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De l’équivocité de la parole poétique senghorienne

Dans le document The DART-Europe E-theses Portal (Page 168-172)

A Nyilane la douce, Nuit calme et Nuit palmes, ma douce Nuit ma nuit nounou Nuit Alizéenne élyséenne Nuit joalienne, Nuit qui me rend à la candeur de mon enfance

3.3. De l’équivocité de la parole poétique senghorienne

3.3. De l’équivocité de la parole poétique senghorienne

L’équivocité de la parole poétique fonde l’apparition intermittente des images de la poésie senghorienne dans la mesure où l’obscurité qu’elle engendre dans le discours pousse le sujet-lisant à des recréations discursives et figuratives. En effet, lorsque suivant le déploiement de la parole poétique senghorienne, le sujet-lisant se trouve confronté à des zones d’ombres, sa liberté de sujet-lisant ainsi que la nécessité de progresser dans la lecture lui imposent de créer, par la force de son imagination, les réalités qu’il ne perçoit pas. Cependant, ces objets-de-phantasia créés par le sujet-lisant ne sont pas ceux dont parle le poète. Il y a donc dans la lecture de la poésie senghorienne une superposition de deux univers figuratifs : celui que dessinent ņ souvent sous ratures ņ les mots des poèmes, et celui que se projette en interne le sujet-lisant. En fait, plus le poème senghorien se cache, plus sa projection figurative se fertilise. Et ce qui contribue à l’obscurité créatrice dans les poèmes de Senghor, c’est le

dire-équivoque

de cette parole énigmatique que ce poète manie à la perfection. D’ailleurs, Senghor ne fait aucun mystère sur cet usage particulier de la langue car, il reconnaît volontiers avoir « promu l’énigme au rang d’une institution ».277

C’est peu dire que le verbe poétique senghorien affectionne une certaine opacité qui se traduit dans l’écriture par une parole équivoque. C’est d’ailleurs cette équivocité verbale qui se donne à voir lorsque Isabelle et Soukeïna affirment que les Alizées proviennent « des Rivières du Nord, de l’île où les jeunes filles se nourrissent de glace ».278 En effet, lorsque ces deux enfants évoquent « des rivières du Nord », l’impression qui se dégage est celle d’un déficit d’informations. Parce que, le nord en tant que point géographique est à la fois unique et variable dans la mesure où on peut parler du nord d’un état, d’une ville d’un quartier d’un continent. De ce fait, le sujet-lisant se demande si pour repérer les rivières dont il est ici question le nord doit être considéré dans sa dimension planétaire, ou simplement régionale.

Autrement dit, le sujet-lisant peut se faire plusieurs intelligences différentes de cette expression. Et chacune de ses interprétations orientera la figuration de l’univers diégétique dans une nouvelle perspective. Cette expression porte déjà en elle les germes d’une équivocité qui diversifiera les interprétations possibles à la fois du segment isolé ici et du poème-source.

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L’équivocité qui triomphe encore lorsque le poète parle « de l’île ou les jeunes filles se nourrissent de glace ». En effet, cette expression est volontairement évasive. Elle feint de fournir une indication précise sur un lieu, alors qu’en réalité elle ne livre que des généralités. Si le sujet-lisant accepte que quasiment toutes les jeunes filles du monde mangent des glaces, toutes les îles terrestres intègrent logiquement le champ désignatif de cette expression. De même, si le sujet-lisant entend cette expression comme indiquant un lieu où les filles ne mangent que de la glace pour vivre, alors on se retrouve en présence d’un lieu unique habité par des créatures mythiques. Dans les deux cas le poème ne donne aucune information complémentaire préférant se tenir dans un silence que le sujet-lisant comblera en se présentifiant les réalités passées sous silence. Cette présentification arbitraire et subjective instaure une variabilité des interprétations qui, à son tour, débouche sur une instabilité et une diversité des figurations de l’espace diégétique du poème senghorien. Toute chose conférant un caractère intermittent aux images que se fait le sujet-lisant pendant l’expérience de lecture.

En outre, la parole poétique senghorienne se charge d’équivocité en organisant son déploiement autour de la polysémie des mots. C’est précisément cela qui se donne à voir dans l’extrait suivant : « Les tempêtes suscitent les humeurs, le palais blanc s’ébranle dans ses assises de basalte/ L’on est long à dormir allongé sous la lampe sous la violette du cap ».279 En effet, la mention dans ce segment des « humeurs » et de la « violette du cap » confronte le sujet-lisant à un flou figuratif complet. Parce que, « humeurs » étant un terme générique ņ dont l’amplitude sémantique est davantage élargie par la marque du pluriel ņ, son intelligence laisse logiquement le sujet-lisant à un carrefour polysémique où il devra nécessairement faire un choix. Or ce choix inévitable n’est pas aisé à faire et rien n’indique au lecteur comment procéder. Par conséquent, pendant l’expérience de lecture, le sujet-lisant apparaît hésitant au centre de ce carrefour sémantique, les yeux tour à tour rivés sur une direction interprétative et sur une autre, sans avoir assez d’éléments pour choisir la plus légitime. De même, parlant de l’expression « la violette du cap », il apparaît qu’elle aussi fonde l’équivocité sémantique de ce segment en restreignant la fourniture des détails explicatifs. En effet, le cap étant un espace plus ou moins vaste, le lecteur ne peut éviter de se demander si la couleur violette ici mentionnée est celle du ciel, des eaux, de la terre ou

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alors de ces tous ces éléments vus simultanément. Suivant les réponses apportées à ces interrogations, la projection interne de l’univers diégétique pendant la lecture changera.

