• Aucun résultat trouvé

Les mains sûres qui m’ont livré à la solitude à la haine

Dans le document The DART-Europe E-theses Portal (Page 148-151)

l’esclavage, la colonisation ņ subies par son peuple. Cette vision des choses est clairement déclinée en ces mots :

Seigneur, j’ai accepté votre froid blanc qui brûle plus que sel.

Voici que mon cœur fond comme neige sous le soleil.

J’oublie

Les mains blanches qui tirèrent les coups de fusils qui croulèrent les empires Les mains qui flagellèrent les esclaves, qui vous flagellèrent

Les mains blanches poudreuses qui vous giflèrent, les mains peintes poudrées qui

[m’ont giflé

Les mains sûres qui m’ont livré à la solitude à la haine

Les mains blanches qui abattirent la forêt de rôniers qui dominait l’Afrique […].

249

Il y a donc dans ce poème le spectacle d’une coexistence poreuse entre deux univers différents : celui des dieux et celui des humains. Cette perméabilité entre le Paris mesquin et le Paris saint ņ le Paris purifié ņ fait que les réalités constitutives de l’un se déversent systématiquement dans l’autre en un commerce continuel et réciproque. C’est pourquoi, les images que se fait le sujet-lisant pendant l’expérience de lecture oscillent toujours entre deux univers : elles relèvent simultanément, et dans les mêmes proportions, du monde des humains et de celui des esprits. Autrement dit, la figuration que se fait le sujet-lisant de l’univers diégétique de ce poème senghorien n’est jamais stable. Parce que, les apparaissants qui la composent n’ont pas de présence effective dans un monde précisément déterminé. Il y a des traces de leurs corps à la fois dans les univers physique et spirituel. Or, ils ne sont effectivement présents ni dans l’un ni dans l’autre car leur être-au-monde est toujours fragmenté, dispersé. De ce fait, ces apparaissants-de-phantasia ne s’offrent au voir proprement interne du sujet-lisant que de manière variable et discontinue.

C’est aussi cette irrégularité qui caractérise les images que se fait en interne le sujet-lisant lorsqu’il s’approche du poème intitulé « Luxembourg 1939 »250. Effectivement, la lecture de ce poème rend possible l’apparition d’une multitude d’images dont la présence discontinue au monde s’origine dans une spatialité essentiellement construite autour de la

présence

et de

Ϯϰϵ/ďŝĚ͕Ɖ͘Ϯϰ͘

ϮϱϬ>ĠŽƉŽůĚ^ĠĚĂƌ^E',KZ͕ͨ>ƵdžĞŵďŽƵƌŐϭϵϯϵ͕ͩŽƉ͘Đŝƚ͘Ɖ͘ϲϵ͘

̱ͳͷͲ̱

la

non-présence

. En d’autres mots, la lecture de ce texte rend possible le surgissement à la fois de réalités effectivement présentes et celui de corps totalement absents. En fait, les réalités absentes apparaissent sous l’évocation des réalités présentes dont elles constituent le fondement figuratif. Dans cette perspective, le tableau de Luxembourg fait dans ce poème ne montre pas qu’une ville en ruine, une ville en état de guerre où « On installe des canons pour protéger la retraite ruminante des sénateurs/ On creuse des tranchées sous le banc ».251

Il y a aussi sous les mots de ce poème les images du lieu paisible que le poète a connu pendant sa jeunesse avec « les fleurs de septembre et les cris halés des enfants qui défiaient l’hiver prochain ».252 De fait, deux visions de Luxembourg coexistent intimement dans ce poème de Senghor : dans l’une c’est un lieu paisible, dans l’autre il apparaît comme un espace infernal. Cependant, ces deux représentations sont tracées par un seul et unique geste verbal : celui qui nomme le vide et l’absence.

En disant l’absence ņ de ce qui était et qui n’est plus ņ, le verbe poétique senghorien la fait advenir dans la présence : non pas une présence effective, mais une quasi-présence.

Ainsi, lorsque le poème donne à voir un lieu dépourvu de vie, « Sans flâneurs sans eaux, sans bateaux sur les eaux, sans enfants sans fleurs »,253 le sujet-lisant aperçoit du coin de l’œil ce à quoi ressemblait le Luxembourg avant la description faite par le texte : un lieu vivant où les gens flânaient paisiblement au bord de l’eau en admirant le spectacle des bateaux ; un cadre rayonnant par la présence joyeuse des enfants et des fleurs. En fait toutes ces choses, que le poète ne voit plus et dont il nomme d’une voix nostalgique l’absence, accèdent à la présence pendant l’expérience de lecture. Les images des réalités absentes apparaissent donc au sujet-lisant avec la même intensité que celles des réalités présentes. Cela s’explique par le fait que le déploiement de la parole poétique senghorienne dans ce texte a renversé toutes les digues entre

présence

et

non-présence

. Par conséquent, lorsque le poète dit « Je ne reconnais plus ce Luxembourg, ces soldats qui montent la

Ϯϱϭ/ĚĞŵ͘

ϮϱϮ/ďŝĚĞŵ͘

Ϯϱϯ>ĠŽƉŽůĚ^ĠĚĂƌ^E',KZ͕ͨ>ƵdžĞŵďŽƵƌŐϭϵϯϵͩKƉ͘Đŝƚ͘Ɖ͘ϲϵ͘

̱ͳͷͳ̱

garde », « Ce Luxembourg où je ne reconnais plus ma jeunesse, les années fraîches comme des pelouses »,254le sujet-lisant arrive à se figurer simultanément le Luxembourg ņ présent ņ que le poète a sous les yeux et celui ņ absent ņ qu’il souhaite retrouver dans ses souvenirs de jeunesse. Cependant, ces deux visions du Luxembourg se bousculent continuellement dans la conscience imageante du sujet-lisant qui n’a, finalement, de l’univers diégétique du poème que des apparaissants-de-phantasia s’offrant de manière discontinue.

Ainsi, il apparaît que l’écriture de l’espace constitue l’une des origines de la discontinuité des images senghoriennes. Chez ce poète, un cadre spatial est toujours en relation intime avec d’autres.

Dans la poésie senghorienne, l’espace est en perpétuelle mutation car il est constitué de plusieurs lieux différents, ouverts les uns sur les autres. De ce fait, les réalités qui habitent l’espace diégétique des poèmes senghoriens n’ont de présence au monde que sous formes de traces dispersées. Par conséquent, les images de ces objets spatialement disséminées ne s’offrent à la conscience imageante du sujet-lisant que de manière discontinue. Cependant, au-delà de tout cela, n’est-il pas légitime de penser que cette discontinuité des images que se fait le sujet-lisant pendant l’expérience de lecture des poèmes de Senghor découle surtout d’une forme d’écriture de la discontinuité chez ce poète ? L’étude de figures de styles comme la syllepse, l’anacoluthe, etc. permettra d’étayer cette hypothèse.

Ϯϱϰ/ĚĞŵ͘

̱ͳͷʹ̱

(Fig. 1) Hans Erni. Terre promise d`Afrique.

Dans le document The DART-Europe E-theses Portal (Page 148-151)

Outline

Documents relatifs