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Et la rentrée des classes, les visages venus d’où qui s’ouvraient Et ceux qui arrivaient de France, comme des pommes rouges ceux qui

Dans le document The DART-Europe E-theses Portal (Page 160-164)

Cependant, cette vision des choses est vite nuancée voir contrariée par le surgissement de l’expression « les visages venus d’où » nichée dans la phrase :

Et la rentrée des classes, les visages venus d’où qui s’ouvraient Et ceux qui arrivaient de France, comme des pommes rouges ceux qui [tombaient de Kaolack, fruits lourds du rônier -Velours des peaux noirs, pétales des peaux roses !

266

Plus exactement, lorsque le poète fait mention des

« visages venus d’où »,

toutes les informations livrées dans cet extrait s’enlisent dans l’ambigüité. En effet, sans même tenir compte de l’originalité de sa forme, cette expression ne pointe que l’inconnaissabilité du lieu sur lequel elle est pourtant censée instruire le sujet-lisant. Mieux, elle active comme une tension douteuse sur l’existence véritable de ce lieu dont la présence réelle au monde est pourtant attestée par l’effectivité des visages qui en proviennent. C’est un peu comme si cette expression affirmait l’existence effective de ce lieu tout en la niant. Le but de cette manœuvre d’écriture est de donner au tableau du métissage tracé dans ces lignes une plus grande dimension.

En d’autres mots, le poète aspire à ce que le sujet-lisant perçoive l’infinité de la grandeur du métissage dont il parle. Pourtant, s’il est aisé au sujet-lisant de se projeter en voir proprement interne l’étendue du métissage issu de la coexistence entre les originaires de France et ceux de Kaolack, il lui est encore plus difficile de se figurer ce même métissage lorsque s’ajoutent aux premiers cités « les visages » anonymes de « ceux venus d’où ». En fait, ces visages aux origines inconnues donnent au tableau de la mixité peint ici, une dimension quasi mystique. Effectivement, considérant la porosité entre le monde des Esprits et celui des Hommes dans l’univers senghorien, le sujet-lisant est tenté de localiser l’origine de ces visages anonymes dans le monde des Esprits.

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Autrement dit, le sujet-lisant peut légitimement se figurer la présence discrète des

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au sein du groupe constitué par le poète enfant et ses camarades d’école. La mention de ces visages d’origines inconnues vient donc troubler la représentation de l’univers de mixité que se fait en interne le sujet-lisant. Parce que la figuration de l’univers diégétique de ce poème senghorien diffère totalement selon que le sujet-lisant la construise avec « ces visages venus d’où » et/ou sans eux. En fait l’ignorance ņ feinte ? ņ au sujet de l’origine de ces visages fait naître une multitude de représentations possibles de l’univers diégétique. Ainsi, du fait qu’elles s’annulent mutuellement et cela sans cesse, toutes ces possibilités figuratives n’apparaissent que par intermittence à la conscience imageante du sujet-lisant.

De même, c’est encore cette ignorance simulée qui apparaît comme fondement de la figuration intermittente de l’univers diégétique lorsqu’annonçant la venue des Alizés, Isabelle et Soukeïna déclarent : « Comme des anges, ils arrivent des Canaries, mais ils partirent des Açores, de je ne sais quelle île encore ».267

En effet, y a dans cet extrait comme une peur chez Senghor de briser un éventuel tabou en nommant explicitement certains lieux où les Alizés ont pris naissance. Ici, le poème renvoie aux forces de l’univers tout entier dont l’être humain non initié ne se représente pas clairement les jalons, il pointe l’idée de l’infinitude du monde. Ainsi lorsque Senghor parle « de je ne sais quelle île encore », le sujet-lisant a tout de suite l’impression d’être en présence d’une ignorance feinte. Parce qu’il constate qu’après avoir pourtant clairement nommé des lieux tels que

les Canaries

et

les Açores

, le poète renonce brusquement à donner les autres noms. Cette rétention d’informations pique donc au vif l’imagination du sujet-lisant qui s’ébranle d’une hypothèse figurative à une autre. Toute chose donnant aux projections qu’il se fait en interne une variabilité et une présence au monde par intermittence.

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Cependant, l’écriture de l’intermittence chez Senghor ne s’organise pas qu’autour des silences toponymiques : elle se construit aussi sur des espèces de jeux sémantiques. C’est précisément dans cette perspective que s’inscrit l’expression « toi seule absente ma présente » qui se donne à lire dans « Absente absente, toi seule absente ma présente ma Sopé ».268 Effectivement, l’intelligence de cette tournure apporte un vent de confusion dans la vision que le sujet-lisant a des rapports entre le poète et sa bien-aimée. Parce que, dans

« ma présente » s’invite inopinément un soupçon de chosification de l’être aimée qui cesse d’être un individu à part entière pour devenir la

propriété

du poète. Ce soupçon de chosification est d’ailleurs conforté dans une certaine mesure à la lecture de l’expression « vide le gynécée » que le sujet-lisant peut apercevoir dans « Je tourne autour de quelle absence ? Vastes les stalles et vide le gynécée comme laisse de mer »269.

