• Aucun résultat trouvé

PARTIE THEORIQUE

3. Parcours individuels

3.4. Le narcissisme à l’épreuve de l’enfermement

3.4.1. L’idéal confronté à l’enfermement

Molina (1989) s’intéresse aux moines et aux prisonniers « deux populations

caractérisées par la vocation ou l’adhésion à un idéal fortement investi, l’une ayant choisi volontairement l’enfermement, l’autre ayant accepté et encouru le risque. » Pour lui, dans le

« travail de l’idéal aux prises avec l’enfermement, » (ibid) l’individu enfermé passe par trois phases : l’initiation, la négociation et le dépassement ou la mort. La phase d’initiation est celle du choc dont nous avons parlé précédemment, face auquel l’individu doit faire le «

deuil de la perte du dehors, » (ibid) jusqu’à ce que celui-ci devienne un monde « parallèle. »

(ibid) La discipline et les objectifs institutionnels ne correspondent alors pas toujours à ceux de la personne accueillie. La phase de négociation est celle durant laquelle l’individu s’adapte à l’institution. Il « se confond avec elle et en reproduit le rêve, le répète et confond

les avatars de sa vie avec ceux de l’institution, sans vivre réellement des tâches humaines plus personnalisantes. » (ibid) La phase de dépassement ou de mort est celle où l’individu « piégé du dehors et du dedans, il expérimente la vraie prison, d’où personne ne peut faire sortir personne. » (ibid) Il continue toutefois à chercher l’idéal en se confrontant à une

difficulté : « l’espace et le temps confondu en oubli de la clôture deviennent un lieu de deuil

et de nostalgie. » (ibid)

Cet idéal que l’institution vient bouleverser peut renvoyer au moi idéal, c’est-à-dire « un idéal de toute-puissance narcissique forgé sur le modèle du narcissisme infantile, » dans lequel il existe « une indifférenciation du moi et du ça. » (Laplanche, Pontalis, 1967) Il peut également renvoyer à l’idéal du moi, c’est-à-dire une « instance de la personnalité résultant

de la convergence du narcissisme (idéalisation du moi) et des identifications aux parents, à leurs substituts et aux idéaux collectifs. En tant qu’instance différenciée, l’Idéal du moi constitue un modèle auquel le sujet cherche à se conformer. » (ibid) L’idéal du moi est donc

fortement lié au surmoi et au narcissisme secondaire. Ce dernier, qui « qui « désigne un

retournement sur le moi de la libido, retirée de ses investissement objectaux, » (ibid) est en

équilibre constant entre les investissements du moi et les investissements d’objets.

3.4.2. Narcissisme et vieillissement

Pour les personnes âgées vivant en EHPAD, ce n’est pas seulement l’institution qui vient bouleverser le narcissisme et l’idéal du moi, mais aussi la vieillesse. En effet, « Comment accepter d’être ce que l’on redoute tellement de devenir ? Comment admettre,

avec quel trésor d’humilité, quelle force de renoncement, qu’il n’y a plus d’autre solution que de rejoindre ceux qui, comme soi-même, sont contraints au non-choix ? » (Billé, 2005).

L’avancée en âge force l’individu à se désinvestir. « Le vieillissement serait en somme une lutte permanente entre l’investissement affectif de soi-même et le désinvestissement qui aboutit à la mort. » (Balier, 1976). Ce désinvestissement peut être renforcé par le fonctionnement social. En effet, « nous avons vu qu’à l’idéal du moi de l’adulte jeune

correspondait la plupart du temps un idéal de société basé sur le pouvoir, le prestige, l’efficacité. On comprend que les phénomènes biologiques liés à certains événements sociaux comme la retraite constituent une base narcissique atteignant l’Idéal du moi et précipitent

par là-même le désinvestissement de soi-même et la survenue de la mort. » (ibid) Dans ce

cas, s’accrocher à son passé peut être une façon de protéger son narcissisme. En effet, « l’attachement au passé, par exemple, qui est une forme de manifestation du narcissisme,

ne peut se comprendre si on ne l’intègre pas dans une approche globale des processus sociaux. Le narcissisme joue à ce niveau un rôle de résistance au changement que l’étude des rapports entre classe d’âge met en évidence. » (ibid)

3.4.3. Narcissisme et violence

Les personnes incarcérées présentent souvent un narcissisme défaillant. Bergeret s’intéresse à la notion de « violence fondamentale », « considérée comme un « instinct » de

type animal et non comme une « pulsion » au statut économique et relationnel plus élaboré. » (Bergeret, 1984). Elle vise à la survie du moi et non à une autre satisfaction

pulsionnelle. Il la distingue de « l’agressivité (qui) vise à nuire à l’objet, éventuellement à le détruire, alors que la violence fondamentale s’intéresse avant tout au sujet, à sa conservation » (Bergeret, 1995). Dans les deux cas, le narcissisme est directement mis en jeu, dans son équilibre entre les investissements du moi et des objets.