La parole poétique senghorienne fertilise donc en elle l’équivocité en cultivant l’économie des éléments clarifiants. C’est précisément dans cette perspective d’idées que s’inscrit l’obscurité recouvrant le segment suivant : « La saison s’est annoncée sur les toits aux vents violents du Sud-Ouest/ Tendue de tornades, pétrie de passion ».280 Parce que, lorsque le sujet-lisant rencontre cet extrait du poème, il a du mal à se projeter clairement en interne « La saison(…) pétrie de passions » dont parle le poète. Cela s’explique par le fait que les passions sont nombreuses et qu’en plus chacune d’elles a à son actif une tradition de querelles théoriques sources d’une véritable instabilité sémantique. Par conséquent la figuration que se fait le sujet-lisant de la saison ici décrite varie logiquement au gré des hypothèses formulées sur la nature précise des passions évoquées par le poète.

De même, c’est encore l’ombre fertile de l’équivocité qui recouvre l’expression vieillie

« m’amie » dans « J’aime ta lettre bleu, plus douce que l’hysope/ Et sa tendresse, qui me dit que tu es m’amie ».281 En effet, ce tour de langage a un héritage sémantique négativement connoté comme le témoigne, par exemple, l’usage qu’en fait madame Pernelle dans le

Tartuffe

282 de Molière. Certes, le sujet-lisant peut penser sans risques de se tromper que le poète ne l’utilise pas ici dans une perspective péjorative. Cependant, cela ne lui interdit pas de s’interroger sur l’objectif du poète en utilisant cette expression caractérisée par un héritage sémantique souillé alors que la langue française est riche de beaucoup d’autres, plus belles et donc aptes à appeler l’être-aimé. Il est vrai que l’esquisse de réponse peut s’orienter vers l’hypothèse d’une tentative d’ennoblissement sémantique comme cela s’est fait avec le terme

Nègre

ņ et le concept de

Négritude

. Mais, il n’en demeure pas moins que ces hésitations interprétatives rendent instables les projections de l’espace diégétique que se fait intérieurement le sujet-lisant pendant l’expérience de lecture du poème. L’usage de l’expression

« m’amie »

trouble donc la figuration que se fait le sujet-lisant des rapports entre

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le poète et sa

Dame

. Le passé avilissant de cette expression vient entacher l’usage noble qu’en fait Senghor au nom de l’amour profond et de l’affection qu’il a pour sa bien-aimée.

En outre, l’action fertilisante de l’équivocité dans l’apparition intermittente des images de la poésie senghorienne se donne à voir lorsque le poète dit : « Les reptiles mous ont rampé sous genoux ».283 En effet, à la lecture de ce segment le sujet-lisant a du mal identifier « Les reptiles mous » ici désignées au milieu de l’immense population constituant la classe des reptiles ņ serpent, lézard, crocodile, etc. Effectivement, tous les reptiles étant de type vertébré, aucun d’eux ne manifeste une quelconque mollesse. Cependant, le sujet-lisant peut penser que le poète fait allusion aux traces de ruissèlement des gouttes d’eaux de pluie sous ses genoux. Cette hypothèse n’épuise pas les interrogations multiples se construisant à la fois autour de la présence du nom générique « reptiles » ņ dont le caractère généralisant est exacerbé par la marque du pluriel ņ et par la cohabitation inhabituelle du nom « reptiles » avec l’adjectif « mou » ; un adjectif qui, loin de restreinte le champ d’investigation, l’élargit à des limites lointaines et inconnues. En fait, tout se passe comme si la mention du nom généralisant « reptiles » et de l’adjectif « mou » n’était qu’un artifice pour attirer l’attention du sujet-lisant et donc le détourner d’autre chose.

Ainsi, l’équivocité du dire-poétique senghorien fonde l’apparition intermittente des images que se fait le sujet-lisant pendant l’expérience de lecture dans la mesure où elle instaure un jeu de balancier entre plusieurs interprétations à la fois. La parole poétique de Senghor insère, dans son déploiement, des éléments installant le doute dans l’intelligence sémantique des mots et expressions utilisés. Chez Senghor, le sens de la parole poétique est toujours éloigné des sentiers sécurisés de l’unité logique. Cela s’explique par le fait que sur son dire-poétique plane une épaisse obscurité produite des carences de détails explicatifs, des formulations vagues et énigmatiques ainsi que des jeux constants sur la polysémie des mots. Il est donc impossible au sujet-lisant de se faire une intelligence précise de ce que nomme la parole poétique senghorienne dans la mesure où cette dernière est ordinairement distribuée entre différents pôles sémantiques et figuratifs. Des figurations qui n’apparaissent à la conscience imageante du sujet-lisant que par intermittence parce qu’elles se bousculent, s’annulent et fusionnent continuellement entre elles.

Mais si la part de l’équivocité dans l’apparition intermittente des images de la poésie senghorienne est établie, qu’en est-il de celle de l’élargissement des frontières spatio-temporelles lisible et/ou visible chez ce poète ? C’est précisément à cette interrogation que tentera de répondre le prochain mouvement analytique.

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