• Aucun résultat trouvé

La diplomatie présidentielle : un véritable outil diplomatique en Amérique latine

CHAPITRE 4 : DIPLOMATIE PRÉSIDENTIELLE ET POLITIQUE ÉTRANGÈRE AU

4.3. La diplomatie présidentielle : un véritable outil diplomatique en Amérique latine

La diplomatie présidentielle n’est pas une nouveauté en soi en Amérique latine, mais elle a pris une plus grande importance, notamment grâce à deux phénomènes. D’une part la consolidation de la démocratie entamée depuis les années 1980 et qui a mis fin à la plupart des dictatures militaires de la région, et d’autre part le retour de la gauche latino-américaine au pouvoir au début des années 2000 avec des chefs d’État qui se sont davantage engagés dans de nombreux enjeux comme l’intégration régionale, les relations interaméricaines, le renforcement de la coopération Sud-Sud, entre autres (Peña, 2005 ; Malamud, 2010 ; Tussie, 2016)

Un exemple parfait de l’impact de la diplomatie présidentielle en Amérique latine peut être observé au niveau de l’intégration régionale, notamment ces dernières années. En effet, qu’il s’agisse du MERCOSUR, de l’Union des nations sud-américaines (UNASUR), de la Communauté des États latino-américains (CELAC), ou encore de l’Alliance du Pacifique, l’engagement et l’action diplomatique des différents présidents latino-américains ont été déterminants dans la création de ces différentes organisations régionales. Cette implication diplomatique présidentielle demeure encore déterminante dans le fonctionnement de ces différentes organisations dont les grandes décisions sont prises lors des rencontres – bilatérales et multilatérales – et des sommets présidentiels qui sont entre autres des espaces de socialisation et de dialogue (Tussie, 2009 ; Malamud, 2010 ; Hummel et Lohaus, 2012 ; Mace et al., 2016).

À titre d’exemple, l’intervention du président brésilien Fernando Henrique Cardoso et de son homologue argentin, Carlos Menem, a été cruciale dans la gestion de la crise de l’automobile du MERCOSUR en 1995 et sur le différend des tarifs douaniers en 2000 (Malamud, 2003 ; 2010 ; Hummel et Lohaus, 2012). On peut également retrouver cet engagement présidentiel dans des projets de moins grande envergure que l’intégration régionale comme le montre

l’implication personnelle de Lula da Silva et d’Hugo Chavez dans la construction de la raffinerie d’Abreu e Lima – dans l’État du Pernambouc – qui était une parfaite illustration de ce que pouvait être la coopération énergétique entre le Brésil et le Venezuela (Emerson, 2015).33 C’est dans cette même lecture qu’il faut comprendre Tussie (2016) lorsqu’elle souligne que « l’UNASUR est un résultat clair du tournant vers la présidentialisation de la politique régionale » (2016 :74)

Au niveau hémisphérique, on peut rappeler la création en 1994 du Sommet des Amériques – qui regroupe les chefs d’État et de gouvernement des pays de l’Organisation des États des Amériques (OEA) — et qui constitue la principale structure exécutive à l’échelle des Amériques – avec la rencontre des ministres des Relations extérieures. C’est ce qu’on appelle donc la diplomatie des sommets qui est une version de l’application de la diplomatie présidentielle et qui est très en vogue en Amérique latine ces dernières décennies (Malamud, 2003 ; 2010 ; Mace et al., 2016).

Il est évident que les États latino-américains n’ont pas adopté la même stratégie d’insertion ou de présence internationale, mais tous ont fait de la diplomatie présidentielle un élément essentiel de leur politique étrangère. Ce fut particulièrement le cas au tournant des années 2000, avec le retour de la gauche au pouvoir en Amérique latine et des présidents nouvellement élus qui se sont fait connaître sur la scène régionale et mondiale à travers leur vision et leur activisme. En effet, de la vision bolivarienne d’Hugo Chavez ou d’Evo Morales qui se revendique anticapitaliste et surtout anti-hégémonique – à l’origine notamment de l’Alliance bolivarienne pour les Amériques (ALBA), à la vision autonomiste de Lula da Silva, en passant par les diplomaties plus discrètes de pays comme l’Uruguay ou le Paraguay, les pays latino-américains, et plus particulièrement ceux d’Amérique du Sud, ont vu leur chef d’État s’affirmer de plus en plus sur la scène régionale et internationale.

