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Chapitre 1 : PROBLÉMATIQUE

1.2 La société sénégalaise : rapport à l’éducation

Comme partout ailleurs dans le monde, le Sénégal a mis en place en 2013 sa première université publique numérique à distance, l’université virtuelle du Sénégal (UVS). Cette institution est venue s’intégrer à un cadre géographique, social, …, qui interfère avec son organisation et qui, plus que le dispositif de formation lui-même, pourrait fortement déterminer l’expérience de ses étudiants (Lenoir, 2009). Sans prétendre à l’exhaustivité, cette seconde section de la problématique présente quelques éléments de l’environnement de l’étudiant, marqué par un faible niveau général de scolarisation de la population et une confrontation entre des conceptions culturelles de l’éducation et des possibilités de mutationspermises par la technologie.

1.2.1 Niveau général d’éducation de la population sénégalaise L’UVS est implantée dans un pays en développement d’Afrique subsaharienne dont la population était estimée dernièrement à 14 799 879 habitants (ANSD, 2016b). Avec près de 41,1% de son budget investi en éducation, le Sénégal est le pays de la sous-région qui investit le plus de ressources publiques dans ce secteur (BREDA, 2012). Après s’être engagé, en tant que pays membre de l’UNESCO, à atteindre les objectifs d’Éducation pour tous à l’horizon 2015 (EPT), le pays continue à viser l’Objectif de développement durable (ODD) n°4, relatif à

l’éducation, pour réduire la distance qui lui reste à parcourir pour faire partie des « sociétés du savoir » auxquelles il aspire tant (MESR, 2013a, p. 12).

Entre autres facteurs qui creusent cette distance, il y a l’analphabétisme et la sous-scolarisation de la population (ANSD, 2017b; PASEC, 2014). Selon la conception de l’analphabétisme adoptée par l’Agence nationale de la statistique et d la démographie du Sénégal (ANSD), environ 45,4% de la population générale du pays représentent des personnes qui ne savent pas « à la fois lire et écrire un énoncé simple et bref se rapportant à la vie quotidienne en le comprenant (…) dans une langue quelconque » (ANSD, 2014, p. 73). Le niveau de poursuite des études au Sénégal est aussi relativement faible : le tableau suivant montre que sur les 55% de population scolarisée en 2016, moins de la moitié des personnes inscrites au primaire atteignent le niveau de la licence.

Tableau 2: Proportion de la population sénégalaise sur les différents niveaux d'éducation en 2016

Tableau recomposé à partir du Tableau 2 (Répartition de la population du Sénégal par grands groupes d’âges en 2016) d’après ANSD (2016b, p. 6)

À une échelle plus large, ce faible niveau d’éducation pourrait s’expliquer par ce qu’il existe au Sénégal une diversité d’offres de formations, parallèles à celle formelle, qui ne garantissent pas forcément la littératie et la professionnalisation de leurs apprenants (Ministère de l'Education nationale, 2014). Ce poids important de personnes analphabètes ou sous-scolarisées, surtout lorsqu’elles sont de chefs des ménages ou des mamans,

NIVEAU D’EDUCATION MASCULIN FEMININ ENSEMBLE % POPULATION TOTALE

Préscolaire (3-5 ans) 660 330 622 087 1 282 417 9% Primaire (6-11 ans) 1 203 884 1 135 950 2 339 834 16% Moyen (12-15 ans) 705 465 665 193 1 370 658 9% Secondaire (16-18 ans) 478 520 457 090 935 610 6% Licence (19-21 ans) 436 302 426 730 863 032 6% Maîtrise (22-23 ans) 264 736 270 809 535 545 4% Doctorat (24-26 ans) 359 880 385 267 745 147 5% TOTAL 8 072 243 55%

Concernant le modèle de formation antérieure8 reçue, l’élève qui accède aux études supérieures n’aura pas été

souvent exposé à des enseignements pouvant le préparer à suivre efficacement des cours à distance. De plus, contrairement aux pays du Nord, les systèmes éducatifs d’Afrique subsaharienne sont généralement marqués par une faiblesse de la qualité des enseignements et apprentissages. Les raisons liées à cette situation sont principalement : l’insuffisance d’intrants comme la qualification des enseignants, les curricula et approches pédagogiques, la taille des classes, l’accès à des manuels et à des outils technologiques en soutien aux enseignements, etc. (Depover, 2017; Pryor, Akyeampong, Westbrook, & Lussier, 2012; UNESCO, 2017). Les défis de rétention et d’efficacité auxquels fait face particulièrement le système éducatif du Sénégal sont soulevés par différentes études (ANSD, 2017b; PASEC, 2014). Mais encore, en 2014 seuls 34,3% des candidats au CFEE (Certificat de fin d’études élémentaires), réussissaient à obtenir leur premier diplôme d’études (ANSD, 2017b). Durant le cycle primaire, en français (langue officielle et de travail) et en mathématiques (deux disciplines aussi incontournables pour la poursuite des études dans de bonnes conditions), beaucoup d’élèves n’arrivaient pas au seuil « suffisant »9 en fin de cycle primaire : 38,8% sont en

