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On imagine mal ce que représentent ces distances démesurées : des villes de la zone pionnière Ariquemes ou Pimenta Bueno, on doit se déplacer à Porto Velho pour toute formalité administrative (établissement de certificat, emprunt bancaire, etc.), ce qui signifie de six à douze heures de trépidations incessantes sur une route pleine d’ornières et de nids de poule, un voyage dont on sort moulu et couvert d’une poussière rouge, collante et insinuante. Les particuliers y renoncent souvent, les commerçants y sont contraints et les administrateurs, militaires, ingénieurs s’y résignent. La radio, une toute nouvelle ligne d’aviation bihebdomadaire – un petit bimoteur à quinze places – ne suffisent pas à vaincre la distance. Et l’on retrouve ce problème à toutes les échelles. Dans les lots du projet de colonisation Ouro Preto, la colon le plus éloigné du centre doit parcourir quarante de kilomètres a pied pour acheter une faucille ou des semences à la coopérative, en faire quarante de plus dans un taxi collectif délabré pour aller en ville acheter un morceau de tissu ou une boite d’huile. Pour réapprovisionner son stock un commerçant de Guajará-Mirim doit écrire ou téléphoner à São Paulo, de là un camion lui apportera sa marchandise en dix jours à travers les États de São Paulo et Mato Grosso, soit 2 963 kms, dont 1 521 sans asphalte (de Cuiabá à Porto Velho), avec peu de relais, si bien que le camionneur dort dans un hamac suspendu sous son camion, où il a aussi un tonnelet d’eau et un matériel élémentaire de cuisine.

L’axe de la route est la ligne de vie du Territoire, mais il faut bien du temps, beaucoup d’argent pour la parcourir, l’entretenir. Et la situation est pire dès que l’on s’en écarte : on doit suivre l’interminable et épuisant chemin piétonnier mal ouvert dans la forêt, au mieux le fleuve, puis l’igarapé, si la baisse des eaux ne découvre pas bancs de sable et rochers. Aussi la distance et les difficultés de la circulation ont vite fait de décourager les audacieux. Il n’est plus possible comme aux temps semi-esclavagiste du caoutchouc, d’envoyer un homme seul à des jours ou des semaines de navigation d’un magasin.

Désormais, à côté des ruines de ce système en décadence s’installe un colon plus exigeant, qui a besoin d’acheter régulièrement de la nourriture pour sa nombreuse famille et d’écouler sa récolte, ce qui suppose l’accès du camion jusqu’à son champ, donc la proximité de la route : le Rondônia « utile » se réduit pratiquement à une étroite bande de part et d’autre de la BR364 et de quelques pistes de pénétration, publiques au privées, qui s’y rattachent. Des immensités du Rondônia il ne reste qu’un ruban démesuré « si loin de Dieu, et si loin de Saint Paul » (c’est-à-dire, en portugais, de São Paulo) comme le dit une savoureuse expression locale, espace absurde en forme de couloir, avancée quasi-militaire où la blitzkrieg mené contre la forêt s’est fait au prix de l’étirement dangereux des lignes de communication qui relient aux bases de départ. C’est le système le plus efficace, le seul qui permette l’accès à ces régions lointaines, mais l’espace naturel n’est qu’égratigné, pénétré mais non vaincu; il oppose – mais sans doute n’est-ce que provisoire – à l’avancée pionnière la défense passive de son immensité, où l’action de l’homme semble s’être trompée d’échelle.

Mais il est des défenses plus efficaces, qui rappellent que le milieu naturel n’est pas dompté. L’insalubrité domine l’Amazonie, même si ce n’est pas, comme on l’a longtemps cru, la terre de toutes pourritures et de tous les miasmes. Un mot suffit à rappeler les périls toujours présents, malaria, le fléau qui a décimé les pionniers de l’Amazonie, bandeirantes missionnaires, seringueiros et garimpeiros, constructeurs du chemin de fer et de la route : malaria. La région abonde en anophèles porteurs du plasmodium vivax et surtout du redoutable plasmodium falciparum, responsables des fièvres tierces malignes, qui laissent le malade grelottant de froid malgré ses couvertures et la température étouffante, incapable du moindre effort. Leur fréquent retour l’épuisent, l’amaigrissent et arrivent parfois le tuer. Bien peu nombreux sont ceux qui y échappent, et la quinine quotidienne, trop chère pour la plupart des colons, devient nocive à la longue, fatigue le foie et laisse le sujet exposé aux hépatites

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virales. Il est commun en Rondônia de se demander dès les premiers mots de l’entretien des nouvelles de sa malaria, ou combien l’interlocuteur « en » a eu (certains dépassant la dizaine), tant la cohabitation avec la maladie est entrée dans les mœurs.