Par ailleurs, la diplomatie présidentielle représente un enjeu de prestige au plan national et international pour les différents présidents de la région, car elle permet d’avoir les faveurs de l’opinion publique et de consolider leur image internationale (Peña, 2005 ; Malamud, 2010). Sur ce point, Hugo Chavez, Lula da Silva, Evo Morales ou encore l’ancien président de l’Équateur, Rafael Correa, sont des exemples de leaders ayant utilisé la diplomatie présidentielle comme un instrument d’accroissement du prestige de leur pays et celui de leur propre personne sur la scène nationale comme sur la scène internationale.

Dans le cas du Brésil, Cerqueira (2005) résume assez bien la situation lorsqu’il souligne que « si les attributions constitutionnelles en politique étrangère sont une constante dans l’histoire républicaine brésilienne, on ne peut pas en dire autant de la diplomatie présidentielle, puisque tous les présidents n’ont pas pu l’entreprendre, soit à cause de contraintes extérieures, soit à cause du scénario politique interne ou par les caractéristiques de leur propre personnalité. » (Cerqueira, 2005 : 54) En effet, comme nous le verrons dans la prochaine section, les présidents qui se sont succédé à la tête du pays n’ont pas tous incarné la diplomatie présidentielle de la même manière, certains plus – ou mieux — que d’autres.

4.4. Le présidentialisme brésilien

Tout en tenant compte de la spécificité de chaque État qui l’applique, on peut résumer le présidentialisme comme un régime politique se caractérisant par une séparation des pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire; l’élection distincte du président de la République – également chef du gouvernement — et des parlementaires; un système de poids et de contrepoids permettant de garder l’équilibre entre les pouvoirs et ainsi éviter les dérives; l’existence d’une procédure de destitution du président qui demeure cependant assez contraignante. Le régime présidentiel est en vigueur dans 21 des 35 États des Amériques et ce sont globalement les pays latino-américains (tableau 24).

Tableau 24: les régimes politiques des Amériques

Régimes parlementaire (13) Régime présidentiel (21) Régime semi-présidentiel (1)

Antigua et Barbuda; Bahamas; Barbade; Belize; Canada; Dominique; Grenade; Jamaïque;

Saint-Christophe-et-Niévès; Sainte Lucie; Saint-Vincent-et-

les-Grenadines; Suriname; Trinité-et-Tobago;

Argentine; Bolivie; Brésil; Chili; Colombie; États-Unis; Costa

Rica; Cuba; Équateur; Guatemala, Guyana; Honduras;

Mexique; Nicaragua; Panama; Paraguay; Pérou; République

dominicaine; Salvador; Uruguay; Venezuela;

Haïti

Source : établi par l’auteur

Le Brésil en fait évidemment partie, et ceci depuis la naissance de la République en 1889. Comme la majorité des pays latino-américains nouvellement indépendants au 19e siècle, la constitution de la première république brésilienne s’est beaucoup inspirée de la constitution des États-Unis (Cheibub et al., 2011). Malgré les nombreuses péripéties entre le 19e et le 20e siècle qu’il a connu, le système politique brésilien s’est toujours reposé sur le régime présidentiel qui a été conservé et renforcé depuis l’adoption de la Constitution de 1988. Toutefois, le présidentialisme brésilien diffère actuellement du présidentialisme des États- Unis – et ceci est vrai pour les autres États latino-américains – notamment dans le rapport entre le chef de l’État et le parlement – ou Congrès — sur divers enjeux comme la sécurité, l’économie ou la politique étrangère (Cheibub et al., 2011 ; Ribeiro et Pinheiro, 2016).

Le président de la République se trouve au centre la vie politique brésilienne et Fenwick et al. (2017) résument assez bien cette réalité lorsqu’ils décrivent les « cinq visages » qu’incarne le chef de l’État à savoir :

 Le visage du gouvernement par rapport au grand public  Le visage de la bureaucratie fédérale

 Le visage par rapport aux composantes sous-nationales que sont les États et les municipalités

 Le garant de la coalition qui l’a permis d’accéder au pouvoir. On parle ainsi de présidence de coalition, car le multipartisme brésilien exclu toute possibilité pour un candidat d’être élu président sans former une coalition avec d’autres partis politiques (Ames, 2002)

 Le visage du Brésil sur la scène internationale

Comme c’est communément le cas dans les régimes présidentiels, la constitution brésilienne définit le chef de l’État comme le responsable de la politique étrangère du pays, même s’il a généralement besoin de la ratification du Congrès. L’article 84 de cette constitution stipule qu’il appartient au président de la République « de gérer les relations avec les États étrangers et d’accréditer leurs représentants diplomatiques ; de conclure les traités, conventions et actes internationaux, qui sont soumis à la ratification du Congrès national » (Brésil, 1988). Toutefois, comme nous le verrons dans la suite de ce chapitre, la politique étrangère du Brésil a longtemps été sous la coupe du ministère des Relations extérieures et ce n’est que dans les années 1990 que le président de la République est devenu un acteur incontournable des affaires étrangères du Brésil (Cason et Power, 2009 ; Burges et Chegas Bastos, 2017 ; Burges, 2017).

