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Symphonie en noir et or avec dix-sept lithographies originales de Hans Erni

Dans le document The DART-Europe E-theses Portal (Page 151-154)

(Fig. 1) Hans Erni. Terre promise d`Afrique.

Symphonie en noir et or avec dix-sept lithographies originales de Hans Erni.

(Lithographie, 1966)

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2.4. Des éléments d’une écriture de la discontinuité

Le caractère discontinu des images que se fait le sujet-lisant pendant l’expérience de lecture des poèmes senghoriens trouve aussi son origine dans leur style d’écriture même.

En effet, il y a dans ces poèmes un ensemble de figures rhétoriques dont l’enjeu fondamental est de troubler le sens même de la parole qui en fait usage. Ces figures construisant la discontinuité sémantique et figurative des poèmes de Senghor sont nombreuses. Cependant, pour la clarté de l’étude, seules la syllepse, l’anacoluthe, l’hyperbate et l’hypallage seront abordées dans cette articulation.

D’abord, il apparaît que le déploiement de la parole poétique senghorienne s’organise en de nombreux lieux autour de la syllepse. Il faut dire que le verbe poétique senghorien s’épanouit essentiellement à la frontière logique du sens et du non-sens ņ qui est non pas absence de sens, mais sens qui se cache. Il se déploie en des lieux où la langue parle de plusieurs voix, elle progresse en de multiples voies. Chez Senghor la langue se dédouble par le pouvoir polysémique des mots. Le dire poétique senghorien se construit à partir des mots, des expressions et des personnages qui sont déjà en eux-mêmes porteurs d’images diverses, de charges imaginales issues d’univers multiples. C’est ainsi que, la pagination d’un poème comme « Chaka », par exemple, permet au sujet-lisant de faire la rencontre d’une voix-personnage dont le nom « La Voix Blanche » attire tout de suite l’attention.

Effectivement, avant même de plonger au fond sémantique du discours de cette voix, le sujet-lisant cherche à en identifier l’origine. Il cherche le visage et le corps de cette « Voix Blanche », non seulement dans l’univers diégétique du poème, mais aussi dans le monde réel. Cette recherche, cependant, n’est pas du tout reposante. Parce qu’en cherchant l’origine concrète de « La Voix Blanche » le sujet-lisant rencontre en lui-même une pluralité de corps-images pouvant logiquement l’avoir enfantée. En effet, cette voix peut provenir des hommes blancs, c'est-à-dire de ces étrangers occidentaux que Chaka voit comme des ennemis envahisseurs. Cette perspective d’idées est d’ailleurs assez bien illustrée dans cette séquence où « La Voix blanche » accuse Chaka d’avoir « mobilisé le Sud contre les Blancs » ; et que ce dernier répond en ces mots : « Ah ! te voila Voix Blanche, voix partiale, voix endormeuse. / Tu es la voix des forts contre les faibles, la conscience des possédants de l’Outre-mer ».255

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Le sujet-lisant peut donc, comme Chaka, voir derrière « La Voix Blanche » des visages de Blancs. Mais cette intelligence des choses est vite tempérée lorsque, s’arrêtant un instant, le sujet-lisant découvre la syllepse dissimulée au fondement même du nom de ce personnage.

Une syllepse qui tout de suite s’active et pousse au front de la conscience imageante du lecteur l’autre objet-image dissimulé sous l’expression

voix blanche

c'est-à-dire celui de la

voix sans timbre.

Par conséquent, lui apparaît avec force et conviction la possibilité tout aussi légitime que cette « Voix Blanche », cette « voix sans timbre », soit celle des autres africains à savoir des Zoulous à l’égard desquels le fer de Chaka ņ chef-guerrier ņ était souvent d’une générosité mortelle. Autrement dit, cette voix silencieuse, qui dans le poème se nomme « La voix Blanche », est celle des Zoulous sans voix : ceux qui ne constituent pas le Chœur des louangeurs de Chaka. Elle n’est donc pas celle des Blancs envahisseurs, mais celle des noirs qui désapprouvent les actions de Chaka, retranchés dans les profondeurs sécurisées du silence. En un mot, la syllepse qui fonde le nom de ce personnage fait que les images qui lui sont attachées n’apparaissent au voir interne du sujet-lisant que de façon discontinue car un visage chassant constamment l’autre.

De même, c’est encore une syllepse qui se donne à voir lorsqu’évoluant au sein de l’univers poétique senghorien, le sujet-lisant tombe sur passage comme : « Que mouraient au loin les hommes comme aujourd’hui, que fraîche était, comme un limon, l’ombre des tamariniers ».256 Effectivement, le sujet-lisant peut avoir une double intelligence de ce passage suivant l’orientation sémantique du terme

limon

. D’abord, il peut entendre

limon

au

sens d’alluvion, c'est-à-dire comme un dépôt de terre ņ fait de sables et d’argiles ņ émergé, laissé par les eaux lorsqu’elles regagnent leur lit après en être sorties. Cependant,

limon

peut

aussi renvoyer au citron, non seulement le fruit, mais aussi l’arbre, le citronnier ņ

citrus limon

. Par conséquent, il est permis de penser que la syllepse construite autour du mot

limon

impose une double intelligence sémantique qui à son tour multiplie les perspectives figuratives possibles de ce segment poétique, toute chose inscrivant le mouvement des apparaissants durant l’expérience de lecture dans une discontinuité certaine.

Ensuite, l’écriture de la discontinuité dans la poésie senghorienne se construit avec les armes de l’anacoluthe. En effet, la parole poétique de Senghor peut parfois se faire haletante, tremblante. Elle peut se déployer par bribes diffus, par jets confus comme si elle était prise de convulsions et hoquets : c’est précisément le cas son « Élégie pour Martin Luther King ».

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En effet, dans ce poème où la plume trace dans l’émotion l’hommage que Senghor rend au Pasteur-Lutteur américain, le verbe se trouble et la parole devient obscure, incompréhensible. En fait, c’est parce qu’elle est contrainte à l’expression de l’inacceptable, la parole poétique se charge de la confusion et de l’incompréhension même qui caractérisent Senghor devant cette disparition violente et tragique. C’est précisément cette incompréhension qui se donne à voir lorsque le poète écrit : « Je sens qu’aujourd’hui, mon peuple je sens que / Quatre Avril tu es vaincu deux fois mort, quand Martin Luther King ».257 La désarticulation syntaxique de cette phrase est à l’image du profond désarroi qu’éprouve le poète. En fait, le malaise de Senghor contamine sa plume qui à son tour désarticule la langue française et la pousse aux frontières de l’erreur. Ce qui trouble le sens du poème en le nichant dans un espace d’indétermination d’où les images internes propres, à l’expérience de lecture, sortiront dotées d’un

être-au-monde

instable, c’est-à dire discontinu.

(Fig.2) Alfred Manessier - Élégie pour Martin Luther King

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