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Fin 1940, Mgr Heintz écrit au pape pour l‟informer de son expulsion et de son déroulement. Ce récit demeure a priori la seule source disponible sur son déroulement. Aucun rapport détaillé de la Gestapo chargée de l‟opération de l‟expulsion de l‟évêque n‟a été retrouvé, tout au plus, une ligne çà et là signifiant le fait981. Ce défaut de rapport l‟est peut-être parce que l‟opération se fait sous le sceau de la discrétion, avec la volonté de ne pas laisser de traces. Mgr Heintz ne reçoit effectivement aucun papier officiel, l‟officier allemand n‟ayant qu‟une « mission orale ». Aucun témoin ne peut confirmer les faits relatés car l‟évêque est emmené seul, à la discrétion de la curie épiscopale messine, puisque ses vicaires généraux et tout autre membre de la curie épiscopale sont tenus enfermés dans un bureau le temps de l‟opération. Il peut uniquement dire adieu à sa mère ainsi qu‟aux deux religieuses à son service ; cela sous surveillance982. Aucun article dans la presse. Aucun discours d‟une quelconque autorité, et en aucun cas du Gauleiter Bürckel. Il faut attendre le 3 septembre 1940, soit plus de deux semaines après l‟expulsion, pour que la délégation française de la Commission d‟armistice de Wiesbaden proteste sans publicité auprès du général Stülpnagel, en indiquant en deuxième point que « l’évêque concordataire de Metz, a été chassé de son diocèse 983 ». Ce n‟est que le 1er novembre 1940, à Berlin, que le nonce Orsenigo proteste auprès du ministère des Affaires étrangères du Reich « exprimant une vive plainte parce qu’on n’avait eu aucun égard

pour l’autorité ecclésiastique qui est partout l’élément d’ordre aux yeux du peuple984

». Début

1941, six mois après les faits, Radio-Vatican révèle enfin l‟expulsion de Mgr Heintz985.

Le récit de Mgr Heintz986 est très précis, avec la reconstitution du dialogue entre l‟évêque et le policier allemand venu le chercher. Il a été depuis fidèlement reproduit dans différents ouvrages987. Mais plus que sur le déroulement de cette expulsion, nous devons nous interroger sur ses raisons.

Le 16 août 1940, lendemain du fleurissement de la Vierge place Saint-Jacques à Metz, deux officiers de police se présentent à 6 h 30 à l‟évêché avec ordre de conduire Mgr Heintz en France non occupée. Selon la Gestapo, la population mosellane « a vu dans cette expulsion une réponse à

981ADM 1W441, rapport du SD, 17 janvier 1941. 982

ADM 29J2073, lettre non datée, après novembre 1940.

983Louis Cernay, Le Maréchal Pétain, l’Alsace et la Lorraine, Paris, éditions les Iles d‟or, 1955, p. 35.

984Dieter Albrecht, Der Notenwechsel zwischen dem HL. Stuhl und der deutschen Regierung, Mayence, Mathias-

Grunewald-Verlag, 1980, Tome III, p. 484:

985ADM 3W25, lettre du directeur général des services d‟Alsace et de Lorraine à Périgueux, 19 février 1941 986Voir annexe 9, récit de l‟expulsion de Mgr Heintz.

la démonstration à la fête de l’Assomption988

». Mais si « la rumeur publique » veut voir « une relation de cause à effet » entre la manifestation de la place Saint-Jacques et l‟expulsion de

l‟évêque, le préfet de Meurthe-et-Moselle, Jean Schmidt, bien informé des évènements du département voisin, rapporte que « la mesure, si bien préparée, avait été décidée

antérieurement989 ». Effectivement, dans une note du 2 juillet 1940 du ministre des Cultes du Reich concernant l‟état religieux en Lorraine, il est indiqué que « lorsqu’en 1918, la France occupa (sic)

la Lorraine, l’évêque allemand Benzler990

se vit obliger de renoncer à son siège épiscopal991… A l’ avenir, Mgr Heintz ne pourra pas rester évêque de Metz pour les autorités allemandes. Pour le cas où il ne voudrait pas renoncer volontairement à son évêché, il y aurait à envisager des mesures appropriées pour l’en écarter992 ». Le 24 juillet 1940, l‟ambassadeur d‟Allemagne auprès du Saint-

Siège, Carl-Ludwig Diego von Bergen, rappelle au secrétaire d‟Etat aux Affaires étrangères du Vatican, Mgr Dominico Tardini, qu‟en Alsace-Lorraine le Saint-Siège avait nommé après la guerre de 1914 des évêques français, alors que la règle est de nommer des évêques de même nationalité que leurs ouailles. Mgr Tardini rétorque que ces nominations n‟ont été faites qu‟après la paix et le rattachement à la France de Metz et Strasbourg993.