De son côté, Balier qui s’est intéressé au narcissisme des personnes âgées, a également travaillé sur son lien avec la violence. En plus des notions d’acting out (où le sujet montre à l’autre son angoisse, parfois inconsciemment) et de passage à l’acte (décharge des tensions non mentalisée), il introduit le concept de recours à l’acte (Balier et al, 1997) dans la clinique des auteurs de violence sexuelle. Pour lui, le recours à l’acte se rapproche de la décharge motrice que l’on peut observer chez le bébé. Ces sujets, qui ont souvent été

instrumentalisés pour satisfaire le désir ou le narcissisme de l’autre, ils utilisent à leur tour l’autre comme un objet déshumanisé pour faire face à leur narcissisme défaillant. Le

recours à l’acte permet alors d’éviter tout travail d’élaboration, qui induirait un autre qui puisse la recevoir, ce qui est menaçant.

3.4.4. Narcissisme et religion

Embrasser la vie monastique peut aussi mettre en jeu le narcissisme, comme le

montre l’étude de Charron (1992). Ce dernier « présente la conversion de François (d’Assise)

comme une crise d’identité marquée par un narcissisme axé sur la grandiosité. Après la blessure narcissique de la défaite d’Assise dans la guerre contre Pérouse, le désir de grandiosité princière de la jeunesse de François laisse place au projet de devenir le plus pauvre d’entre tous. Ce passage s’opère par l’identification à Jésus comme interdit de la toute-puissance narcissique, par l’épuration du désir, le décentrement de soi et l’ouverture à la fraternité. Toutefois, François ne veut pas simplement être pauvre, mais le plus pauvre, non pas seulement l’humble, mais l’humilié, superlatifs qui signent la persistance de la grandiosité. Mais cette tendance narcissique se voit sans cesse équilibrée, chez François, par l’ouverture à l’altérité et à l’amour. » (Marcaurelle, 2001).

3.4.5. Narcissisme et travail

Le travail, enfin, met en jeu le narcissisme de l’individu, pris comme nous l’avons vu précédemment entre son idéal et une réalité de terrain qui le rend impossible à appliquer dans sa totalité. En parlant des soignants en psychiatrie, Roussillon (2004) explique ainsi leur malaise professionnel : « Je ferai l’hypothèse que l’une des sources essentielle de ce malaise

tient dans le processus identificatoire des soignants aux patients présentant une souffrance narcissique qui menace leur sentiment d’identité, et qui forment les gros bataillons que la psychiatrie reçoit. » Nous pouvons aisément transposer cette hypothèse à la maison de

retraite et à la prison, entraînant chez le professionnel des mécanismes de différenciation de l’autre pour faire face à la menace narcissique.

3.4.6. La passivation

L’institution totale met l’individu en position de passivation, au sens de Green (1999) qui la distingue de la passivité. Pour lui, la passivation s’impose à l’individu qui la subie et renvoie à la détresse psychique du nourrisson, alors que la passivité est rattachée à la libido et peut être un mode de jouissance recherchée. Ainsi, en EHPAD, « dans ce nouvel

environnement, qui implique le mode passif (…), le vieux perd son pouvoir d’agir et le sentiment d’être utile : il est celui dont on s’occupe. Il faut donc l’occuper. (…) le vieux ne dispose plus des moyens qui, dans la vie courante, servent fréquemment de dérivatifs et de compensations au vide et à l’ennui (consommation, parfois compulsive, de drogues, de loisirs, de voyages, d’alcool, d’aliments, etc.) » (Pellissier, 2003). Compensations contre

lesquels les monastères luttent.

Parfois, la passivation interagit avec une lutte contre la passivité : « Nos patients à l’allure hypervirile relèvent de l’organisation narcissique phallique qui idéalise les fonctions attribuées au pénis : le visible, l’extérieur, les agissements, aux dépens de l’intérieur, de la mentalisation, de la réceptivité et donc de la passivité. L’hypervirilité serait une sorte de formation réactionnelle contre le féminin, le maternel. » (Francese et Anavi, 2013)

Cette passivation me semble aussi associée à une forme d’humiliation. En effet,

l'institution totale ne ferait-elle pas vivre une forme d'humiliation à l'individu en le mettant en retrait de la société, dans une forme d’ostracisme entraînant des mouvements de survie et d'agression? Ce phénomène pouvant être renforcé par l’enfermement qui fait

ressurgir des angoisses archaïques et mortifères.