dont l’amiral Dumont d’Urville et sa famille. A cette époque les portes des compartiments étaient fermées à clé... L’on découvre également bien tardivement les dangers que peuvent engendrer la présence de troubles mentaux chez les cheminots, comme en témoignent plusieurs interventions, à juste titre alarmistes si l’on en croit leurs observations, de Pactet et Regis2.

L’accident ferroviaire suscite dès lors une émotion disproportionnée au regard du danger effectif qu’il représente par rapport à d’autres événements dramatiques3. Et il n’est pas fortuit que l’un des éléments qui frappe à cette époque le plus l’opinion soit l’arbitraire le plus total qui semble décider du sort de ses victimes : partageant pourtant un même compartiment, les unes mourront de la mort la plus atroce alors que les autres y survivront sans souffrir de la moindre contusion, sans parler de celles qui, pourtant physiquement indemnes, présenteront peu après une kyrielle de troubles tout aussi spectaculaires que mystérieux.

1 Ibidem, p. 179.

2 M.F. Pactet (1914) : L’aliénation mentale chez les employés de chemin de fer, Bulletin de la société clinique de médecine mentale, 7ième année ; no 2, p. 44-48 ; no 3, p. 82-86 ; no 4, p. 110.

P. Regis (1914) : L’aliénation mentale chez les mécaniciens et chauffeurs des Compagnies de chemin de fer, Bulletin de la société clinique de médecine mentale, 7ième année ; no 3, p. 87-93.

3 Goulven Guilcher a très bien décrit la fascination de l’époque pour ces voyages en train en même temps que la peur qu’ils suscitaient Voir G. Guilcher (2002) : A la folie des chemins de fer, folie de la presse 1844-1845, Cahiers Victoriens et Edouardiens, N° 55, p. 81-94 ; Un traumatisme qui pouvait rapporter gros, Plein Sud, N°

3, Mai 1995.

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Ces aspects de l’accident ferroviaire contribuèrent à ce qu’il soit perçu comme un phénomène moderne : pas simplement dans le sens où il se produisait dans un moyen de transport moderne, mécanisé, mais aussi parce qu’il apparaissait incarner certains attributs caractéristiques de la condition moderne, de l’existence technologique, industrielle urbanisée, mobile, d’une société de masse. Il déniait aux victimes aucune chance de contrôler leur destin ; il cristallisait en un événement traumatique unique l’impuissance des êtres humains soumis aux technologies qu’ils avaient créées, mais semblaient incapables de maîtriser ; c’était un événement hautement public qui surgissait directement dans les rythmes et les habitudes de la vie quotidienne ; il n’était pas respectueux des classes sociales et des statuts ; il était arbitraire, soudain, inhumain et violent. 1

Cette sensibilité nouvelle donne lieu en Angleterre à une première concrétisation juridique en 1846 sous la forme d’un texte de loi, le Lord Campbell Act, qui autorise les passagers blessés, ainsi que les familles des victimes décédées dans un accident, à demander une compensation à ceux qui, par leur éventuelle négligence, pouvaient en être considérés comme les responsables. Les conséquences en furent doubles.

D’une part une pratique assurancielle se développa à destination des passagers, et naît en 1849 la première compagnie britannique, la Railway Passengers Assurance Company, bientôt imitée par de nombreuses autres :

L’assurance en voyage est une pratique nouvelle dans ce contexte, et son développement prodigieux persuade les âmes craintives qu’il n’y a pas de fumée sans feu. Sur treize sociétés d’assurance fondées entre 1845 et 1850, onze comportent le mot railway dans leur nom, et de nombreux journaux incluent dans leur prix de vente une assurance au porteur contre les accidents de chemin de fer…. La publicité pour les assurances figure sur tous les guides et horaires, les gares sont pleines de placards, et les guichetiers des compagnies poussent à la vente du billet combiné avec le ticket d’assurance (cinq pour cent de commission pour eux et cinq pour cent pour la compagnie) qu’il faut parfois prendre à un comptoir spécial. 2

D’autre part, il s’ensuivit plusieurs arrêts de cours de justice dans lesquels les compagnies ferroviaires furent reconnues pleinement responsables des dommages dont souffraient les voyageurs accidentés et furent condamnées de verser des indemnisations élevées :

L’augmentation du nombre d’accidents et la dégradation de l’image des compagnies créent un sentiment d’hostilité qui conduit les jurys à accorder des dommages et intérêts très importants (plusieurs milliers de livres), selon des critères très flottants, dans les années 1850 et 1860. 3

L’amendement du Lord Campbell Act en 1864, en étendant son champ aux victimes d’accidents suscite une nouvelle vague de recours en justice, dont un nombre non négligeable d’entre eux semblent relever de l’escroquerie délibérée :

