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L’Afrique dans le calcul stratégique du Brésil de Lula da Silva

CHAPITRE 1 : L’ÉTUDE DU CHANGEMENT DANS LA POLITIQUE ÉTRANGÈRE

1.3. L’Afrique dans le calcul stratégique du Brésil de Lula da Silva

Il apparaît clairement dans la littérature que la politique africaine du Brésil sous le gouvernement Lula da Silva est une des grandes illustrations de l’évolution de la politique étrangère brésilienne dans son renforcement de la coopération Sud-Sud. En effet, si les années 1990 ont été marquées par un certain éloignement entre l’Afrique et le Brésil, le début des années 2000 verra la mise en place par le gouvernement brésilien d’une politique de rapprochement avec le continent africain. Sous la présidence de Fernando Henrique Cardoso, les relations diplomatiques et commerciales étaient essentiellement orientées vers les pays africains de la Communauté des pays de langue portugaise (CPLP)3 et vers les partenaires historiques comme l’Afrique du Sud et le Nigeria. Contrairement à son prédécesseur, le président Lula da Silva a impulsé une nouvelle dynamique à la politique africaine de son pays en allant au-delà des relations avec les pays lusophones du continent (Ribeiro, 2007 ; Lafargue, 2008 ; Lechini, 2008 ; Cervo, 2010 ; Saraiva, 2010 ; White, 2010 ; Leite, 2011 ; Miyamoto, 2011 ; Rizzi et al., 2011). Cette redéfinition de la politique africaine du Brésil a

3 La CPLP a été créée en 1996 et outre le Brésil, elle regroupe le Portugal, l’Angola, le Cap-Vert, la Guinée- Bissau, le Mozambique, Sao Tomé-et-Principe et le Timor oriental

notamment été démontrée par un dynamisme diplomatique et commercial sans précédent. Lyal White (2010) souligne que la stratégie du Brésil en Afrique sous la présidence Lula reposait sur trois piliers : « la diplomatie politique, le néomercantilisme et la coopération au développement » (2010 : 228). Deux aspects sont particulièrement présents dans l’analyse de la réorientation de la politique africaine du Brésil dès 2003.

Le premier aspect concerne les principaux axes stratégiques de cette réorientation. Trois aspects sont généralement décrits dans la littérature comme les principaux leviers du rapprochement entre l’Afrique et le Brésil sous la présidence Lula. Il y a la consolidation des relations diplomatiques entre l’Afrique et le Brésil, la hausse des échanges commerciaux et des investissements brésiliens en Afrique et l’importance de la coopération en matière de développement, notamment dans le domaine de la coopération technique (Ribeiro, 2007; Lechini, 2008; de Freitas Barbosa et al., 2009; White, 2010; Iglesias et Costa, 2011; Leite, 2011; Miyamoto, 2011; Rizzi et al., 2011; Santander, 2011; Muggah et Hamann, 2012; Inoue et Vaz, 2012; Stolte, 2012).

À titre d’illustration, au niveau diplomatique, au-delà des nombreuses visites du président Lula en Afrique, six ambassades ont été rouvertes durant son premier mandat (Éthiopie, Tanzanie, Cameroun, République démocratique du Congo, Togo et Zambie) et six nouvelles ont été ouvertes (Guinée, Guinée équatoriale, Soudan, Bénin, Botswana, Sao Tomé et principe) (de Freitas Barbosa et al., 2009 ; Seibert, 2011). Sur les 35 ambassades ouvertes à l’étranger par Brasilia entre 2003 et 2011, 16 l’ont été en Afrique (Santander, 2011) où le pays compte actuellement plus de représentations diplomatiques que le Royaume-Uni par exemple4. Parallèlement, le nombre d’ambassades africaines à Brasilia est passé de 13 à 29 entre 2003 et 2010 (Patriota, 2011 ; Santander, 2011).

Au niveau commercial, entre 2000 et 2011, les échanges commerciaux entre le Brésil et le continent sont passés de 4,2 milliards $ US à 27,6 milliards $ US (Stolte, 2012). Sur le plan de la coopération au développement, la suppression ou la réduction de la dette de pays

africains, l’aide dans la lutte contre la pauvreté et contre le sida, l’offre d’assistance technique notamment dans le secteur agricole ont été des instruments largement utilisés (de Freitas Barbosa et al., 2009; White, 2010; Stolte, 2012).