dessous du seuil « suffisant » en lecture et 41,2% sont en dessous du seuil « suffisant » en mathématiques (PASEC, 2014). À la fin des études secondaires, le taux d’échec est relativement important face à un taux de réussite au Baccalauréat de 36,5% en 2016, sans parler des variations entre les régions du pays (Office du Baccalauréat, 2016). Ainsi, même si le Sénégal, à l’instar de beaucoup de pays du monde, adopte officiellement un virage vers des pédagogies plus actives, les pratiques enseignantes demeurent malgré tout centrées sur l’enseignement et ne permettent pas l’expression des compétences des apprenants et leur autonomie (Thiam & Chnane-Davin, 2017).

Cette situation générale de l’éducation au Sénégal, qui détermine étroitement le profil des élèves qui accèdent à l’enseignement supérieur, fonde particulièrement les avis réticents à l’affectation dans une université numérique de jeunes bacheliers, sortant directement de l’enseignement secondaire. Compte tenu des contraintes liées aux études à distance abordées plus haut, l’UVS serait inadaptée pour ces apprenants, en raison de leurs aptitudes académiques, de leurs habitudes antérieures d’apprentissage, de leur appui motivationnel (Ba, 2015; Ba & Dia, 2014). Les caractéristiques des étudiants africains inscrits à des FAD avaient déjà été pointées comme obstacle important dans la réussite de leur formation. Déjà composés essentiellement de professionnels matures en formation continue et en quête d’ascension, les étudiants africains à distance se montrent généralement peu familiers aux environnements numériques de travail et se laissent surprendre, pour

8 Aux niveaux primaire, moyen et secondaire

9 « Le seuil « suffisant » de compétence permet de déterminer la part des élèves qui ont une plus grande probabilité de

maitriser ou non les connaissances et compétences jugées indispensables pour poursuivre leur scolarité dans de bonnes conditions » (PASEC, 2014)

la plupart, par les exigences de volume et de rythme de travail de la FAD (Karsenti & Collin, 2010). Nous n’avons pas vu d’étude menée en contexte africain et portant sur le même type de profil d’étudiants à distance que celui de l’UVS.

Voyons maintenant d’autres aspects, plus culturels, de la société sénégalaise en lien avec l’éducation.

1.2.2 Ancrage dans des valeurs culturelles et ouverture à la technologie

1.2.2.1 Quelques valeurs profondes

La société sénégalaise dans laquelle a grandi l’étudiant de l’UVS a une certaine conception de l’éducation formelle comme non formelle, fondée sur une nécessité d’aller quérir la connaissance. Cette conception suppose tout d’abord l’idée de mouvement et de déplacement du lieu d’habitation de l’apprenant vers un lieu dédié (l’école) et une personne (le maître), supposés détenir la connaissance. Ce processus de quête du savoir suppose un certain investissement personnel de l’apprenant, en termes d’endurance, de difficultés à surmonter et de soumission à l’autorité du maître ; ce qui justifie quelque part le rapport hiérarchique à l’éducateur et l’approche transmissive adoptée généralement par ce dernier. Cette orientation épouse une certaine conception de l’éducation traditionnelle ancrée dans la religion et les importantes fonctions éducatives incarnées par le guide religieux et l’enseignant coranique au Sénégal (Charlier, 2002). Cette conception de l’école est enfin exclusivement rattachée à la forme présentielle et traditionnelle de la formation : l’école avec ses quatre murs et ses classes. Cela est d’autant plus ancré pour les études supérieures, car la représentation la plus généralement partagée concernant le baccalauréat10, c’est qu’il représente le parchemin de l’émancipation

sociale, qui permet de quitter la campagne pour la ville, les régions pour Dakar la capitale, ou de s’envoler vers l’étranger. Ainsi donc, l’’enseignement supérieur, en ce qu’il permet de passer du statut d’élève à celui d’étudiant, est associé à une mutation sociale vivement attendue par le bachelier mais aussi par sa famille et sa communauté. Par son organisation, le modèle de l’UVS cherche à garder l’étudiant dans son territoire ; ce qui peut aller à l’encontre des attendus des familles sénégalaises.