L‟expulsion de Mgr Heintz ne serait donc qu‟une simple vengeance, une réponse à l‟expulsion d‟un évêque allemand par les Français, 21 ans plus tôt, alors que les Allemands avaient toléré en 1871 la présence d‟un évêque français, Mgr Dupont-des-Loges994

. La raison n‟est pas si simple. Elle est fondamentalement idéologique.

Pour les nazis, la présence sur son sol redevenu allemand d‟une autorité supranationale, non germanique, nommée conjointement par un pape italien et un gouvernement étranger, en l‟occurrence la France conformément au Concordat, est incompatible avec son idéologie nationale.

988ADM 1W441, rapport du SD 17 août 1940. Cette cause est reprise dans de nombreux livres depuis 1945.

989ADMM WM389 cité par Pierre Barral, « Le préfet de Nancy devant l‟annexion de la Moselle », dans Moselle et

Mosellans dans la Seconde Guerre mondiale, Metz, éditions Serpenoise, 1983, p. 63.

990

Mgr Willibrord Benzler est né le 16 octobre 1853 en Westphalie. Bénédictin, il est consacré évêque de Metz le 28 octobre 1901. Evêque aimé et apprécié de tous les catholiques lorrains dont il prit la défense notamment pendant la guerre de 1914-1918, il donne cependant sa démission le 12 janvier 1919, sous la pression de l‟administration et de la presse françaises et avant le traité de Versailles qui légalise le retour à la France des terres recouvrées. Elle est acceptée par le pape le 1er août 1919. Le 15 août, Mgr Benzler quitte Metz pour l‟Allemagne où il se retire dans un monastère. Il y meurt le 16 avril 1921. Voir à ce sujet, Willibrord Benzler, Erinnerungen aus meinem Leben, Hohenzollern, éditions Beuron, 1922. La revue Elsass-Lothringische Mitteilungen du 3 juin 1928 donne une liste de 21 prêtres catholiques expulsés de Moselle vers l‟Allemagne en 1919.

991ADM 29J2077. A la suite d‟un article paru dans la revue « St Konradsblatt » du diocèse de Fribourg le 13 octobre

1940 où il est indiqué que l‟évêque de Metz, Mgr Benzler, a été expulsé (« ausgewiesen ») par les Français, le curé Louis Weber de Réning envoie deux lettres aux évêques de Cologne et de Fribourg pour contester ce fait en indiquant que Mgr Benzler n‟a pas été expulsé mais que c‟est de sa volonté (« seine Bitte ») qu‟il quitta sa fonction. La vérité semble se situer entre les deux versions : il a été poussé à la démission et se sentant suffisamment indésirable, il a quitté Metz, bien malgré lui.

992ADM 1W3, note du ministère des Cultes, 2 juillet 1940.

993Actes et documents du Saint-Siège relatifs à la Seconde Guerre mondiale, tome 4, Rome, éditions Vatican, 1967, p.

14. L‟entretien entre von Bergen et Mgr Tardini a pour objet la nomination d‟un évêque allemand dans le diocèse de Budejovice (protectorat de Bohême) de majorité tchèque ce que refuse le Saint-Siège conformément à la règle en vigueur. Von Bergen a voulu prendre, à tort, le cas de l‟Alsace-Lorraine pour contre-exemple de ladite règle.

994Mgr Dupont des Loges, né à Rennes en 1804, nommé évêque de Metz en 1842, élu député au Reichstag de 1874 à

1877. Il est remplacé en 1881 par François-Louis Fleck, né en 1824 à Niederbronn-les-Bains, en Alsace alors française. Il faut attendre 1901, soit 30 ans après le début de l‟annexion, pour que le diocèse de Metz soit attribué à un évêque allemand.

Rosenberg l‟affirme : « L’homme allemand ne se courbera point devant les impératifs d’une

puissance dont le centre se situe hors d’Allemagne995

». Pour les nazis, il est intolérable qu‟un

évêque étranger puisse avoir une quelconque autorité sur le sol germanique. Toute présence contraire à l‟idée de nation allemande est indésirable. Dans le cadre de la germanisation systématique et brutale des nazis, c‟est bien la négation de tout ce qui est français qui est visé. Sur l‟affiche « Hinaus mit dem welschen Plunder », tous les symboles de la France996

sont balayés, mais aucun symbole religieux n‟y figure. Bien que cela ait été souvent répété, l‟évêque de Metz n‟est pas le premier Mosellan à subir l‟expulsion. D‟autres personnalités emblématiques de la nation française en Moselle sont déjà priées de partir avant lui comme la famille de Wendel, symbole de la résistance à la germanisation pendant la première annexion, ou le préfet Bourrat, représentant de l‟Etat français dans le département997