Le second aspect porte sur les facteurs régissant le calcul stratégique à la base de la réorientation de la politique africaine du Brésil. Un des plus grands spécialistes des relations afro-brésiliennes, José Flavio Sombra Saraiva (2002) évoque cinq raisons principales au renouveau de la politique africaine du Brésil à partir de 2003 (Saraiva ; 2002 : 13-17). Il y a tout d’abord l’importance du continent africain dans la stratégie d’insertion internationale de Brasilia, chose qui est largement partagée dans la littérature. En deuxième lieu, il y a la dette historique du pays par rapport à l’Afrique qui nécessite « une politique spécifique, publique et légitimée par la société brésilienne » (2002 : 14). La troisième raison concerne la place de l’Afrique dans le calcul politique et économique du Brésil sur la scène internationale. La quatrième raison souligne la volonté des pays africains de dialoguer avec le Brésil (2002 : 16). La dernière raison fait référence à la volonté de Brasilia de renforcer ses liens avec les pays lusophones, le Portugal en premier lieu, mais aussi avec les pays africains de la CPLP.

La primauté accordée par Saraiva à l’argument de l’insertion internationale à travers la consolidation de la coopération Sud-Sud est la plus répandue dans la littérature. Claudio Ribeiro (2007) rappelle que si les années 1980 et 1990 ont vu une baisse de l’intensité de la coopération commerciale entre le Brésil et l’Afrique, l’arrivée au pouvoir de Lula a coïncidé avec un accroissement des échanges commerciaux entre le Brésil et les pays africains et ceci a constitué un des axes fondateurs du rapprochement entre les deux parties. Pour Ribeiro, cette redynamisation des relations commerciales afro-brésiliennes et plus généralement de la politique africaine du Brésil illustre la place prépondérante de l’Afrique dans sa stratégie d’insertion internationale.

Ribeiro souligne également que le renforcement de la coopération commerciale avec l’Afrique était un moyen pour le gouvernement Lula da Silva de favoriser le développement et l’expansion à l’international des entreprises, en particulier celles du secteur privé et le continent africain apparaît comme une région propice à cette expansion (Ribeiro, 2007 : 208- 209). De Freitas Barbosa et al. (2009) s’inscrivent également dans cette perspective

d’insertion internationale en observant les trois objectifs principaux du renouvellement des relations du Brésil avec l’Afrique à savoir « la diplomatie Sud-Sud comme moyen de consolider son leadership mondial ; la candidature brésilienne à un siège au Conseil de sécurité des Nations unies et le programme des biocarburants » (de Freitas Barbosa et al., 2009 : 72).

La littérature fait donc état de la première raison développée par Saraiva et considère que la réorientation de la politique étrangère brésilienne envers le continent africain répond essentiellement à trois objectifs. D’abord, il y a la volonté brésilienne de diversifier ses partenariats politiques et économiques pour assurer son insertion internationale. Le rapprochement avec l’Afrique observé à partir de 2003 constitue donc un pilier du calcul stratégique de Brasilia dans sa volonté de consolider la coopération Sud-Sud, élément important de sa stratégie d’insertion internationale (de Oliveira, 2005).

Ensuite, le Brésil voulait profiter des opportunités qu’offre l’Afrique en matière de commerce et d’investissement. Pour Brasilia, l’augmentation des échanges commerciaux ainsi que des investissements des grandes compagnies brésiliennes comme Petrobras ou Odebrecht ne peut être que bénéfiques pour l’économie du pays (Ribeiro, 2007 ; Cervo, 2010 ; White, 2010 ; 2013).

Enfin, il y a la question de la dette qu’aurait le Brésil envers l’Afrique qui est souvent reprise dans le discours comme facteur explicatif de ce rapprochement. S’il est vrai qu’il est difficile, voire impossible, de faire abstraction des liens historiques, ethniques et culturels quand on analyse les relations entre l’Afrique et le Brésil (Captain, 2010 ; Cicalo, 2014 ; Saraiva, 2012), il apparaît cependant que la réorientation de la politique africaine du Brésil sous Lula répond surtout à des intérêts politiques et économiques. Ainsi, comme pour l’étude de la politique étrangère du Brésil, la littérature analyse la réorientation de la politique africaine du Brésil observée sous Lula da Silva en s’attardant sur la place de l’Afrique dans la stratégie brésilienne de consolider ses relations avec les pays du Sud. Comme l’expriment assez bien Ribeiro et Malaquais (2009) :