Entre 1865 et 1880, une certaine catégorie d’hommes de loi véreux s’associe à des experts médicaux dont les conclusions sont orientées par des dessous de table à valoir sur les indemnités accordées par le tribunal. Ces avocats spécialisés sont bien connus des experts médicaux des compagnies…

1 Ralph Harrington (2001) : The Railway Accident : Trains, trauma, and Technological Crises in Nineteenth-Century Britain , p. 35-36, In Mark S. Micale and Paul Lerner (2001) Traumatic past. History, Psychiatry, and Trauma in the Modern Age, 1870-1930, Cambridge University Press, p. 33-56. Traduction personnelle.

2 G. Guilcher (1991) Le railway Spine, un traumatisme qui pouvait rapporter gros, ronéo, Colloque annuel de la SFEVE, Sceaux, janvier 1991. p. 1.

3 G. Guilcher, ibid.., p. 5.

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Les victimes sont encouragées à exagérer leurs maux, à en simuler –il suffit de lire les journaux pour trouver des précieuses indications-, les passagers indemnes se prétendent blessés, des personnes n’ayant pas emprunté le train accidenté affirment s’y être trouvées, et, pour mettre toutes les chances de leur côté, se procurent frauduleusement après-coup des billets auprès des voyageurs, ou produisent des faux témoins dûment récompensés. Les jurys étant notoirement sensibles à la pitié, on se fait porter sur un brancard, on parle dans un souffle, on fait exprès de ne pas s’alimenter, ou on simule la folie ou la paralysie pendant parfois plus d’un an, dans l’attente du procès. La détermination de la fortune conditionnant le montant des indemnités, on prétend se trouver à la tête d’une entreprise prospère, alors qu’elle est en faillite ou n’existe même pas. Ici encore de faux témoins permettent d’emporter la conviction du jury, tandis que des experts médicaux titulaires de faux diplômes contredisent leurs confrères en plein tribunal et sèment le trouble dans les esprits. 1

C’est dans ce contexte, nous le verrons plus loin, qu’émergera comme une nécessité, une forme nouvelle d’exercice, l’expertise.

1.2. 4. 2. Les accidents de travail

Si, de façon relativement simple2, le système assuranciel offre dans la plupart des cas une solution alternative à la voie juridique, il en est autrement avec l’autre grand type d’accident dont l’importance marque le 19ième siècle : l’accident de travail. Car les enjeux en sont plus complexes, recouvrant en grande partie les luttes sociales et la conquête progressive par la classe ouvrière de droits nouveaux3.

Pour prendre la mesure du chemin que va devoir parcourir la seconde moitié du 19ième siècle en la matière, il suffit de revenir à l’année 1839 et à un arrêt pris par la Cour d’appel de Toulouse, dont la teneur est exactement semblable à celui de la cour de Lyon en 1836 pour une affaire identique. Ces arrêts venaient en réponse à la demande de réparation faite par deux ouvriers qui avait été blessés par un de leurs collègues au service du même « maître », et en avaient demandé réparation à ce dernier. Les deux Cours avaient rejeté les demandes aux motifs…

… qu’il y a de la part de celui qui consent à fournir assistance salariée ou officieuse pour un travail quelconque, acceptation des chances de danger qu’il peut présenter […] que les risques que peut présenter leur travail sont compensés vis-à-vis du propriétaire, par le salaire spécial de leur genre d’occupation. 4

Le domaine des accidents de travail va être ainsi et le catalyseur et le champ privilégié d’élaboration d’un principe juridique nouveau, la responsabilité sans faute. Car le débat de fond porte sur la causalité de ces accidents et leur imputabilité.

C’est donc particulièrement autour du problème de la sécurité au travail et de déterminer à qui revient sa charge que se cristallisent les débats. Malgré de très fortes résistances, les années 1840-50

1 Ibid., p. 5.

2 Mais selon des modalités parfois sensiblement différentes d’un pays à l’autre.

3 Nous nous sommes ici presque exclusivement intéressés à l’évolution telle qu’elle s’est développée en France.

Mais il en a été, à quelques détails près, de même dans de nombreux autres pays à la même époque. L’on peut s’en former une idée pour ce qui concerne l’Angleterre dans l’article suivant : Les accidents de travail en Angleterre, Un projet de loi, Annales d’hygiène publique et de médecine légale, 1907, série 4, No 7, p. 170-73.