. Dès le 20 juillet 1940, des « Français de l‟intérieur », c‟est-à- dire nés hors de l‟Alsace-Moselle998

, donc non germains selon la conception nazie de la loi du sang, et des populations ethniquement impures pour les nazis - Juifs, Africains, Asiatiques999 - sont priés de quitter la Moselle. C‟est une demande de l‟autorité allemande, une démarche « volontaire », dans le sens où aucun policier n‟est venu les chercher. Il semble que les prêtres et religieux aient fait le choix de rester dans leur paroisse ou établissement. Le cas de trois sœurs de Saint-Jean-de-Bassel, nées à Paris1000 et qui décident de partir vers « l‟intérieur » semble être une exception parmi les 1 131 personnes1001 qui fuient la Moselle annexée fin juillet 1940.

Au soir du 15 août 1940, Mgr Heintz demeure la seule autorité politico-administrative française encore en place sur une terre redevenue allemande. L‟évêque, bien que d‟origine alsacienne et parlant parfaitement l‟allemand1002

, est né en France, à Reims, et a été nommé par l‟Etat français. L‟Etat nazi ne peut pas tolérer sur son sol la présence d‟une autorité morale nommée par une puissance étrangère, voire ennemie. Mgr Heintz réclame des explications auprès de l‟officier allemand qui vient l‟expulser : « J’ai le droit d’apprendre pourquoi je suis frappé ; si j’ai

fait de la politique antiallemande qu’on me le démontre. Ici, je me suis appliqué à agir en évêque en me maintenant dans mes devoirs de la mission que l’Eglise m’a confiée. S’il en est autrement,

995Alfred Rosenberg, Le Mythe du XXe siècle cité par Robert d‟Harcourt, déjà cité, p. 32.

996

Ascomémo : on trouve : le coq, le drapeau tricolore, la tour Eiffel, la Marianne, le képi, les livres et journaux français et le béret basque,…

997Mémorandum adressé au Führer, cité par Jules Annéser, déjà cité, p. 59. Dès le 15 juin 1940, Bürckel indique au

Führer la nécessité « d’éliminer fortement des éléments de race et de sang purement français ».

998

« Inneren Franzosen » : pour les Allemands, un Français de l‟intérieur est « né en France ou en Alsace-Lorraine de

parents français et utilisant la langue française comme langue maternelle » (déclaration du Kreisleiter de Thann 18

juillet 1940 citée par Pierre Bockel, Alsace et Lorraine, terres françaises, Strasbourg, éditions Les Dernières Nouvelles de Strasbourg, 1945, p. 26)

999

Cette décision ne semble pas avoir été généralisée pour toute la Moselle, mais est bien effective dans les arrondissements de Thionville comme en témoigne les avis trouvés dans les AM de Hayange, Moyeuvre-Grande et Vitry/Orne. Elle a été prise également dans l‟arrondissement de Sarrebourg.

1000Sœur Marie-José Gruber, déjà citée, p. 135. Elles se réfugient à Haroué (Meurthe-et-Moselle). 1001

BAC R 43 II/1339 fol. 163, rapport du général SS Anton Dunkern du 2 avril 1943.

1002Dieter Albrecht, déjà cité, p. 484. Selon la protestation du 1er novembre 1940 du nonce Orsenigo, « Mgr Heintz

qu’on m’en fournisse les preuves1003

!» Il n‟obtient aucune réponse. A l‟arrivée des Allemands en

juin 1940, comme l‟évêque décide de rester auprès de ses diocésains et ne renonce pas

« volontairement » à son diocèse à l‟instar de Mgr Benzler, la « mesure appropriée pour l’en écarter » est, pour les Allemands, l‟expulsion. Le Journal de Genève du 7 décembre 1940 publie un

communiqué de Berlin annonçant que « l’évêque de Metz quitta lui-même volontairement son

poste1004 », ce que Mgr Heintz qualifie de « calomnie1005 ».En Alsace, la question de l‟expulsion de

l‟évêque ne se pose pas puisque Mgr Ruch a quitté son diocèse depuis le 14 juin 1940 pour rejoindre Périgueux (Dordogne). Par contre, les Allemands et Vichy1006 s‟opposent à son retour1007, certainement pour les mêmes raisons1008 que pour l‟expulsion de l‟évêque de Metz.

L‟expulsion de Mgr Heintz est donc une décision en gestation au moins depuis début juillet 1940. Elle doit être effective au moment du transfert, en août, des pouvoirs de l‟armée allemande à une administration civile allemande et impérativement avant l‟entrée du Gauleiter Bürckel à Metz prévue le 21 septembre 1940 car celui-ci ne veut pas être associé par l‟opinion aux expulsions, encore moins à celle de l‟évêque. Elle est cependant conforme à l‟ordre d‟Hitler d‟« expulser en

France… toute personne se faisant remarquer par son francophilisme, ou plus simplement par son opposition à l’occupation allemande ou aux mesures prises par le Reich1009

».