1.2.2.2 Des éléments d’une certaine dualité

En ce contexte de globalisation, la société sénégalaise, partagée entre enracinement et ouverture, présente une certaine dualité. Profondément communautaire, la vie au Sénégal est des plus actives et sociables, parce que bâtie sur des rencontres régulières, sur le partage, le dévouement et la présence des uns pour les autres. Mais

en adoptant en masse la téléphonie mobile et l’internet11, les populations sénégalaises virtualisent de plus en

plus leurs pratiques et communications sociales, apprécient l’efficacité des services numériques comme la bancarisation mobile et prennent plus ou moins conscience des grandes possibilités d’information et d’éducation offertes par la technologie (H. N. Sall, 2015). En raison de la créativité naturelle de l’Africain et du Sénégalais (B. D. Dieng, Seck, & Sall, 2017; Toure, Karsenti, Lepage, & Gervais, 2014), les usages de la technologie et l’ouverture au monde opèrent de telles mutations dans la vie et les rapports sociaux que certaines valeurs culturelles profondes – même celles précédemment évoquées – en sont parfois profondément remises en question (Depover, 2017). Ces mutations socio-économiques touchent particulièrement la jeune génération, mais n’épargnent point le reste de la population, instruite comme analphabète, vivant en milieu urbain, comme en milieu rural (B. D. Dieng et al., 2017). Nos années d’enseignement et d’administration scolaire nous ont permis de nous rendre compte que l’autorité et la connaissance, culturellement attribuées au maitre, sont de plus en plus dénigrées par des élèves, de plus en plus conscients de la démocratisation de la connaissance offerte par l’internet et le numérique. Cependant, ces apprenants manquent souvent de formation pour rechercher la bonne information, l’intégrer efficacement dans leurs apprentissages, bref pour apprendre tout seuls en ligne. Ainsi, malgré l’ouverture de la société sénégalaise aux opportunités de la technologie, une bonne frange de la population reste sceptique quant à l’option d’une formation exclusivement basée sur la technologie et soutenue particulièrement par l’internet et l’ordinateur (Caramel, 2015; Diop, 2015). Ces facteurs de blocage concernent même le personnel enseignant, devant mettre en œuvre les formations basées sur la technologie, et se reflètent sur les approches pédagogiques adoptées. Parlant de l’intégration des TIC en éducation, Toure et al. (2014) arrivent à la conclusion que « la convivialité et la socialité des Africains (…) peuvent aussi être annihilées ou tout au moins étouffées par des systèmes universitaires hautement hiérarchisés qui privilégient le travail disciplinaire et l’avancement individuel au détriment du travail transdisciplinaire et collaboratif » (p. 83).

1.2.2.3 Une politique de développement fondée sur le numérique Cette forte pénétration du numérique et des technologies semble être l’aboutissement d’une vision politique globale résumée dans la « Stratégie Sénégal numérique 2016-2025 », par laquelle le Sénégal cherche à accélérer son développement économique (République du Sénégal, 2018). Les principaux axes de cette stratégie consistent précisément en « un accès ouvert et abordable aux réseaux et services numériques (…), une administration connectée au service du citoyen et des entreprises (…), la promotion d’une industrie du

11 Au 30 juin 2019, les taux de pénétration de l’internet et de la téléphonie mobile au Sénégal étaient respectivement de

70,46% et 107,92% (ARTP, 2019a, 2019b) : le parc général de téléphonie mobile dépasse depuis plusieurs années déjà la population du pays.

numérique innovante et créatrice de valeur (et) la diffusion du numérique dans les secteurs économiques prioritaires » (République du Sénégal, 2018, pp. 12-13).

Soutenue par le secteur privé, cette stratégie se déroule de manière inégale, avec des actions plus concrètes dans les secteurs de l’éducation, de la santé et de l’administration que dans le domaine de l’agriculture par exemple (ibid.). Doté d’une assez bonne connectivité réseau vers l’international avec une bande passante de 172Gbps et d’une bonne infrastructure réseau nationale, le Sénégal compte quatre fournisseurs d’accès à internet à la date du 1e juin 2019 (ARTP, 2019a). Telles sont quelques raisons pour lesquelles le Fonds africain

de développement, l’un des premiers bailleurs de l’UVS, avait jugé l’environnement technologique du Sénégal globalement favorable pour abriter l’université numérique qu’est l’UVS (Fonds Aricain de Développement (FAD), 2013). Mais la couverture du territoire national et la performance de la connectivité à internet restent incomplètes.

Dans la section suivante, nous analysons l’environnement du sous-secteur de l’enseignement supérieur dans lequel s’intègre l’UVS.