De même la verminose, dont on a constaté qu’elle atteignait 95 % de la population. Les eaux sont pratiquement toutes contaminées et toutes les analyses décèlent ankylostomes, lambliase, anguillules, etc., et aussi des amibes. Tous ces parasites contribuent encore à affaiblir les malades et à les engager dans le cercle vicieux maladie - incapacité au travail - faible production et faible revenu - malnutrition, qui favorise à son tour la maladie. De plus ce climat entretient les maladies cutanées, la surinfection des plaies. Ajoutons encore les maladies de l’appareil circulatoire, principalement l’anémie ankylostomique qui tue chaque année des dizaines de malades, la tuberculose, qui ici n’est pas encore vaincue et est favorisée par le climat, la lèpre, le trachome qui attaque les yeux, la fièvre jaune qui fait son apparition dans les zones de peuplement plus dense. Toutes ces maladies sont de plus rendues infiniment plus fréquentes et plus graves par le très bas niveau de vie, par le biais de la sous-alimentation et surtout de la malnutrition, du manque d’hygiène, d’éducation sanitaire et ménagère qui perpétue les mauvaises habitudes alimentaires (quasi-absence du poisson dans les menus populaires malgré la proximité des fleuves). Le résultat est que la mortalité, relativement peu élevée dans cette population jeune (8,90 selon l’annuaire statistique de Rondônia) atteint, chez les enfants de moins d’un an, des taux effarants : 171 morts pour mille enfants nés vivants, sans compter les nombreux accidents prénataux.

Au total le milieu peut donc, sans que l’on verse dans la légende noire de l’Amazonie, être considéré comme relativement hostile, en tout cas susceptible de freiner largement l’activité des immigrants non immunisés, d’autant que le très faible et très déficient équipement médical ne permet pas de juguler ces maladies qui ont pourtant été vaincues ailleurs. Il faut rappeler que le milieu prélève un tribut élevé en vies et par les accidents (chutes d’arbres surtout) et par les attaques des animaux dont on viole ou détruit l’habitat : jaguars et surtout serpents qui tuent pour se défendre des défricheurs au pieds le plus souvent nus, mais aussi araignées, scorpions, et dans les fleuves raies venimeuses, poissons électriques, piranhas dont le danger n’est pas, complètement une légende.

Tous ces périls, dont on exagère parfais le portée pour accentuer le mérite d’un voyage aventureux, n’en existent pas moins et tuent ou découragent bien des colons attirés par la légende dorée de l’Amazonie et qui se heurtent à sa sombre réalité. Nous n’insisterons pas davantage car ces deux caractères répulsifs du milieu, immensité et insalubrité, ne sont pas spécifiquement rondoniens, mais caractérisent toute l’Amazonie. 0n ne pouvait pourtant les passer sous silence puisque ce sont ceux qui handicapent le plus directement les hommes alors que les autres facteurs ont surtout pour effet de leur offrir un potentiel réduit, ingrat, mais sans les repousser ni rendre pénible leur vie quotidienne où menacer leur santé ou leur vie.

Au total, un milieu qui est bien celui de toute la grande région Nord, comme elle encore mal connu et globalement peu favorable à l’installation humaine, avec des nuances sur lesquelles nous ne reviendrons pas et qui donnent au Rondônia une physionomie particulière dans l’ensemble amazonien. Mais ces conditions, comme toujours, ne valent que pour un style d’occupation donné, avec ses techniques propres, et surtout les hommes qui le portent. Selon ce qu’ils sont, en nombre, en qualification, la façon dont ils s’organisent, les décisions qu’ils prennent, la situation de départ prend une tout autre allure, on voit des groupes humains tirer un parti extraordinaire de conditions très hostiles et d’autres gâcher des « terres promises », les uns mettant en valeur le Zuiderzee ou le Néguev, les autres faisant des riches terres de la

zona de mata du Nordeste des terres de pauvreté et d’esclavage.

Nous verrons dans le troisième partie les réalisations proprement dites, voyons tout d’abord les problèmes liés aux hommes, à leur organisation, à leurs décisions.

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