La politique étrangère a longtemps été à la marge des programmes des hommes politiques au Brésil et absente des priorités de la société brésilienne. À titre d’exemple, elle n’est que très peu abordée dans les débats en période de campagne électorale (Belém Lopés et Faria, 2014 ; Burges, 2017). En réalité, depuis des décennies, la politique étrangère a été considérée comme étant l’apanage exclusif de l’Itamaraty qui en définissait les contours et qui en était le principal acteur. Cette situation remonte au début du 20e siècle avec l’action du Baron de Rio Branco, José Maria da Silva Paranhos Júnior, ministre des Relations extérieures du Brésil entre 1902 et 1912, et qui fut l’instigateur de la grande autonomie et du haut niveau de professionnalisme de l’Itamaraty encore aujourd’hui.

Face à un système politique très marqué par la partisannerie, le clientélisme et le corporatisme, le Baron de Rio Branco avait conditionné son entrée en fonction comme

ministre seulement s’il pouvait professionnaliser les services diplomatiques et donner une grande autonomie au ministère (Burges et Chegas Bastos, 2017 : 278-279). Ce qui lui fut accordé par le président d’alors, Francisco de Paula Rodrigues Alves, et ceci a perduré dans le temps, faisant de l’Itamaraty un cas particulier dans la vie politique brésilienne, mais aussi en Amérique latine (Danese, 2017 ; Cason et Power, 2009 ; Burges et Chegas Bastos, 2017).

Comme le souligne à juste titre Patriota, « Le MRE [ministère des Relations extérieures] fait partie des quelques îles de bureaucratie wébérienne professionnalisée de l’exécutif brésilien et a de ce fait un poids majeur dans la définition de la politique extérieure, avec une certaine indépendance quel que soit le gouvernement au pouvoir. » (2011 : 24) L’Itamaraty a su conserver son professionnalisme et son autonomie notamment à travers la formation offerte par l’Institut Rio Branco basé à Brasilia et qui a été fondé en 1945 – à l’occasion justement du centenaire de la naissance du Baron Rio Branco – et qui forme l’ensemble du corps diplomatique du Brésil (Amado, 2013 ; Burges, 2017).

Ainsi, l’Itamaraty a exercé pendant des décennies ce que l’on pourrait qualifier de monopole sur la politique extérieure du Brésil en étant à la base de sa formulation et de son exécution. Ceci a été facilité par le fait que la présidence brésilienne n’a pas accordé une grande importance à la politique étrangère du pays, car étant davantage engagée dans les problématiques internes comme l’insécurité, la lutte contre la pauvreté, la consolidation démocratique, la stabilité économique entre autres. De ce fait, on a assisté à une sorte de délégation de tout ce qui se rapportait à la politique extérieure de la place Planalto – surnom de la présidence du Brésil – à l’Itamaraty. C’est que rappelle Jean Daudelin en soulignant que :

Une confluence de facteurs rendait cette indifférence à l’endroit du monde à la fois sensée et possible. Confronté à une économie chaotique et forcé de composer avec un Congrès fragmenté et peu coopératif, l’exécutif laissa aux diplomates la gestion d’un environnement international bénin, particulièrement dans une Amérique du Sud bien engagée dans la démocratisation et où les tensions internationales étaient minimales. (Daudelin, 2010 : 32).

Par ailleurs, il est à noter que cette situation a entraîné des critiques reprochant notamment à l’Itamaraty d’être une sorte de tour d’ivoire bureaucratique, isolée et complètement déconnectée de la réalité quotidienne des Brésiliens (Cason et Power, 2009).

Toutefois, le début des années 1990 a vu la genèse d’une plus grande implication d’autres acteurs dans la formulation de la politique étrangère. Ce fut notamment le cas du président de la République, ce qui conduisit à ce qu’on a appelé la diplomatie présidentielle (Danese, 2017 ; Cason et Power, 2009 ; Burges et Chagas Bastos, 2017). En effet, les prémices du nouvel engagement du chef de l’État brésilien dans les questions de relations internationales et de politique étrangère ont été l’œuvre du président Collor de Mello (1990-1992), même si c’est réellement le président Cardoso qui a donné une plus grande impulsion à la diplomatie présidentielle, impulsion que son successeur Lula da Silva saura renforcer davantage (Cason et Power, 2009 ; Daudelin, 2010 ; Burges, 2017 ; Burges et Chagas Bastos, 2017).