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(Fig.2) Alfred Manessier - Élégie pour Martin Luther King Panneau central du tryptique

Dans le document The DART-Europe E-theses Portal (Page 154-157)

En effet, dans ce poème où la plume trace dans l’émotion l’hommage que Senghor rend au Pasteur-Lutteur américain, le verbe se trouble et la parole devient obscure, incompréhensible. En fait, c’est parce qu’elle est contrainte à l’expression de l’inacceptable, la parole poétique se charge de la confusion et de l’incompréhension même qui caractérisent Senghor devant cette disparition violente et tragique. C’est précisément cette incompréhension qui se donne à voir lorsque le poète écrit : « Je sens qu’aujourd’hui, mon peuple je sens que / Quatre Avril tu es vaincu deux fois mort, quand Martin Luther King ».257 La désarticulation syntaxique de cette phrase est à l’image du profond désarroi qu’éprouve le poète. En fait, le malaise de Senghor contamine sa plume qui à son tour désarticule la langue française et la pousse aux frontières de l’erreur. Ce qui trouble le sens du poème en le nichant dans un espace d’indétermination d’où les images internes propres, à l’expérience de lecture, sortiront dotées d’un

être-au-monde

instable, c’est-à dire discontinu.

(Fig.2) Alfred Manessier - Élégie pour Martin Luther King Panneau central du tryptique

(Lithographie. 1976)

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L’écriture de la discontinuité dans les poèmes senghoriens peut aussi se construire autour de l’hyperbate. En effet, il arrive parfois que la parole de ce poète donne l’impression d’un dédoublement ainsi que l’illustre ce segment : « Cinquante chevaux seront ton escorte, tapis de haute laine et de mille pas/ Et des jeunes gens à livrée d’espoir ».258 Dans cette phrase, l’articulation mentionnant les jeunes apparaît comme le rallongement d’une phrase qui paraissait logiquement achevée. Mais cet achèvement est vite remis en cause par la réactivation soudaine de la parole dont le mouvement progressif ajoute des jeunes gens à l’escorte. C’est un peu comme si, sous l’impulsion d’une énergie surgissant du fond du poète, ses pensées étaient rattrapées par son expression. Il y a donc clairement ici une deuxième voix ou encore une seconde articulation de la même voix qui réorganise l’intelligence sémantique de cet extrait poétique sur un fondement dialectique.

Cette dialectique sémantique impacte logiquement l’entreprise figurative qui en découle pendant l’expérience de lecture.

De même, l’écriture de la discontinuité dans la poésie senghorienne trouve son fondement dans la ruine des liens logiques entre structures syntaxiques et sémantiques orchestrée par l’hypallage. Effectivement, lorsque le dire poétique senghorien se déploie, la relation logique entre sens et référence se trouble, non seulement au sein du signe linguistique en lui-même, mais aussi dans son rapport avec d’autres composants linguistiques. Le poète en donne lui-même une illustration particulièrement convaincante lorsqu’il déclare : « Je ressuscite la caravane des ânes et dromadaires dans l’odeur du mil et du riz/ Dans la scintillation des glaces, dans le tintement des visages et des cloches d’argent. »,259 ou encore, lorsqu’il promet : « Et tout le jour assis à l’ombre de tes cils, près de la Fontaine Fimla / Fidèle, je paîtrai les mugissements blonds de tes troupeaux ».260 Dans des segments poétiques comme ceux-ci, le sujet-lisant peut percevoir les transferts qualitatifs qui s’effectuent dans l’univers tracé par les mots de la poésie senghorienne. Plus exactement, cette inversion des propriétés, entre d’une part les visages et les cloches et, d’autre part la

Dame

et le bovin, entraine une confusion figurative dans la mesure où la logique perceptive des cinq sens est profondément éprouvée voir simplement annulée.

Ainsi, lorsque le sujet-lisant se laisse aller à se figurer le tintement des visages, celui réel de cloches se fait aussi entendre comme pour rétablir la vérité sensorielle. Cependant

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ce rétablissement est vain et précaire. Puisque, très vite, l’objet-image construit par le tintement des visages revient à l’assaut de la consciente imageante du sujet lisant dont il prend le pouvoir, avant d’être en à son tour chassé par le retour

re-conquérant

de la

« vérité » des sens. De même, si le sujet-lisant tente d’entendre intérieurement les mugissements blonds, ceux véritables de bovins retentissent comme pour rétablir la logique de la réalité. Mais, là encore, c’est une entreprise vaine qui sera réduite à néant par le retour des apparaissants-de-phantasia ayant pour noyau les

mugissements-blonds

. La

lecture de ces extraits permet donc l’émergence de heurts sémantiques et figuratifs entre l’univers qui doit exister logiquement et celui qui existe poétiquement. C’est précisément ce conflit entre les univers poétique et réel qui conduit à une apparition discontinue des images que se fait en interne le sujet-lisant pendant l’expérience de lecture de ce poème.

Finalement, il est permis de dire que dans son déploiement la parole poétique senghorienne structure déjà la discontinuité des images qui apparaîtront au sujet-lisant pendant l’expérience de lecture. Dans la poésie de Senghor les mots et les expressions constituent des carrefours sémantiques et figuratifs qui abritent et façonnent avec la même énergie des univers d’images totalement opposés. Cette perspective d’idées s’explique en partie par l’affection que manifeste le poète à l’égard des figures rhétoriques comme la syllepse, l’anacoluthe, l’hyperbate et l’hypallage qui sont non seulement nombreuses dans ses poèmes mais aussi et surtout profondément signifiantes.

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Il apparaît que la discontinuité des images que se projette en interne le sujet-lisant pendant la lecture des poèmes de Senghor s’explique, non seulement par l’ambivalence des mots et expressions fondant la pluralité sémantique et figurative de la parole poétique senghorienne, mais aussi, par la style d’écriture de ce poète où des figures de rhétorique comme la syllepse, l’anacoluthe, l’hyperbate et l’hypallage façonnent simultanément des univers totalement opposés. De même, l’apparition irrégulière des images de la poésie senghorienne s’origine à la fois dans les mutations continuelles de la temporalité au sein de l’univers diégétique senghorien et dans le fait que, chez ce poète, un cadre spatial est toujours déjà ouvert sur d’autres cadres plus ou moins éloignés. Cette porosité spatio-temporelle fait que les réalités évoquées dans les poèmes senghoriens ont toujours une corporéité dispersée dans plusieurs univers et ne s’offrent donc à la conscience imageante du lecteur que de manière discontinue.

Ainsi, les images que se fait intérieurement le sujet-lisant devant ces poèmes sont des apparaissants-de-phantasia. De ce fait, ils se caractérisent aussi par une certaine intermittence.

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Dans le document The DART-Europe E-theses Portal (Page 154-157)

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