L’élection de Lula a enclenché une nouvelle dynamique. Très vite, dans la rhétorique et la pratique, les relations Sud-Sud ont pris le devant de la scène diplomatique. Le nombre record de voyages officiels en Afrique entrepris par Lula et par son ministre des Affaires étrangères et la signature de nombreux accords bilatéraux en sont la preuve. Le secteur privé s’intéresse désormais de près à la politique étrangère de l’équipe Lula. De plus en plus d’entreprises privées, comme d’acteurs sociaux d’ailleurs, entrevoient ainsi aujourd’hui en Afrique une riche palette de possibilités nouvelles. (2009 : 91).

Par ailleurs, lorsqu’un État décide de donner une nouvelle orientation à sa politique extérieure, il le fait aussi dans un contexte international favorable à la réalisation de son calcul stratégique. En effet, comme le souligne à juste titre l’ancien ministre des Affaires étrangères brésilien sous Lula, Celso Amorim, « La montée de grands pays en développement [durant les années 2000] — le Brésil, la Chine, l’Inde, l’Afrique du Sud, l’Indonésie, le Mexique, l’Égypte, la Turquie, entre autres — est le phénomène le plus important de la période post- guerre froide. Cette tendance est devenue plus évidente après la crise économique de 2008. Les pays dits émergents jouissent d’un plus grand poids politique et économique dans les affaires mondiales » (Amorim, 2010 : 215).

Deux choses sont à noter par rapport au contexte. D’abord, aussi simpliste que cela puisse paraître, si le Brésil a adopté une nouvelle politique africaine au début des années 2000, c’est vraisemblablement parce que l’Afrique a également évolué. En effet, un des facteurs qui explique l’éloignement entre le géant sud-américain et le continent africain observé au cours des années 1980 et 1990, porte sur la crise économique et l’instabilité politique en Afrique (Saraiva, 2010 ; Santander 2014). Comparativement à ces deux décennies, l’Afrique du début du 21e siècle affiche une croissance économique ainsi qu’une plus grande stabilité politique. Le Brésil de Lula a donc perçu et compris que l’Afrique était en mouvement et que les pays africains pouvaient être des partenaires politiques et commerciaux fiables, contrairement à l’image qu’ils renvoyaient auparavant. Ensuite, cette réorientation de la politique africaine du Brésil est intervenue au moment où les autres pays du groupe des BRICS avec la Chine et l’Inde en tête de file, ont fait de l’Afrique un axe prioritaire de leur politique de coopération Sud-Sud (Ramo, 2004 ; Gaye, 2006 ; Gazibo et Mbabia, 2010 ; Gazibo et Chantal, 2011 ; Ndiaye, 2013).

C’est dans ce sens que White (2013) souligne que « pour comprendre la nouvelle dynamique du Brésil en Afrique, il est important de le contextualiser aux côtés des autres puissances

émergentes en concurrence commerciale et d’influence politique à travers le continent » (2013 : 119). Pékin comme New Delhi ont considérablement renforcé leur politique africaine au niveau diplomatique, économique et commercial (Alden et al., 2008 ; Hugon, 2010). Ce contexte de présence des autres pays du BRICS en Afrique a fini par montrer au Brésil qu’il avait aussi un rôle à jouer dans cette partie du monde et qu’il avait beaucoup à gagner (et peut être à apporter) de son rapprochement avec le continent africain (Patriota, 2011 ; Santander 2014).

En résumé, une des particularités de la politique étrangère du Brésil à partir de 2003 est la nouvelle dynamique qui a été insufflée aux relations Sud-Sud et en particulier avec le continent africain. Cette consolidation de la politique africaine du Brésil s’inscrit dans la quête d’autonomie et la volonté d’insertion du gouvernement brésilien sur la scène internationale. Au-delà de la nécessité de montrer la manière dont s’est opérée la réorientation de la politique africaine du Brésil à partir de 2003 comme nous le verrons dans la suite de notre travail, l’un des principaux enjeux de notre thèse est d’analyser les facteurs explicatifs de cette réorientation. Pour cela, il nous faut d’abord aborder la revue de littérature théorique afin de saisir les outils qui nous permettront de comprendre notre cas d’étude.