En effet, le

gynécée

est ce lieu qui, dans la Grèce antique, était affecté aux femmes dans l’arrière de l’habitation. Là-bas, elles se consacraient à des tâches ménagères ou à diriger l’exécution de celles-ci. Autrement dit, le gynécée est le symbole le plus fort de la marginalisation des femmes dans la Grèce Antique. Aussi, lorsque les yeux du poète y cherchent sa bien-aimée, l’image que s’en fait le sujet-lisant est celle d’une épouse reléguée au rang de simple servante. Certes, cette considération honteuse de la femme est totalement opposée aux idées du poète. Cependant, il n’en demeure pas moins que l’héritage sémantique de ce mot trouble la figuration du texte en offrant, par intermittence, des visions différentes de la relation unissant le poète et sa

Sopé

.

Finalement, l’écriture de la fluctuation fonde l’intermittence des images de la poésie senghoriennes grâce aux affirmations déniantes et à l’ignorance feinte qui fertilisent différentes hypothèses figuratives. Mais qu’en est-il de la localisation de l’univers diégétique des poèmes senghoriens entre mythe et réalité ?

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3.2. Un univers diégétique logé entre mythe et réalité

L’une des raisons expliquant l’apparition intermittente des images de la poésie senghoriennes est la double dimension mythique et réelle caractérisant l’univers diégétique des poèmes senghoriens. En effet, la lecture de ces textes donne au sujet-lisant l’impression d’évoluer dans un monde construit aux frontières entre le sacré et le profane, entre monde des êtres humains et celui des dieux. Le monde tracé par les mots de la poésie senghorienne est partagé par les humains et les esprits. C’est un univers à la fois immatériel et matériel, irréel et réel. Senghor confronte le sujet-lisant à un cadre spatio-temporel dans lequel réalité et irréalité se côtoient intimement et s’annulent mutuellement ; un lieu où les contraires se réinvitent les uns à la force des autres. Le monde peint par les poèmes de Senghor est donc renversé et renversant. C’est un univers qui surprend systématiquement le sujet-lisant grâce à une tension constante entre mythe et réalité ; une tension aux modalités fondatrices multiples et variées.

D’abord, la tension entre mythe et réalité dans l’univers diégétique senghorien se construit sur la présence des indicibles. C'est-à-dire de ces lieux inaccessibles à la parole humaine, de ces cadres interdits au dire-profane. En effet, lorsque dans son déploiement, la parole poétique senghorienne rencontre ces lieux, elle devient laconique, elle se vide, se tait. Cela s’explique dans la mesure où non seulement ces lieux indicibles précédent la parole humaine, mais encore ils la dépassent. Par conséquent, les mots du poète ne peuvent nommer ces espaces où la parole ne fait la preuve de ses limites qu’en se taisant. C’est d’ailleurs l’ombre d’un de ces lieux innommables qui se donne à voir dans l’extrait suivant :

Perdu dans l’Océan Pacifique, j’aborde l’île Heureuse- mon cœur est toujours en errance, la mer illimitée. /Les requins ont des ailes blanches d’archanges, les serpents distillent l’extase, et les cailloux…/ Des femmes qui sont femmes, des femmes qui sont fruits, et point de noyau : des femmes-sésames.

270

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À la lecture de ce segment, le sujet-lisant a l’impression que le poète tait volontairement la localisation précise du lieu dont il parle, comme pour ne pas briser un éventuel tabou. En fait, Senghor semble bien connaître ce lieu qu’il s’empresse pourtant de situer vaguement et laconiquement en le perdant dans l’immensité du plus grand des océans.

Par conséquent, cette démarche amplifie le mystère autour du lieu décrit qui se charge donc d’une dimension mythique ņ au regard des êtres surnaturels tels que des « Requins » aux « ailes blancs d’archanges », des « serpents » sources « d’extases » et des « femmes-sésame » qui y habitent ņ tout en restant réelle, car localisable ņ certes confusément ņ dans l’Océan Pacifique. Plus exactement, la non-localisation du lieu décrit dans cet extrait trouble la conscience imageante du sujet-lisant dans la mesure où ce dernier connaît l’immensité des compétences du poète en matière de géographie. En effet, le sujet lisant a vu Senghor localiser l’univers interne de ses poèmes dans des lieux divers et variés comme

« le Niger le Congo et le Zambèze, l’Amazone et le Ganges » 271; il l’a entendu parler des

« murs ardents de Chicago », des « murs ardents de Gomorrhe », du « feu sur Moscou ».272 Mieux encore, le sujet-lisant a vu le poète livrer avec précision des informations météorologiques liées à plusieurs cadres géographiques différents en ces mots :

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