4 F. Ewald, op. cit., p. 98.

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voient, au niveau des jurisprudences, sa responsabilité progressivement incomber au chef d’entreprise. Une décision de la Cour impériale de Lyon datant du 13 décembre 1854 en offre un exemple significatif : « (cette obligation) exige du patron non seulement de sérieuses précautions pour écarter ou réduire le risque du travail, mais encore toutes les précautions compatibles avec les nécessités de son industrie. » (F. Ewald, p. 195)

Dans cette évolution, un arrêté fait date, l’arrêt Cames du Conseil d’Etat du 21 juin 1895, qui reconnaît pour la première fois droit à indemnisation à un ouvrier de l’arsenal de Tarbes, propriété de l’Etat, victime d’un accident de travail ayant entrainé une blessure dont l’origine était un éclat de métal projeté sous le choc d’un marteau-pilon ; accident banal survenu sans qu’aucune faute n’ait été commise, ni de la part de l’ouvrier, ni de l’Etat. La décision stipulait :

C’est le service public qui embauche, qui fournit les matières, qui installe les machines, qui règle les conditions de fonctionnement de l’atelier ; si un accident se produit dans le travail, et s’il n’y a pas faute de l’ouvrier, le service public est responsable et doit indemniser la victime. 1

Ce principe qui, pour un temps, ne valut que pour le service public, va s’étendre, non sans vifs débats, à l’ensemble des accidents de travail avec la loi du 9 avril 1898, qui consacre la responsabilité sans faute de l’employeur en la matière.

La loi du 9 avril 1898 sur les accidents de travail proposait une toute nouvelle manière de gérer les rapports de causalité-responsabilité. D’un côté, elle inscrivait l’accident dans une causalité objective, où la conduite de l’ouvrier se trouvait objectivée comme élément du processus de production dont il dépend. Causalité purement matérielle qui, par là même, ne pouvait plus laisser place à la subjectivité d’une faute. Et, d’un autre côté, la loi instituait un droit à réparation indépendant de ces relations de causalité, articulé sur une notion renouvelée de la relation de travail. Le risque professionnel, en effet, relève bien plus d’un droit contractuel que d’un droit délictuel : il suppose que l’on conçoive un rapport de « solidarité » des patrons et des ouvriers, au sein du tout constitué par l’entreprise, et, en fonction de cette relation, la distribution respective des profits et des charges.2

La loi cependant représente un compromis entre les droits des ouvriers et les intérêts de l’industrie, car si d’un côté le principe de responsabilité automatique de l’employeur est adopté, y compris dans les cas d’accidents imprévisibles et même de faute de l’ouvrier, de l’autre coté le montant des indemnités sera forfaitaire et calculé à partir du taux d’incapacité et du salaire. De plus, il deviendra impossible, sauf cas de faute inexcusable ou intentionnelle de l’employeur, d’intenter une quelconque action en justice contre ce dernier.

Ceci conduira en 1946 à la création de la sécurité sociale qui fera disparaître le lien entre salariés et employeurs puisqu’elle se substituera à ces derniers pour gérer et verser les indemnisations sur le fond constitué par leur cotisation à la branche accidents du travail/maladies professionnelles.

1 Conclusions Romieu-Sirey, 1897, p. 33, cité par F. Ewald.

2 F. Ewald, op. cit., p. 349-50.

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1.2. 4. 3. Les accidents de la vie quotidienne

L’on trouve également la remarquable expression de ce souci nouveau pour l’accident, dans la pratique des ex-voto, objets ou peintures pour les plus riches, billet de quelques lignes pour les plus humbles, comme ceux offert par des survivants de tels malheurs en remerciement à Notre Dame de la Garde de Marseille pour avoir échappé de peu à la mort (F. Reynaud, 1997).

Témoignage d’événements bien loin de ces catastrophes aussi spectaculaires que médiatisés, ils donnent à voir une autre chronique de l’insécurité et du drame, celle des accidents se produisant au cœur même de la vie quotidienne, dans l’espace familier de la rue ou du quartier, dans les activités usuelles et routinières ; événements souvent passés inaperçus, échappant à la rubrique des faits divers tant ils semblent banals, mais qui ont profondément marqué leurs victimes et leurs proches : incendies, emballements de chevaux, épidémies, agressions, tempêtes maritimes dont réchappe un bateau de pêche, etc. en composent l’iconographie riche et émouvante.

En voici quelques uns, parmi beaucoup d’autres : La chute d’Eugène Autard et l’ascenseur de Notre-Dame de la Garde (1992), Un accident de la circulation au cours Belsunce (1897), L’attentat de Pas-de-Laniers (1892), le danger des lampes à pétrole (1883), L’explosion du boulevard Perrier (1885), un acte de banditisme (1884), Une automobile contre un arbre (1884)…

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