Fallait-il encore trouver l‟occasion de mettre cette décision à exécution sans s‟aliéner une partie de la population.

Le rassemblement de l‟Assomption est l‟opportunité saisie par les Allemands pour légitimer, s‟il le fallait, auprès de la population l‟éviction du prélat. Les rapports de la Gestapo du 17 août 1940 et celui du préfet de Meurthe-et-Moselle confirment bien que l‟opération sur l‟opinion est réussie puisqu‟elle lie effectivement les deux évènements. Ainsi naturellement justifiée, et sans publicité pour ce départ de l‟autorité épiscopale, l‟expulsion de Mgr Heintz ne soulève aucune réaction de la part des Mosellans, d‟autant plus qu‟un tiers d‟entre eux se trouvent toujours dans le Sud-Ouest, préoccupé par l‟organisation de leur retour au Heimat et que l‟inquiétude grandit dans la population francophile, notamment messine, puisque la mesure d‟expulsion les concerne également, et qu‟elle commence le 16 août, jour de l‟expulsion de Mgr Heintz. « Les gens sont déprimés,

pleurent dans la rue1010…», écrit sœur Febronen Dahlem de Bourdonnay.

1003

ADM 29J2077.

1004

Jules Annéser, déjà cité, p. 82, fac-similé de cet article.

1005ADM 29J2077.

1006Charles Altorffer, déjà cité. Le 13 août 1940, Mgr Ruch se rend à Vichy pour obtenir l‟autorisation de se rendre à

Strasbourg. Vichy la lui refuse, se doutant que l‟évêque serait refoulé par les Allemands.

1007

René Epp, déjà cityé, p. 25, note 6.

1008Mgr Ruch est né en 1873 à Nancy (Meurthe-et-Moselle) de parents alsaciens. Devenu évêque de Nancy en octobre

1918, il est installé à Strasbourg en octobre 1919, après la démission de l‟évêque allemand de Strasbourg, Mgr Fritzen.

1009Jules Annéser, déjà cité, pp. 58 et 71. Bürckel reçoit cet ordre du Reichsleiter Martin Bormann le 6 août 1940. Le 13,

le Gauleiter peut répondre à Bormann qu‟il fait « expulser actuellement dans la plus large mesure des Français et des

sympathisants français ».

Après plus de deux heures de préparatifs à huis clos, Mgr Heintz est donc conduit vers 9 h en voiture jusqu‟à la ligne de démarcation qu‟il franchit à 19 h à Lux (Saône-et-Loire) à quatre kilomètres de Chalons/Saône, laissant à Metz sa maman de 80 ans, son diocèse et ses paroissiens. Lors d‟un long arrêt à Dijon, l‟évêque est reconnu par un Messin qui, de retour à Metz, s‟empresse d‟informer la curie, et ainsi la rassure sur la destination de l‟évêque1011. Personne n‟est prévenu en

zone libre. Mgr Heintz trouve finalement refuge à Lyon chez le cardinal, Mgr Gerlier.

L‟évêque une fois parti, la Gestapo met main basse sur une somme d‟environ quatre millions de francs, titres et argent liquide que contiennent les caisses des œuvres diocésaines et celles des messes de fondation. La police passe au peigne fin les archives de l‟évêché, la correspondance et la bibliothèque. Des rayonnages entiers sont vidés. Des documents sont envoyés au SD à Düsseldorf (Rhénanie) 1012. Cette saisie aurait permis, selon la Gestapo, « d’apporter la

preuve formelle de l’orientation de la curie épiscopale et en particulier de l’orientation française de l’évêque dans son activité culturelle, spirituelle et politique dans le diocèse de Metz et dans ses rapports avec le Vatican. L’évêque Heintz a diffusé une lettre pastorale au début de la guerre, de tendance antiallemande de même des instructions haineuses contre le germanisme et le national- socialisme1013 ». Pour les autorités allemandes, les raisons de l‟expulsion de Mgr Heintz sont sans

ambigüité et l‟opération totalement justifiée, a postériori. L‟opération récupération de documents terminée, les scellés sont apposés sur les portes, en particulier sur les appartements de Mgr Heintz. Plus tard, les scellés sont levés pour permettre à l‟administration des biens étrangers à la ville de prendre dans un coffre des objets religieux de la paroisse de Montigny et des objets personnels d‟une femme décédée. D‟autres services du parti et de la Wehrmacht inspectent encore l‟évêché et en sortent différents meubles1014.

Le diocèse est donc officieusement sans évêque, du moins à Metz, suscitant peu de réaction de Vichy et du Vatican, et aucune de la population muselée et inquiète de son propre sort.